Certains médias français [1] s’interrogent sur le sens de la décision du gouvernement de Silvio Berlusconi de déployer 3 000 soldats dans plusieurs villes du pays. Nouvelle facétie communicationnelle ? Tour de vis sécuritaire ? Selon les propos du ministre de l’intérieur, Roberto Maroni (dirigeant de la xénophobe Ligue du Nord), cette décision vise à « donner aux citoyens le sentiment d’être en sécurité » [2]. En réalité, elle s’inscrit dans un projet politique bien plus général et inquiétant. Selon l’hebdomadaire Carta [3], le gouvernement Berlusconi, allié aux forces post-fascistes italiennes [4], a changé de nature par rapport à celui que le Cavaliere présidait en 2001, et il serait sur le point de mener une « guerre éclair » contre la société italienne. Pour Pierluigi Sullo, directeur de l’hebdomadaire, ce gouvernement « n’incarne pas la farce féroce d’un néolibéralisme « fun », comme il voulait se présenter en 2001. Il est pire que cela, bien pire. Nous n’avons pas encore commencé à comprendre sa véritable nature » [5].
L’analyse mérite qu’on s’y arrête. La situation italienne se distingue, en effet, par une double évolution politique riche d’enseignements pour le reste de l’Europe, en particulier pour la France. Tout d’abord, le champ politique vient de connaître une mutation profonde : la disparition de la scène institutionnelle de la gauche “de gauche” de parti et, au-delà, le dépérissement des modes historiques d’organisation du mouvement ouvrier des 19è et 20è siècles, et donc des anciennes formes de rapports sociaux.
Dans le même temps, s’installe durablement un bipartisme fondé sur un consensus idéologique libéral qui réduit la vie démocratique de manière quantitative - diminution du nombre d’acteurs sur le champ politique au profit de constitution de blocs englobants - et qualitative : rétrécissement des options politiques et idéologiques offertes aux citoyens.
Comme en France, cette standardisation néolibérale se traduit par l’avènement idéologique et électoral d’une droite bien singulière quant à ses formes d’expression et à son programme politique, économique et sociale.
Identifier le paquet de mesures prises cet été par des « décrets d’urgence » permet de mesurer l’ampleur du phénomène, le rôle du Parlement s’étant limité à ratifier les décisions de l’exécutif :
Sur le plan budgétaire et fiscal, le ministre de l’économie, Giulio Tremonti, a élaboré un plan triennal 2009-2011 visant la refonte des dépenses publiques. Celui-ci prévoit une baisse tous azimuts des budgets de l’Etat dans la santé, le système de retraites, l’environnement (réactivation du choix nucléaire), l’éducation, le financement de l’échelon local, etc., au profit de l’augmentation de la participation du secteur privé. Avant l’hypothétique arrivée d’un repreneur, le sauvetage de la compagnie aérienne Alitalia, lui, est momentanément assuré grâce à des coupes claires dans les budgets de la sécurité routière, de la culture, de l’assurance chômage, des plans de reforestation, etc. Dans le même temps, le plan Tremonti accorde de nouveaux privilèges fiscaux aux catégories sociales les plus aisées : abattements divers, facilitation de l’évasion fiscale pour les entreprises, etc.
Sur le plan social, le décret 112 est une ode à la “flexibilité” définie et promue par l’Union européenne (UE) : casse du contrat à durée indéterminée comme norme d’emploi, augmentation de la durée de travail effective des salariés, renforcement du droit des entreprises de licencier sans indemnités, complication et limitation des possibilités de recours pour les salariés devant la justice, etc.
En matière de sécurité, quatre décrets permettent aux forces armées d’intervenir directement :
- dans le domaine de la sécurité civile (surveillance des lieux publics, aéroports, gares, participation aux patrouilles de police, etc.) ;
- dans le cadre de la mise en œuvre de « l’état d’urgence en matière d’immigration » décrété le 25 juillet en pleine campagne anti-roms. Cet état d’urgence prévoit la relance des politiques de quotas (qui reviennent à confier au patronat italien la gestion directe des cartes de séjour dans le pays), le renforcement des politiques de reconduite aux frontières, la pénalisation du statut de « clandestin » (environ un million de personnes concernées), et l’augmentation du délai de rétention des immigrés clandestins à 18 mois ;
- A Naples, dans le dossier très médiatique des déchets.
En matière d’éducation, c’est une baisse des financements publics de 1,3 milliard d’euros en cinq ans qui est prévue. Le gouvernement compte la compenser en facilitant l’entrée en force de fondations privées dans les universités.
En matière de droit à l’information, il a été décidé de réduire de moitié la contribution publique au secteur de l’édition, renforçant ainsi l’hyper-concentration du secteur médiatique italien. De nombreuses publications et journaux d’information et d’opinion ne pourront survivre à cette décision.
