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Une défaite à l’envers ?

mardi 12 octobre 2010   |   Renaud Lambert
Lecture .

Le Venezuela serait-il le pays du monde à l’envers ?

Le 26 septembre 2010, le Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV)  [1] – créé à l’initiative du président Hugo Chávez – remportait une élection législative avec 60% des sièges à l’Assemblée nationale. Dans les jours qui suivirent, le Financial Times (Londres), le Wall Street Journal (New York), El País(Madrid) et bien d’autres estimèrent, en chœur, que M. Chávez venait d’essuyer… un « revers », cependant que le think tanklibertarien américain Cato Institute se félicitait d’une « grande défaite » pour le « régime » vénézuélien.

Une grille de lecture paradoxale ? Pas quand il s’agit du Venezuela.

En 2002, un coup d’Etat renverse M. Chávez  [2], pourtant élu démocratiquement. L’ordre constitutionnel est rompu, l’Assemblée nationale dissoute, le patron des patrons, M. Pedro Carmona, prend la tête du pays. L’Institut international républicain (IRI) – une organisation liée au Parti républicain – en déduit que« les Vénézuéliens se sont mobilisés pour défendre la démocratie ».

Ramené au pouvoir par la population et les forces armées demeurées loyales, au bout de 48 heures, le même président se plie, deux ans plus tard, à une procédure de référendum révocatoire. Il l’emporte avec près de 59,10 % des voix. L’éditorialiste du PointJean-François Revel conclut que M. Chávez est un « dictateur » qui a « étranglé la démocratie » (17 mars 2005).

Depuis son arrivée au pouvoir, en 1999, le président vénézuélien a remporté treize des quatorze scrutins qui se sont déroulés dans le pays. Conséquence ? The Economist s’inquiète de la possibilité d’une « dérive de plus en plus rapide vers la dictature ».

Voici pour le monde à l’envers. Rien n’interdit, toutefois, de lire les choses autrement.

Le 26 septembre 2010, les Vénézuéliens étaient appelés à renouveler l’Assemblée nationale, unique chambre du pouvoir législatif vénézuélien  [3]. Le PSUV obtient 98 sièges sur un total de 165, contre 65 pour la très hétéroclite Coordination de l’union démocratique (MUD) [4], qui rassemble l’opposition, et deux pour le parti Patrie pour tous (PPT), indépendant. Si l’on exclut le vote de 2005 (auquel l’opposition, qui cherchait à le délégitimer, avait choisi de ne pas participer  [5], c’est la première fois, dans l’histoire du Venezuela, qu’un seul parti s’octroie une part aussi importante des sièges à l’Assemblée. On a connu « revers » plus cinglant.

Non seulement aucune critique n’a été émise quant à la régularité du scrutin, mais l’opposition confirme sa stratégie de retour dans le « jeu démocratique », initiée lors des élections régionales de 2008. Regrettant son erreur de 2005, elle a choisi de prendre part à la consultation, propulsant ainsi la démocratie au rang des grands vainqueurs de dimanche dernier.

Ce « retour à la normale » explique en partie un taux de participation particulièrement élevé (66,45 %), qui contraste avec l’atonie qu’avait suscité le « boycott » de 2005 – seul un quart de la population avait estimé nécessaire de se déplacer à l’époque. Mieux, il conduit l’organisation patronale Fedecámaras – fer de lance du coup d’Etat de 2002 – à ne plus jurer que par la défense de« la démocratie ». Ironie, la voici désormais qui exhorte les institutions à respecter « la volonté du peuple », un retournement dont on aurait tort de ne pas se réjouir.

Organe fondamental du système démocratique vénézuélien, l’Assemblée nationale désigne les magistrats du Tribunal suprême de justice (TSJ), les recteurs du Conseil national électoral (CNE), les membres du « Pouvoir citoyen » (défenseur du peuple, contrôleur général de la République, procureur général de la République). Elle supervise, par ailleurs, le pouvoir exécutif.

Le scrutin législatif vénézuélien repose, d’une part, sur un scrutin majoritaire  [6] par circonscription basé sur le principe de « personnalisation des suffrages » qui réparti cent dix sièges ; de l’autre, sur un scrutin proportionnel par liste et par Etat qui en attribue cinquante-deux. Trois sièges reviennent par ailleurs aux représentants indigènes du pays. Il est indéniable qu’un tel dispositif – complexe – tend à favoriser le parti qui remporte le plus de voix : c’est même sa vocation, dans l’optique de faciliter la « gouvernabilité » d’un pays où les partis politiques sont nombreux. Le scrutin législatif de septembre 2010 en rassembla plus de 180.

