Les analyses de Sami Naïr

Où va l’Europe ?

mardi 21 décembre 2010   |   Sami Naïr
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Après la Grèce, l’Irlande. Après, probablement le Portugal ; après : eh bien, on ne sait pas, mais ce qui est sûr, c’est que plusieurs pays sont menacés par les marchés. L’Espagne est déjà dans leur collimateur. Mais, sauf le respect que l’on doit aux autres, l’Espagne, ce n’est pas la même chose. C’est la quatrième économie de l’Europe (12 % du PIB européen), et c’est un poids lourd de la politique européenne. L’endettement de l’Espagne est en effet trois fois supérieur à celui de la Grèce ; son déficit tourne depuis deux ans autour de 10 % du PIB ; le chômage, qui affecte toutes les tranches d’âge, se situe de fait au-dessus des 20 %. Si l’Espagne fait appel au Fonds européen de stabilité financière, cela ouvrirait également et inévitablement la voie à des actions spéculatives contre l’Italie et la France, et signifierait un tournant majeur pour l’Europe.

Le paradoxe, c’est que la stratégie européenne de sortie de la crise mondiale - dérégulation des marchés de l’emploi, déflation salariale, chômage structurel, restrictions budgétaires, privatisations massives - rend plus voraces encore les marchés, qui veulent désormais tout, et trouvent qu’on en fait jamais assez. Cette stratégie, fondamentalement récessive, provoque légitimement une montée des revendications sociales et politiques. Et elle entraîne des interrogations que les opinions publiques commencent déjà à émettre spontanément.

Joseph Stieglitz, prix Nobel d’économie, formule sans ambages cet état d’esprit : « Pour Athènes, Madrid ou Lisbonne, se posera sérieusement la question de savoir s’ils ont intérêt à poursuivre le plan d’austérité imposé par le FMI et par Bruxelles, ou, au contraire, à redevenir maîtres de leur politique monétaire » (Le Monde, 23-24 mai 2010). On n’en est pas encore là mais, si l’on ne change pas les règles du jeu, l’éclatement de la zone euro deviendra une hypothèse sérieuse.

Il est en effet clair que l’on ne pourra résoudre cette crise seulement par des mesures restrictives visant les populations les plus exposées (classes moyennes et populaires) et moins encore par des mesures techniques contraignantes comme celles soutenues par l’Allemagne et la France pour activer le fonds de sauvetage. Le président de la Bundesbank allemande, Axel Weber, a laissé entendre, lors d’une récente visite à Paris, que les 750 milliards d’euros devraient être de toute façon augmentés si l’Espagne faisait appel au Fonds européen de stabilité financière.

Voilà qui n’a pas dû faire plaisir au ministre allemand des finances, Wolfgang Schaüble, qui, dans une interview au Spiegel (8 novembre 2010) avait défini en deux étapes, avec un couteau tranchant pour ceux qui ne les respecteraient pas, les lignes rouges de cette aide : durant la phase critique, prolongation de vie des crédits et, si cela ne suffit pas, les investisseurs privés devront accepter une « moins-value » de leurs prêts en échange de garanties pour le reste. Cela revient à agiter la cape rouge devant les investisseurs privés !

Ils ont immédiatement réagi en mettant à genoux l’Irlande et en encerclant le Portugal, avant de désigner la Belgique et l’Espagne. Dans combien de temps passeront-ils à l’attaque ? L’écart de confiance qu’ils accordent aux différents pays de la zone euro est déjà intenable : l’Allemagne trouve acheteurs de ses bons en moyenne à 2,7% quand l’Espagne les négocie dans le meilleur des cas autour de 5% et le Portugal à 6,7% ! Les pays endettés empruntent donc à des taux de plus en plus prohibitifs et, s’ils parviennent à gagner parfois des points, c’est seulement parce que la Banque centrale européenne (BCE) rachète des bons, ce qui ne saurait durer longtemps.

En réalité, on assiste à une véritable guerre des marchés contre les Etats. Dés le début de la crise, j’avais souligné - « La victoire des marchés financiers », El Pais, 8 mai 2010 - que les marchés allaient tester la capacité de résistance des Etats et des mouvements sociaux, et que, dans le cas d’une faiblesse avérée des Européens à définir une stratégie progressiste commune face à la crise, les investisseurs allaient pousser leur avantage en attaquant frontalement les Etats les plus fragiles. Objectifs : déréguler plus encore les marchés internes et exiger davantage de privatisations.

