Du 2 au 4 juin a eu lieu la rencontre annuelle du Left Forum à New York. Il s’agit d’un processus animé par des universitaires de gauche (professeurs et étudiants) qui prend la forme d’ateliers, de plénières et de débats, selon un agenda déterminé par les participants eux-mêmes. Le programme était très riche (372 sessions !) et il a attiré environ 2 000 personnes, en grande majorité des États-Unis, avec une participation notable du Canada et du Québec.
La tornade
Évidemment, dans le contexte actuel, une grande partie des débats a porté sur le phénomène Trump. Depuis son intronisation, le milliardaire a pris tout le monde par surprise, accumulant frasques et grossièretés. Sur le fond cependant, il essaie d’être « loyal » (si ce qualificatif peut lui être associé) aux thèmes de l’extrême-droite républicaine en promettant le « nettoyage » de l’État. Il a en effet annoncé que les budgets dévolus à la santé, à l’éducation et à la protection sociale seraient amputés de 1 000 milliards de dollars. Environ 50 % des personnes qui ont eu accès à l’assurance-santé sous l’administration Obama vont perdre leur protection.
À l’inverse, c’est l’extase du côté de l’armée : 603 milliards de dollars de crédits supplémentaires pour 2018, soit une augmentation de 9 % par rapport à 2017. Sur les grands dossiers, c’est la même tendance, comme, par exemple, sur les questions d’environnement. Ce programme est tellement radical qu’une partie de la bourgeoisie s’en inquiète, même si elle applaudit les baisses d’impôts (de 35 à 15 %). Une bonne partie de Wall Street et de la Silicon Valley – les deux grands pôles du capitalisme états-unien – craint la déstabilisation qu’entraînerait une profonde dislocation sociale. Ces secteurs s’inquiètent aussi de l’abandon de tous les engagements pris par Barack Obama dans les accords de Paris en conclusion de la COP21.
Retour des vieux démons
Ce virage de Trump s’est accompagné d’une transformation du dispositif idéologique. En traitant les Mexicains de voleurs et de violeurs, le président a ressuscité des blessures jamais refermées d’une société qui, à l’origine, s’est construite sur le racisme : contre les Autochtones d’abord, puis contre les esclaves dont les descendants – les Afro-Américains – sont actuellement 35 millions. Aujourd’hui, les Latinos sont devenus la nouvelle cible, même s’ils sont indispensables au capitalisme sauvage qui sévit dans l’agriculture et le BTP, et où les « illégaux » vivent dans la pauvreté et l’exclusion. Les expulsions ont commencé à frapper des milliers de personnes, dont un grand nombre résident aux États-Unis depuis des années. En Floride et en Californie - royaumes de l’agro-business -, les immigrants, « légaux » comme « illégaux », vivent terrés chez eux, s’en remettant à la sollicitude de leurs employeurs qui, souvent, veulent les garder.
Parallèlement, on observe la montée de groupes qui n’ont plus peur de s’afficher et d’agresser non seulement des immigrants, mais ceux et celles qui manifestent contre Trump. Des réseaux plus larges, tels ceux associés au Tea Party (plus ou moins un tiers des membres du Parti républicain), disent que les États-Unis doivent redevenir un pays essentiellement blanc et chrétien. Fait à noter, ce virage remet en question les droits conquis par les femmes en matière de procréation à l’issue de longues batailles, et qui sont aujourd’hui menacés dans un grand nombre d’États.
Un Empire déclinant
Donald Trump a surpris beaucoup de gens en attaquant ses alliés subalternes – les membres de l’Union européenne, le Mexique, le Canada – tout en dénigrant l’OTAN et l’ALENA. Il entendait ainsi conforter ses électeurs qui pensent que les États-Unis se sont fait « avoir » avec la mondialisation. Ce retour à l’unilatéralisme et au protectionnisme tombe mal pour un Empire déclinant, aux prises avec la concurrence féroce des pays émergents, et ce dans un système globalisé où les capitaux, y compris les capitaux américains, sont transnationalisés. On comprend que cela déconcerte les grands opérateurs économiques, d’autant que, au-delà de déclarations bling-bling sans lendemain, Trump ne semble pas avoir la moindre idée sur la manière de gérer la situation.