Rhétorique économique patriotique (Alitalia et critiques de la Banque centrale européenne) ; ouverture d’un marché de l’éducation ; mobilisation du secteur patronal ; stigmatisation de la figure de l’immigré ; renforcement de la libéralisation du travail et de la mise en concurrence des travailleurs ; enrichissement des catégories les plus aisées ; encadrement idéologique et soumission de la population aux logiques privées et de compétitivité ( médias et éducation) ; recours test au tout-sécuritaire ( armée dans l’espace public) : tels sont les axes d’un nouveau type de régime politique national. Ce mélange de néo-bonapartisme politique et social puise dans les registres de la personnalisation de l’exercice du pouvoir, de l’autoritarisme, de la répression et de la réaction, ainsi que du nationalisme libéral économique intégré au cadre de fonctionnement de l’Union européenne et au capitalisme mondialisé.
Sur ce dernier point, il convient de mentionner une autre proposition, tout à fait symptomatique, du ministre Tremonti [6] faite le 6 juillet à la veille du Conseil Ecofin (réunion des ministres de l’économie et des finances de l’UE) dans le cadre d’un discours virulent contre la spéculation financière (s’appuyant sur des déclarations du pape Benoît XVI), le « globalisme » et l’invasion des marchandises chinoises : la création d’une taxe sur les superprofits des géants pétroliers, des banques et des assurances, désormais appelée taxe Robin (des Bois) dans les médias italiens. Le gouvernement récupère ainsi, sur le mode démagogique et au nom d’une prétendue défense du peuple contre les excès des marchés, la référence symbolique à la taxe Tobin promue par le mouvement altermondialiste contre le capitalisme financier et pour le financement du développement. Silvio Berlusconi, dont on voit bien à travers son programme réel à quel point il se soucie des intérêts des catégories populaires, fait ainsi diversion et pratique, de manière structurelle et avec la collaboration d’un énorme appareil médiatique, la politique de l’effet d’annonce.
Ce régime est singulier. Il emprunte au néolibéralisme ses logiques de soumission de la société aux impératifs de l’économie et des marchés, et au patriotisme conservateur un discours de type nationaliste censé flatter et rassurer les classes moyennes et la petite bourgeoisie. Il impulse également une forte mobilisation sécuritaire des institutions de l’Etat qui doit permettre, le cas échéant, le contrôle de la société et d’éventuels débordements sociaux [7]. Enfin, par une « communication d’Etat privée » rendue possible par la main mise de Silvio Berlusconi sur les médias, il développe une « privatisation de l’espace public » [8]afin de mieux le contrôler et le manipuler.
Dans un contexte de ralentissement économique [9] et d’explosion des inégalités sociales - amplifiés par l’onde de choc de la triple crise financière, énergétique, et alimentaire mondiale – l’offensive berlusconienne pourrait témoigner d’une évolution plus générale des formes du néolibéralisme en Europe : plus national, plus intimement géré par un Etat aux tendances répressives, et conduit par un exécutif fort, dans le cadre d’une “démocratie limitée” [10]. Cela à l’heure où le capitalisme malade ampute - pour la première fois depuis des décennies - les gains de plusieurs fractions des classes dominantes et dirigeantes nationales [11], et où il sécrète toujours plus de pauvreté, de mécontentements sociaux, de remises en cause intellectuelles, de concurrence entre les salariés, les travailleurs pauvres et les exclus du travail, etc.
Recomposition/reconfiguration de bourgeoisies nationales ou d’intérêts de classes bourgeois nationaux dans le cours de la mondialisation ? Il serait aventureux de tirer des conclusions trop hâtives. Néanmoins, ce type de pouvoir, dont on voit les convergences avec le sarkozysme (destruction du droit du travail et de la protection sociale, politiques d’enrichissement des catégories aisées, politiques sécuritaires, etc.) et les politiques de l’Union européenne, confirme que, tout en approfondissant le cours marchand et destructeur de la mondialisation, les élites européennes ne se situent plus dans les perspectives des années 1990 et du début des années 2000. Elles n’appliqueront plus tout à fait le même néolibéralisme, ni de la même manière.
Il faut remonter aux années 1930 pour trouver une référence historique soutenant la comparaison avec l’ampleur de la crise actuelle du capitalisme. Il ne serait pas sérieux de voir dans l’émergence du “sarkoberlusconisme” la répétition de la montée du néo-fascisme en Europe. Pour autant, ce phénomène est significatif d’une nouvelle tendance autoritaire au sein d’élites européennes aux prises avec un modèle en crise auquel elles n’ont pas d’alternatives à opposer du fait de sa faillite économique, financière, sociale et morale.
Le régime « sarkoberlusconiste » confirme aussi, malgré lui, l’urgente nécessité d’organiser une riposte politique et sociale progressiste et démocratique qui peut s’appuyer sur la crise de ce modèle néolibéral. Celle-ci est désormais patente, au point de diviser les classes dominantes. Une nouvelle situation historique s’ouvre.