Initiatives

Refonder l’altermondialisme

vendredi 2 mai 2008   |   Jacques Nikonoff
Lecture .

Je vais commencer d’abord par enfoncer une porte ouverte en rappelant que ce qui compte dans le conflit séculaire entre le travail et le capital est évidemment à tout moment le renforcement des forces du travail, qu’il y ait ou non mondialisation et néo-libéralisme. Ce sont des choses qui s’ajoutent simplement, mais qui ne changent pas cette opposition séculaire entre le travail et le capital.

À mon avis, ce qui a été appelé le mouvement altermondialiste ne se situe pas assez clairement dans ce clivage essentiel. Il y a là matière à réfléchir. Ce flou explique certainement la phase de recul dans laquelle se trouve actuellement le mouvement altermondialiste. On avait observé une stagnation, un plafond, un palier qui s’était probablement ouvert au moment du forum social européen de Londres en 2003, en particulier avec l’introduction du communautarisme. Il semble que l’on ait reculé depuis. Je ne sais pas si l’on peut en tirer la conclusion que le mouvement altermondialiste a perdu ses forces propulsives ou si ce recul n’est que provisoire, momentané, et que les choses vont repartir de l’avant. En tout cas, c’est de mon point de vue la survie du mouvement altermondialiste qui est posée depuis un certain temps et à laquelle il faut répondre.

Il est donc temps de mettre fin à un certain aveuglement et de regarder les choses en face, comme nous le faisons depuis ce matin. C’est à la fois la stratégie et les structures du mouvement altermondialiste qui doivent être revues de fond en comble et soumises à la critique et à la proposition.

Dans le domaine de la stratégie, cinq actions devraient être engagées. Nous ne pouvons faire que les évoquer puisque nous n’avons pas le temps d’entrer dans le détail.

Premièrement, analyser correctement le rapport des forces internationales, qui implique d’évaluer convenablement les forces de l’adversaire et ses propres forces. Or, quand on entend dire à l’intérieur du mouvement altermondialiste que le néo-libéralisme recule, c’est une appréciation contestable qui nécessite vraiment d’être soumise au fait et à la discussion. Nous n’avons pas le temps d’approfondir, mais je ne suis pas d’accord avec cette analyse. Le néo-libéralisme conserve la mainmise sur les esprits, notamment à travers le lobbying environnemental. Nous sommes encore très loin d’avoir réussi ce que Gramci appelle « l’hégémonie intellectuelle et culturelle », qui était l’ambition du mouvement altermondialiste.

Ensuite, quand on entend dire que l’un des succès du mouvement altermondialiste est d’avoir délégitimé les grandes institutions internationales, c’est contestable. Certes, ces institutions se sont mises elles-mêmes dans l’embarras par leur propre action ou inaction, et il faut le reconnaître : les efforts que nous avons faits et les explications que nous avons données ont contribué à affaiblir ces institutions. Cependant, cet affaiblissement ne se fait pas sur des bases claires. Faut-il par exemple sortir de l’OMC, du Fonds Monétaire International, de la Banque mondiale ? On ne pose pas cette question dans le mouvement altermondialiste. On n’oriente pas les luttes dans cette perspective, on ne sait pas très bien ce qu’il faut faire avec l’OMC, le FMI et la Banque mondiale.

Le Venezuela a pris des décisions radicales en la matière. Elles ne font pas l’objet d’une étude approfondie, en tout cas suffisamment approfondie dans les cinq mouvements altermondialistes. Autre élément : on n’intègre pas habituellement l’Union Européenne dans ces institutions internationales, comme si elle était ailleurs et qu’elle était à part. Or, l’Union Européenne n’est que la construction du libéralisme à l’européenne, nous l’avons dit. Il y a là un problème de fond qui est posé, en tout cas pour les mouvements altermondialistes à l’échelle européenne.

Deuxième point, il faut démarrer une production théorique. Il existe une contradiction entre d’un côté avoir la prétention, certainement juste, d’ériger le mouvement altermondialiste en nouveau mouvement d’émancipation du XXIe siècle, et ne pas avoir la théorie de ce mouvement d’émancipation. Tous les mouvements d’émancipation ont eu leur théorie : le socialisme avec le keynésianisme pendant une période sur le plan économique, le mouvement communiste, et au-delà du mouvement communiste, le marxisme, et les conservateurs aujourd’hui avec les écoles néo-libérales. Si l’on veut être un mouvement d’émancipation, il faut une théorie de l’émancipation. Or, nous n’avons pas le moindre commencement de travail engagé.

D’ailleurs, nous pouvons nous poser la question : est-ce possible compte tenu de la très grande diversité du mouvement altermondialiste ? Finalement, qu’est-ce qu’un travail théorique si ce n’est mettre de la cohérence, de la globalité et de l’homogénéité dans les analyses, les réflexions et les pratiques ? Cette homogénéité n’est-elle pas rejetée par cette hétérogénéité qui fonde le mouvement altermondialiste lui-même ?