Inévitablement, des disparités apparaissent entre les suffrages obtenus par les partis à l’échelle nationale et le nombre de sièges qui leur sont alloués à l’Assemblée. Critiquable, le scrutin majoritaire soulève des interrogations dans tous les pays où il est utilisé. Au Royaume-Uni, par exemple, où, comme le rappelle Tony Wood, de la New Left Review, le Parti travailliste de M. Anthony Blair obtint plus de la majorité des sièges du Parlement avec un quart des suffrages en 2001, et moins encore en 2005. Il est rare toutefois que la presse en conclue que les autorités du pays « cuisinent » le système électoral de façon à doter le pouvoir d’un « gilet pare-balles » contre son opposition. C’est pourtant ce qui fit El País au sujet du Venezuela, le 28 septembre dernier.

Dans cette même édition, le quotidien espagnol affirmait, en « Une », que « le parti du président Hugo Chávez [avait] récolté moins de votes que la coalition de l’opposition », reprenant alors à son compte un calcul de la MUD qui s’attribua très tôt 52 % des suffrages. L’information était fausse : les candidats du PSUV ont rassemblé 5 399 574 voix contre 5 312 293 pour l’opposition, soit 46,23 % des suffrages exprimés contre 45,48 %.

On peut comprendre la frustration des représentants de la MUD à voir le PSUV emporter 60 % des sièges de l’Assemblée nationale avec 46 % des suffrages. Mais ils tempéreraient peut-être leur colère s’ils constataient qu’ils ont, eux aussi, profité du système électoral : dans son versant nominal majoritaire dans trois des vingt-quatre Etats du pays (Anzoátegui, Táchira et Zulia) et dans son versant proportionnel par Etat, qui a octroyé vingt-six sièges à la MUD, contre vingt-cinq au PSUV – ce dernier enregistre pourtant plus de voix au niveau national  [7]

Dans le monde à l’endroit, le PSUV remporte donc indéniablement les élections. S’agit-il pour autant d’un « triomphe » ? Nul ne le suggère.

La Constitution vénézuélienne prévoit que seule une majorité des deux tiers de l’Assemblée (soit 110 voix) peut approuver les lois organiques (qui modifient la Constitution). Par ailleurs, les lois qui habilitent le président à légiférer par ordonnance – dont M. Chávez a fait grand usage, tout comme le président brésilien Fernando Henrique Cardoso en son temps – requièrent une majorité qualifiée des trois cinquièmes, soit 99 voix. Un seuil que le PSUV manque d’une voix.

Il lui faudra donc discuter, négocier, voire convaincre une opposition dont le seul programme politique clair revient à débarrasser le pays du « tyran » Chávez. Dans ce contexte, le rôle du PPT sera clef. Ce parti, qui disposait de 11 députés à la suite de l’élection de 2005, s’était, dans un premier temps, allié au PSUV, avant de prendre une distance très critique à l’approche des législatives de 2010 – sans pour autant se revendiquer de « droite ».

Le Financial Times estime que les résultats de l’opposition« menacent l’agenda radical de Chávez ». Ce n’est pas complètement faux. Toutefois, l’opposition opère avec ce scrutin un rapprochement – probablement stratégique – vers le centre de l’échiquier. Si l’on exclut les références au secteur privé, le document « 100 solutions pour vivre et progresser en paix » de la MUD, à l’iconographie maladroitement « blanche » pour un pays très largement métis, fait – c’est nouveau – la part belle aux promesses sociales : « garantir la continuité et la qualité des politiques et des programmes sociaux »« éliminer l’extrême pauvreté »« approuver un système de couverture sociale large et universel, financé par l’impôt, qui garantisse à toute la population des services adéquats et de bonne qualité », etc. Non seulement la droite accepte le PSUV et le chef de l’Etat comme interlocuteurs politiques, mais elle calque une partie de son programme politique sur le leur.

