Après la dite « crise grecque », celle des réfugiés a révélé les divisions internes à la social-démocratie européenne, ainsi que le degré d’anesthésie qui semble avoir frappé son organisation « phare » au niveau de l’Union européenne (UE), le Parti socialiste européen (PSE). Déjà pendant les « négociations » entre Athènes et ses créditeurs, l’écart entre, d’un côté, les positions ultra-orthodoxes des Allemands ou des Néerlandais, et de l’autre côté, les approches plus souples des socialistes latins, avaient donné lieu à des communiqués lénifiants du PSE, dépourvus de toute analyse sur les contradictions du régime monétaire de l’euro [1].
L’épreuve de la crise des réfugiés
Cette fois-ci, le fossé se situe principalement entre anciens et nouveaux Etats membres. Les prises de position les plus dures et les plus contradictoires avec l’humanisme égalitaire professé par la social-démocratie européenne ont été celles du premier ministre slovaque et de son parti SMER. Robert Fico ne s’est pas contenté de s’opposer au système de répartition des réfugiés négocié à l’échelle de l’UE, contre lequel il a voté fin septembre en compagnie des exécutifs tchèque, roumain et hongrois. En effet, il entend désormais contester l’accord trouvé devant la Cour de justice de l’Union européenne. Auparavant, il s’était surtout illustré en déclarant que la Slovaquie privilégierait des réfugiés de confession chrétienne.
Le cas slovaque n’est pas isolé. Le gouvernement tchèque dirigé par le social-démocrate Bohuslav Sobotka a aussi été critiqué pour sa gestion policière des flux de réfugiés, tandis que l’autre figure de cette coalition droite/gauche, l’homme d’affaires et ministre des finances Andrej Babiš, s’est illustré en proposant le déploiement de troupes de l’OTAN pour faire face à cette crise. Le président Miloš Zeman, qui n’appartient plus à la social-démocratie tchèque mais l’a dirigée dans les années 1990, a pour sa part versé dans la fameuse métaphore de la « vague déferlante » pour justifier les inquiétudes de ses concitoyens. De façon générale, les déclarations et prises de position des sociaux-démocrates est-européens ont témoigné d’une attitude plutôt « fermée », même si des contre-exemples existent, comme celui du gouvernement de centre-gauche croate, qui a adopté une attitude plus généreuse et pragmatique envers les réfugiés [2].
Sur le site de centre-gauche Social Europe (http://www.socialeurope.eu/), Ľuboš Blaha, un des dirigeants de SMER a entrepris de défendre la position de son parti [3]. L’auteur, présenté comme un philosophe néo-marxiste (sic), récuse l’accusation de xénophobie tout en comparant le multiculturalisme à une « thérapie de choc », en référence à la transition douloureuse vers le capitalisme des anciens pays du bloc de l’Est. Le texte de Blaha trahit cependant une réduction des réfugiés musulmans à leur religion et une essentialisation de cette dernière, autant qu’il fait l’impasse sur les déclarations anti-minorités de Fico, qui avant la crise des réfugiés avaient aussi frappé les hongrois ou les Roms. Par ailleurs, son argument consistant à pointer les risques d’une montée des extrêmes en cas de « laxisme » aurait été plus convaincant si le SMER ne s’était pas déjà allié avec un parti d’extrême-droite entre 2006 et 2010.
Blaha n’a cependant pas tort de souligner que si la social-démocratie des pays d’Europe centrale et orientale (PECO) est plus conservatrice que sa cousine occidentale, c’est sur fond de valeurs beaucoup plus conservatrices dans les PECO que dans l’ex-UE à 15. Les trajectoires historiques et les constructions étatiques de ces sociétés ont en effet été bien différentes de celles de l’Ouest, favorisant la domination d’une conception « ethnolinguistique » de la nation, difficile à défier dans un contexte de craintes démographiques et de soubresauts économiques trahissant eux-mêmes un développement inégalitaire et dépendant des capitaux du « centre » de l’UE [4]. Le rapport à l’altérité est donc typiquement un enjeu révélateur de la relative artificialité de l’élargissement de la famille sociale-démocrate aux PECO, ou du moins aux partis s’étant précipité sur son label.