Troisième point, il faut renoncer à la production idéologique et intellectuelle, c’est-à-dire le combat quotidien contre le néo-libéralisme et les idées néo-libérales. C’est le combat pied à pied face auquel finalement le mouvement altermondialiste a pris du retard. Je prends deux exemples parmi les quelques grands sujets de la dernière période : la question environnementale et la question de la crise financière. Sur ces deux éléments majeurs, il n’y a eu de travail ni théorique ni idéologique, c’est-à-dire une explication et un décryptage de ce qui se passait, et une définition de perspectives. Une sorte d’écrasement intellectuel s’est opéré dans le mouvement altermondialiste.

Cette production intellectuelle stagne. Elle est peu nombreuse, de qualité inégale, souvent faite de slogans, trop abstraite, peu compréhensible, et rarement présentée sous l’angle des possibilités pratiques et concrètes qu’un gouvernement pourrait opérer, parce qu’une alternative est à la fois une perspective de lutte et une proposition institutionnelle. Il faut que quelque chose change dans le droit, dans la loi, dans les institutions, dans les mécanismes, pour que la proposition prenne corps. Or, on en reste bien souvent à des abstractions.

Quatrièmement, oser lever les tabous du mouvement altermondialiste, qui sont nombreux. On ne peut pas remplacer le capitalisme par le néo-libéralisme. La propriété, la souveraineté nationale, le libre-échange, la laïcité, la question européenne, le pouvoir et la politique, l’État et les médias sont des sujets sur lesquels un tabou s’est imposé au sein du mouvement altermondialiste. Globalement, on ne peut pas parler tranquillement de ces questions.

Mon cinquièmement est à propos de la refonte de la stratégie du mouvement altermondialiste : il faut construire des alliances, et non des convergences, sur quelques propositions. Sven donnait l’exemple de la Norvège, qui est tout à fait significatif. Il faut abandonner cette notion sans contenu de convergence. Elle n’a pas de contenu, elle n’est pas dynamique. Elle revient finalement à l’idée du « côte à côte », et non du « tous ensemble ». Et puis, il faut abandonner également la notion associée à la convergence, qui est le consensus. Le consensus, c’est le refus du débat, l’impossibilité d’aller au bout des discussions, de reconnaître l’état des positions des uns et des autres, et de faire un compromis. C’est pour cette raison qu’il faut remplacer le consensus par le compromis, qui résulte de la discussion des problèmes de fond entre organisations responsables qui reconnaissent des points d’accord et des points de désaccord, et qui cherchent à se rassembler sur des points d’accord, et donc à parvenir à ce compromis sur quelques points majeurs, mais pas avec les mêmes acteurs. Il faut évidemment la nuée d’associations que l’on trouve dans le mouvement altermondialiste, le mouvement syndical, mais aussi les partis politiques et les gouvernements qui le souhaitent. Le mouvement altermondialiste ne peut pas se situer en dehors du clivage entre le travail et le capital. Quand des États à l’échelle planétaire sont engagés dans cette confrontation contre le capitalisme, contre la domination des États-Unis, ce sont des points d’appui pour le mouvement social et les forces du travail.

Je termine donc sous forme de conclusion de manière très abrégée, après avoir évoqué quelques point sur la refonte de la stratégie du mouvement altermondialiste : il faut refonder ses structures et son organisation. Trois idées :

Démocratiser le mouvement altermondialiste : oui, on assiste à des manifestations d’intolérance, de sectarisme. Il faut que les choses s’améliorent radicalement, parce que l’on fait fuir les gens. On le voit dans les rassemblements, où il y a aujourd’hui moins de gens qu’il n’y en avait.

Deuxièmement, il faut réinstaller le forum social mondial une fois par an au même moment que Davos, parce que l’on a dilué le message du forum social mondial. Certes, on critique les globe-trotters, mais on peut très bien limiter les frais de déplacement et concentrer le forum social mondial en un endroit, à chaque fois différent, et nous appuyer sur les forces locales. Il faut un évènement planétaire pour s’opposer à chaque fois à Davos. On voit aujourd’hui que l’on a libéré la place pour Davos dans les médias, et le mouvement altermondialiste a été dilué. C’est une erreur d’avoir fait cela.

Troisièmement, il faut relancer les forums sociaux locaux. Quand je parlais de recul du mouvement altermondialiste, j’avais à l’esprit notamment les forums sociaux locaux. On a connu il y a quelques années une prolifération tout à fait passionnante de forums sociaux locaux. Il y en avait partout. Il n’y en a plus un aujourd’hui, ou quasiment. Il faut en analyser le pourquoi. On le sait, mais on n’a pas le temps d’en discuter. Encore faudrait-il que l’on accepte la discussion et que l’on reconnaisse cet échec. En fait, c’est la preuve que le mouvement altermondialiste, en tout cas en France, n’a aucune prise sur la population. C’est bien dans le cadre des forums sociaux locaux que l’on peut faire la démonstration de la prise que l’on peut avoir sur la population. Or, sur ce point, échec, silence : on continue comme s’il ne se passait rien.





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