Or, dans ce domaine, les résultats de l’administration Chávez sont difficilement égalables – malgré les maintes tentatives d’obstruction de ceux qui promettent aujourd’hui de… faire mieux que lui. Depuis son arrivée au pouvoir, la pauvreté a été réduite de moitié, les dépenses sociales réelles per capita ont plus que triplé, et des millions de personnes disposent désormais d’une couverture médicale. La Commission économique des Nations unies pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL) estime que les inégalités ont baissé de façon beaucoup plus rapide que dans le reste de la région, de sorte que le Venezuela fait aujourd’hui figure de pays le plus égalitaire d’Amérique latine  [8].

Par ailleurs, estimer que ce vote va « freiner » le projet bolivarien suggère que les obstacles qu’il rencontre sont principalement externes. Ce n’est pas le cas. Certes, le jeu de déstabilisation politique pratiqué par l’opposition (coup d’Etat, lock-out, désapprovisionnement du pays, etc.) ne facilite rien. Certes, les Etats-Unis convoitent les réserves pétrolières du pays – qui pourraient atteindre le double de celles de l’Arabie saoudite –, auxquelles Caracas vient d’accorder un accès privilégié à la Chine. Mais les problèmes auxquels fait face la « révolution bolivarienne » sont majoritairement internes, ce qui n’est pas rare après onze années de pouvoir.

L’insatisfaction populaire se manifeste dans bien des domaines : lenteur de la transformation du pays, corruption, bureaucratie, problèmes d’approvisionnement en nourriture et en énergie et, bien sûr, insécurité  [9]. Ce problème, dont la presse – à 60 % en faveur de l’opposition selon le CNE – n’a pas manqué de faire ses gros titres, explique que le PSUV enregistre ses moins bons scores dans les grandes villes. Le pays souffre par ailleurs de la chute relative des cours du pétrole, la manne sur laquelle repose une grande partie des programmes sociaux.

« Nous sommes désormais la majorité », clame aujourd’hui – à tort – Mme María Corina Machado. Ancienne salariée de l’organisation anti-chaviste Súmate – financée par la National Endowment for Democracy, NED – et proche de l’ex-administration de M. George W. Bush, cette dernière fait figure de nouveau « visage » de l’opposition. Elle lui promet la victoire lors de la présidentielle de 2012. Mais la MUD pourra-t-elle maintenir le brouillard politique et les compromis instables qui la cimentent ?

La partie se jouera sûrement ailleurs : dans le camp bolivarien. Celui-ci saura-t-il produire les cadres politiques dont il a besoin pour approfondir le processus auquel il a donné naissance ? Parviendra-t-il à empêcher la « boli-bourgeoisie » de pervertir le sens de la « révolution » qui l’a engendrée ? M. Chávez sera-t-il en mesure de continuer à garantir la vigueur de la transformation sociale en cours dans le pays, tout en faisant le nécessaire – enfin – pour qu’émergent d’autres dirigeants, crédibles ?

Autant de questions auxquelles les « chavistes » devront trouver des réponses, loin de l’Assemblée nationale. Non sans espérer, avec le président Chávez, que l’opposition « continue à gagner de cette façon ».




Source : Le Monde diplomatique


[1Allié aux partis de l’Alliance patriotique, notamment : le Parti communiste du Venezuela (PCV), l’Unité populaire vénézuélienne (UPV), le mouvement Tupamaro, le mouvement électoral du peuple (MEP)…

[3Le vote visait également à élire les douze députés du Parlement latino-américain (Parlatino), un organisme régional, permanent et unicaméral auquel participent des députés nationaux de toute l’Amérique latine.

[4Qui regroupe, notamment : Accion democratica (AD), Alianza Bravo Pueblo (ABP), Bandera Roja, le Parti social-chrétien COPEI, Podemos, Primero Justicia, La Causa R, Le Mouvement vers le socialisme (MAS), Un Nuevo Tiempo, l’Unité démocratique, l’Union républicaine démocratique (URD), l’avant-garde populaire (VP), etc.

[5Lire Maurice Lemoine, « Désertion calculée de l’opposition vénézuélienne  », 7 décembre 2005.

[6Uninominal pour 68 circonscriptions du pays, plurinominal pour les 19 autres.

[7Ainsi, pour le district capitale, une différence de 741 voix permet à l’opposition d’obtenir deux députés contre un pour le PSUV.

[8Lire, à ce sujet Mark Weisbrot, « Venezuelan Election : Neither Surprising Nor Game-Changing », Monthly Review Magazine, New York, 28 septembre 2010.

[9Lire Maurice Lemoine, « Caracas brûle-t-elle ? », août 2010.



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