C’est très exactement ce qui se passe aujourd’hui ! Ce que nous avons désormais sous nos yeux, c’est une nouvelle contre-révolution sociale thatchéro- reaganienne. La question est de savoir si les sociétés européennes vont l’accepter. Or, dans ce bras de fer, le statut de l’euro est un test décisif : sera-t-il enfin mis au service de la promotion d’un modèle social soutenable ou deviendra-t-il le vecteur de la destruction des restes du Welfare-State européen ?

Le problème n’est plus économique pour l’Europe, il est désormais politique. Si les mesures techniques prises n’arrivent pas à résoudre les difficultés des pays européens, verra-t-on l’éclatement de la zone euro prévu par Stieglitz ? Et quelle forme revêtira-t-il ? Une zone euro réduite à six, sans l’Espagne ? Une zone fondée sur le découplage entre monnaie unique pour le couple franco-allemand et quelques autres et une monnaie commune pour le reste ? Un retour aux monnaies nationales ? Et dans ce cas, que deviendra le marché unique ?

Bien sûr, on entend tous les jours des responsables politiques affirmer que ces hypothèses sont impensables : mais est-on sûr qu’ils contrôlent les flux monétaires ? Ne se sont-ils pas soumis à l’unisson aux diktats de la Bourse ? Tout peut arriver.

En réalité, c’est l’avenir du projet européen qui est en jeu. Les règles de fonctionnement de l’euro prévues par le traité de Lisbonne entrent de plus en plus en contradiction flagrante avec les divergences de développement des divers pays de la zone. Aucun gouvernement n’ose apparemment remettre en cause les dogmes qui fondent le Pacte de stabilité, même si personne ne les respecte désormais. Or, si l’on veut sauver l’euro, il faut flexibiliser ces règles. Et peut-être même les changer. 

Il est vital de mettre en place une coordination forte des politiques économiques européennes, même si l’Allemagne, tutrice de la Banque centrale, ne veut pas entendre parler d’un « gouvernement économique ». Là est le cœur de la bataille pour la survie de la zone euro, et non dans les seules mesures coercitives prévues par l’accord adopté le 28 octobre à Bruxelles.

Pour relancer l’Europe, cette coordination devra affronter au moins quatre grands chantiers :

  1. une protection de l’espace monétaire européen en régulant effectivement, comme cela à d’ailleurs été prévu par la réunion de l’UE le 18 mai 2010, les Fonds d’’investissement alternatifs et surtout les instruments ultraspéculatifs (hedge funds, private equity, CDS). Cela suppose une explication sérieuse avec Londres pour mettre fin à la politique déstabilisatrice de la City, principale place spéculative mondiale ;
  2. une mutualisation des dettes publiques européennes par la création d’obligations européennes pour les pays endettés qui auraient fait appel au fonds de sauvetage. L’Allemagne doit accepter, pour éviter d’accroître la défiance des marchés, que l’activation du mécanisme de sauvetage soit, à des conditions précises, mécanique et non négociable à chaque fois, comme c’est le cas maintenant ;
  3. la mise en œuvre d’un emprunt pour financer une grande politique publique européenne de croissance, de création d’emplois et de recherche-innovation, ce qui suppose une réforme des statuts de la BCE ;
  4. une harmonisation fiscale de la zone euro soutenue par un renforcement des fonds de cohésion pour les pays en difficulté.

Ces mesures auraient un prodigieux effet d’entraînement ; elles feraient réfléchir les investisseurs ; elles créeraient un choc psychologique salvateur pour mobiliser les peuples européens. En réalité, le choix est simple :

  • ou bien l’Europe sortira de cette crise renforcée et capable d’affronter la nouvelle géopolitique de l’économie mondiale en opposant aux marchés un intérêt général européen basé sur des stratégies coopératives entre les nations européennes ;
  • ou bien, embourbée dans ses égoïsmes nationaux, elle finira par éclater en flammèches mourantes. Elle aura alors mérité son sort.




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