Illustrant une nouvelle fois la difficulté, sinon l’impossibilité de toute prévision dans les sciences sociales, les actuels événements en Ukraine donnent le sentiment que l’Histoire va un peu trop vite pour les observateurs. Les retournements les plus surprenants peuvent rapidement rendre caduques des analyses plus ou moins péremptoires, et l’information fiable du jour menace de devenir pure illusion ou manipulation le lendemain.
C’est ce dont viennent de faire l’expérience nombre de commentateurs occidentaux. Beaucoup d’entre eux s’extasiaient en effet sur la liberté retrouvée d’une Ukraine enfin débarrassée, comme par magie, de la corruption et des restes du totalitarisme par le départ forcé du président Ianoukovitch, élu en 2010. Et cela au moment même où, dans d’obscures conditions, se mettait en place un gouvernement de choc composé de technocrates et d’ultra-nationalistes dont l’idéologie dérive du nazisme [1].
Loin d’apporter la paix, valeur fondatrice de l’Europe, l’arrivée de ce nouveau pouvoir révolutionnaire contribuait en quelques jours à accentuer les tensions au sein d’un pays objectivement divisé [2]. Elle semblait même favoriser l’entrée dans une nouvelle logique de guerre froide avec la Russie, qui tirait profit de la situation au nom de la défense des populations russophones, notamment en Crimée [3].
La nouvelle équipe gouvernementale de Kiev, idéologiquement inédite, va du néolibéralisme technocratique des dirigeants modérés au post-nazisme des ministres issus de Svoboda [4], en passant par le pragmatisme des oligarques [5]. Elle a rapidement annoncé la mise en œuvre des mêmes sacrifices que ceux infligés aujourd’hui au peuple grec [6]. Comme le dit le nouveau premier ministre, le banquier central Arseni Iatseniouk, « le chômage progresse à un rythme galopant, ainsi que la fuite des investissements. Nous n’avons pas d’autre solution que de prendre des mesures impopulaires, dont la réduction des programmes sociaux et des subventions, la réduction des dépenses » [7].
Voici donc une révolution populaire qui annonce sans fard des lendemains qui déchantent. Le FMI s’est d’ailleurs félicité de rencontrer des autorités aussi bien disposées. Quant à l’Union européenne (UE), soudainement généreuse, elle promet désormais à l’Ukraine une aide de 11 milliards d’euros en deux ans, assortie de la signature de l’accord d’association à l’origine de la révolte populaire de décembre [8].
La comparaison avec les politiques d’austérité au sein de l’UE fait oublier que les conditions de départ sont encore beaucoup plus difficiles en Ukraine qu’elles ne le sont en Grèce : le PIB réel par habitant (au change courant), d’un montant de 3 861,7 dollars en 2013, y est plus de quatre fois inférieur à celui de la Russie (14 973,5 dollars) et cinq fois moins élevé que celui de la Grèce (21 617,4 dollars) [9]. Le déficit commercial est abyssal, la monnaie s’effondre, au point que la banque centrale a dû limiter les retraits d’argent.
La crise politique en cours accroît encore les incertitudes sur l’avenir de l’économie et de la société. C’est dans un pays exsangue, après 22 ans de transition démocratique post-soviétique [10], que se joue aujourd’hui à grande échelle la nouvelle étape de la vague mondiale de déstabilisation sociale postérieure à la Grande Récession de 2009 [11]. Cette nouvelle étape présente plusieurs traits inattendus.
Le premier ressemble à ce que Michel Dobry, sociologue politique, appelle la « régression vers les habitus » dans un ouvrage classique sur les crises politiques [12] : dans tout contexte de crise, des réflexes « primaires », inculqués depuis longtemps par la socialisation, refont surface. Ils déterminent alors les discours et les perceptions des acteurs face à une réalité qu’ils leur permettent de croire maîtriser. Le plus visible aujourd’hui, et le plus surprenant sans doute par son intensité, est le retour rapide dans l’espace public des représentations combattantes héritées de la guerre froide [13].