Sur un autre registre, Trump est également incapable de réparer les pots cassés au Moyen-Orient et en Asie centrale. Jusqu’à ce jour, ses gesticulations n’ont pas vraiment affaibli ses adversaires, en premier lieu l’Iran et la Russie qui étendent leur influence en Syrie, en Irak et ailleurs. Entre-temps, les pétromonarchies du Golfe sont empêtrées dans leurs propres crises avec une entité monstrueuse appelée Arabie Saoudite qui est derrière les dérives djihadistes, tout en appuyant les États-Unis et Israël et en perpétrant un véritable génocide au Yémen.
La gestion erratique de ces conflits par Washington est intiment liée à la nécessité d’entretenir, surtout à domicile, l’idée d’une « menace terroriste » qui sert de prétexte en or pour accentuer la militarisation de la société et les atteintes aux droits. En Amérique latine, traditionnel pré carré de l’Empire, les États-Unis ne semblent pas en mesure de rattraper les reculs qu’ils ont subis depuis le tournant du siècle, y compris dans les pays où la droite est revenue au pouvoir, comme le Brésil et l’Argentine, où les rapports économiques et commerciaux avec l’Europe et la Chine dépassent d’assez loin les liens traditionnels avec le grand voisin du Nord. Au total, on constate que l’influence et les capacités d’intervention des États-Unis dans le monde sont à la baisse presque partout.
Une impasse politique en sursis
Pour le moment, les Républicains qui dominent la Chambre des représentants, le Sénat et la majorité des pouvoirs législatifs des États, ont peur de trop contester le président, tout en s’inquiétant des conséquences potentielles de la dérive actuelle sur les élections de mi-mandat à l’automne 2018, notamment au Sénat où la majorité républicaine est ténue.
Ils essaient de faire le dos rond devant la succession de scandales, de démissions forcées et de reculs imposés à Trump. Mais leur politique devient de plus en plus ambiguë, au point où certains s’interrogent ouvertement sur la santé mentale du président !
Le défi est encore plus grand du côté des Démocrates. La défaite de Hillary Clinton a révélé les fractures d’un parti qui a abandonné ses héritages rooseveltiens et keynésiens pour courtiser les « gagnants » de la mondialisation néolibérale. Une partie importante de sa clientèle traditionnelle s’est éloignée. Pendant sa campagne électorale désastreuse, Hillary Clinton ne s’est jamais adressées aux couches populaires et moyennes affectées par une dislocation de la société qui s’est aggravée sous le règne démocrate d’Obama et, auparavant, sous celui de son mari Bill.
On voit bien que ce parti qui s’appuyait traditionnellement sur le mouvement syndical, les communautés afro-américaines et les intellectuels est en perte de vitesse. Au point que l’on se demande où iront les 14 millions d’électeurs qui ont appuyé Bernard Sanders lors des primaires démocrates, et dont certains se sont abstenus en novembre dernier. Malgré les sévères critiques qui lui sont adressées par les médias intellectuels comme The Nation et The New York Review of Books, Hilary Clinton reste au cœur du dispositif visant à maintenir le Parti démocrate sous la coupe des élites économiques.
Mobilisations fragmentées
Depuis janvier dernier, les mobilisations contre Trump n’ont pas cessé, à commencer par la grande manifestation des femmes à Washington (500 000 personnes). Le 29 avril, 200 000 personnes ont marché pour l’environnement. Le 1er mai, des dizaines de milliers de citoyens sont descendus dans la rue pour s’opposer aux menaces contre les immigrants, et des dizaines de villes se sont déclarées « zones sanctuaires ». Des scientifiques et des universitaires se sont mis en mouvement contre le climat de censure et d’intolérance qui se développe sous l’influence de l’extrême-droite chrétienne.