En Europe et aux Etats-Unis, elles opposent l’Ouest démocratique, libre et moderne, avec ses deux représentants dirigeants que sont les Etats-Unis et l’UE, à un Est despotique, totalitaire et corrompu, illustré par la Russie (et bien sûr, en arrière-plan, la Chine). Réactivé dans le contexte ukrainien par de nombreux acteurs et commentateurs, le système d’opposition mythico-idéologique ainsi mobilisé contribue à dissimuler les enjeux sociaux et politiques concrets derrière une grande fresque géopolitique hollywoodienne. Ce récit mobilise les acteurs sur le terrain, et peut-être surtout au-delà, en leur donnant le sentiment de participer à distance à une nouvelle page de l’Histoire [14].
Il est vrai que les systèmes d’information n’ont jamais cessé d’être étroitement liés à des stratégies étatiques nationales et de diffuser, de façon plus ou moins consciente, les propagandes des Etats, en particulier lorsqu’elles avaient un contenu idéologique clair, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. La guerre froide a exacerbé cette tendance à la mobilisation idéologique de masse, de part et d’autre du « rideau de fer » [15].
La situation ukrainienne, à l’intersection - donc au point névralgique, - de l’espace européen et du monde russe, est particulièrement propice à un brutal retour de ce refoulé historique. Dans le récit dominant en Europe, la Russie est redevenue l’URSS, et les pays situés sur son flanc ouest sont menacés de « basculer » dans sa sphère de domination impériale. A l’opposé, toute avancée occidentale est perçue par beaucoup de Russes comme une menace directement portée par l’agressivité et la présence tentaculaire de l’OTAN.
Le deuxième élément nouveau - et relativement inédit - est la configuration des forces qui sous-tend le processus de changement politique en Ukraine. En effet, le changement en cours, en tout cas à Kiev et dans l’Ouest de l’Ukraine, repose sur plusieurs dynamiques sociales entremêlées : un mouvement populaire prenant racine dans des groupes précarisés par la crise économique, et diverses fractions des classes moyennes ; l’ascension rapide, dans un jeu parlementaire troublé, de réformateurs néolibéraux soutenus par les Etats-Unis et l’Union européenne ; les stratégies de reproduction des oligarques, sorte de patrons paternalistes garants de la stabilité, y compris à l’est ; la montée en puissance parallèle des activistes radicaux d’extrême-droite qui ancrent le changement dans le nationalisme et attisent les réflexes anti-russes et anti-soviétiques.
Cette conjonction inédite autorise toutes les projections imaginaires. Les démocrates européens peuvent se reconnaître dans une vision idéalisée de l’UE, celle des libéraux, qui ne mobilise plus guère les foules à Paris, Londres ou Berlin, et prêter ainsi à « EuroMaïdan », et au gouvernement qui en est issu, les valeurs universelles de démocratie, de solidarité et de tolérance qu’ils lui associent spontanément.
A l’opposé, la présence évidente des mouvements d’extrême-droite dans le mouvement, jusqu’au sein même du nouveau gouvernement, devient invisible et négligeable à leurs yeux [16]. Elle est au contraire omniprésente pour les observateurs russes et pour tous ceux qui sont un peu moins sensibles à l’aura du drapeau bleu étoilé. Les uns comme les autres ne voient pas que le nouveau pouvoir se situe en fait dans une continuité certaine avec les gouvernements de la période de transition post-soviétique : clairement néolibéral par son idéologie économique, il est porté par des technocrates et des acteurs à fort capital économique - les oligarques - qui cherchent avant tout à maintenir leurs rentes et leurs réseaux de corruption, fût-ce au prix d’une crise sociale encore bien plus intense, et de menaces de partition de plus en plus tangibles.
Cette conjonction typiquement post-soviétique ne peut surprendre les spécialistes des configurations politiques depuis les années 1990 dans les pays d’Europe centrale et orientale [17]. Mais la nouveauté du processus, liée à la crise de 2008 et ses suites, est que l’espoir européen est à l’image d’une omnipotence américaine de plus en plus incertaine, déclinante et fragilisée pour des raisons structurelles. L’Europe en crise est synonyme d’austérité, d’une démocratie malade, dominée par la finance, et représentée par des « experts » économiques porteurs, en guise de projet de société, de plans d’ajustement structurel et de démantèlement des acquis sociaux, même dans les pays où ils étaient notoirement insuffisants.
Dès lors, on peut se risquer à inverser la proposition mille fois entendue selon laquelle l’Union européenne est l’avenir de l’Ukraine, et se demander si l’Ukraine n’est pas, à l’opposé, le nouveau laboratoire des futurs chocs politiques et sociaux pour l’ensemble de l’Europe.