Il y a cependant quelques grands « absents » dans le mouvement anti-Trump. La grande centrale syndicale AFL-CIO reste en retrait, alors que plusieurs de ses syndicats affiliés appuient Trump pour ses grands projets de rénovation des infrastructures. Parallèlement, les organisations afro-américaines demeurent attentistes, en partie parce que leur leadership reste sous l’influence du couple Clinton. L’objectif reste d’affaiblir Trump via les scandales qui l’éclaboussent (comme les liens entre son entourage et la Russie) et de viser l’élection de 2018 sans « débordement » populaire.
Un regain encore timide à gauche
Dans ce contexte assez lourd, on assiste à des tentatives visant à remettre sur pied un projet de gauche, non pas comme un ensemble fragmenté et disparate de « causes », mais dans le cadre d’une perspective politique large. Sur cette question, la gauche américaine a toujours été divisée entre ceux qui pensaient construire un projet progressiste au sein du Parti démocrate, et les autres qui espéraient bâtir une convergence progressiste autonome. En réalité, le débat n’a jamais été tranché et, en fin de compte, la gauche est restée divisée. Mais aujourd’hui, certains éléments peuvent laisser penser qu’un changement est possible. La débâcle du Parti démocrate décrite plus haut est un facteur. Le danger que représente la grande transformation imaginée par les Républicains et Trump est un autre.
Il y a aussi des processus internes. Les mobilisations de ces dernières années, y compris celle du mouvement Occupy en 2012 et 2013, et plus récemment celles des Afro-Américains (Black Lives Matter) et d’autres ont révélé la faiblesse des initiatives dispersées qui ne permettent pas de repenser le politique et l’action politique. La tâche est extrêmement difficile aux Etats-Unis en raison du dispositif réactionnaire mis en place autour des deux grands partis. Ici et là, on entend dire qu’il faut réessayer…
De nouvelles initiatives
C’est, entre autres, l’idée des Democratic Socialists of America (DSA), héritiers de la tradition social-démocrate et qui, depuis quelques temps, connaissent un afflux de jeunes écologistes, étudiants, syndicalistes progressistes et féministes. L’idée de la convergence fait également son chemin dans la nébuleuse de l’extrême-gauche, traditionnellement répartie entre plusieurs micro-partis, et où, le sentiment d’urgence aidant, on cherche à créer diverses alliances inédites, notamment au niveau municipal. Finalement, quand on prend en compte des mouvements sociaux dynamiques, l’ancienne gauche démocrate qui évolue vers les DSA, et les militantes de gauche actifs ici et là, c’est une force considérable qui émerge. Il est cependant encore trop tôt pour dire si une grande alliance arc-en-ciel pourra se développer.
Péril en la demeure
Les États-Unis se trouvent aujourd’hui dans une situation fragile, mais quelquefois difficile à percevoir, puisqu’ils restent LA superpuissance (l’ « hyperpuissance », comme le disait Hubert Védrine). Ils continuent de disposer d’une indéniable supériorité militaire, qui leur permet d’intervenir partout, même si les résultats sur le terrain (comme on l’a vu en Afghanistan et en Irak) sont plus que mitigés.
Cette supériorité est également manifeste dans les hautes technologies qui se concentrent dans la Silicon Valley, même si la Chine, l’Inde et d’autres États comblent rapidement leur retard dans ce domaine. Verre à moitié plein, verre à moitié vide, l’Empire américain demeure, mais le déclin est bien palpable, comme l’avaient perçu, il y a déjà 20 ans, les néoconservateurs américains, qui avaient pris le pouvoir avec George W. Bush en 2001. A ce moment, pensaient-ils, la relance de la « guerre sans fin » permettrait aux États-Unis de perpétuer leur domination et de faire du vingt-et-unième siècle un « siècle américain ». Cet objectif n’a pas été atteint, mais, avec Trump, les éléments sont réunis pour une nouvelle tentative. S’il survit politiquement, il pourra être tenté de faire oublier ses problèmes intérieurs par une fuite en avant dans de nouvelles aventures guerrières. Cela n’annonce rien de bon.