Un PSE en sommeil
Les propos de Fico ont tellement fait scandale que Gianni Pittella, le président du groupe social-démocrate au Parlement européen, a réclamé la suspension du SMER du PSE, comme cela avait déjà été le cas en 2006 suite à ses choix d’alliance gouvernementale. Finalement, les explications des dirigeants slovaques leur ont permis d’éviter cette sanction. Peut-être qu’un « deux poids deux mesures » aurait été trop visible après le silence du PSE envers la social-démocratie autrichienne, qui n’a pas hésité à s’associer localement à l’extrême-droite dans le Burgenland…
Plus généralement, le PSE apparaît aujourd’hui en sommeil prolongé. Le problème est structurel, dans la mesure où les « euro-partis » reconnus par l’UE sont tout au plus des fédérations dont le centre est dépourvu de pouvoirs substantiels sur ses membres. Parmi ces organisations « segmentaires », où les parti(e)s l’emportent sur le tout, le PSE n’était pas la moins développée et avait même accompli un travail programmatique remarqué dans l’immédiat après-crise. Le problème est donc aussi conjoncturel, tenant notamment à la direction du PSE par l’ancien premier ministre bulgare Sergueï Stanishev, reconduit à son poste sur la base d’un résultat médiocre au cours du congrès de Budapest en juin dernier.
Malgré les nombreux scandales qui le poursuivent dans son pays (disparition de documents officiels, relations sulfureuses… : sa page Wikipédia est assez riche en ce domaine…), Stanishev a pu compter sur le soutien des Allemands à l’intérieur du PSE. Ces derniers, dont le président du Parlement européen Martin Schulz, peuvent en effet compter sur cette personnalité controversée pour ne pas gêner leur stratégie de « grande coalition » étendue à l’échelle de l’UE [5]. Ils sont aujourd’hui les seuls sociaux-démocrates à poursuivre une stratégie d’influence internationale, comme en atteste aussi leur impulsion récente d’une « Alliance progressiste » pour concurrencer l’Internationale socialiste.
Le déclin social-démocrate se poursuit dans les PECO
Quoi qu’il en soit, la situation des partis sociaux-démocrates des PECO ne s’est pas arrangée ces dernières semaines. L’actualité récente est en effet loin de démentir le diagnostic que nous avions posé ici-même en décembre 2014. En Pologne, la social-démocratie a tout simplement disparu de la Chambre des députés le 25 octobre dernier. L’Alliance démocratique de gauche (SLD) était la colonne vertébrale d’une coalition électorale baptisée « Gauche unie » (ZL), qui devait compenser le déclin structurel du SLD sur ces dernières années. En l’occurrence, ZL a rassemblé onze points de moins que la somme des scores obtenus individuellement par les partis de la coalition en 2011. Avec 7,6% des suffrages, il lui a donc manqué 0,4 point pour atteindre le seuil nécessaire à une coalition pour être représentée au Parlement (ce seuil est abaissé à 5% pour les partis).
Il s’agit d’un échec historique pour les dirigeants sociaux-démocrates polonais. Leur positionnement conservateur sur le plan culturel a pu entrer en contradiction avec celui d’autres membres de la coalition (notamment sur la question des réfugiés), tandis que leur positionnement protecteur sur le plan social a été concurrencé par les promesses de la droite conservatrice du PiS (les vainqueurs de l’élection). A ce problème d’ « espace politique » s’est ajoutée, selon la politiste Anna Pacześniak, une campagne assez médiocre, à l’inverse de celle du parti de gauche Razem (« Ensemble »), qui disposait d’un dirigeant plus enthousiasmant et d’un programme plus progressiste (séparation de l’Eglise et de l’Etat, redistribution par la fiscalité, accueil des réfugiés). Un congrès anticipé du SLD a été annoncé pour le mois de décembre, l’avenir du parti étant clairement en jeu [6].
En Croatie, l’alliance menée par le premier ministre social-démocrate sortant, Zoran Milanović, a perdu dix-sept sièges selon les projections réalisées au soir du 8 novembre dernier, ce qui le place derrière la coalition de son rival de droite Tomislav Karamarko. Aucun des deux ne dispose cependant à cette heure d’une majorité, et les choix de soutien de la troisième liste appelée Most (« Le Pont ») va se révéler crucial. Cette dernière se voulait indépendante des deux blocs, mais certains spécialistes pensent que ses assises locales en Dalmatie, terre très nationaliste, la rapprocheront plutôt de la droite. Les élites sociale-démocrates croates n’ont pas tellement pâti de leur gestion des flux de réfugiés, plutôt populaire dans l’opinion. Attendu, leur recul l’était plutôt en raison de l’absence de réformes importantes dans la lutte contre la corruption et d’une situation économique médiocre, que le gouvernement n’a pas arrangée en poursuivant les politiques déflationnistes recommandées par Bruxelles.
Quelques jours auparavant, en Roumanie, un drame dans une discothèque de Bucarest a mis en lumière l’impéritie de la classe dirigeante, entraînant des manifestations populaires qui ont finalement eu raison de Victor Ponta. Ce premier ministre social-démocrate s’accrochait pourtant depuis plusieurs mois à son poste, alors qu’il était accusé de blanchiment d’argent par la justice. Plus encore qu’en Croatie, le bilan catastrophique des sociaux-démocrates dans ce pays en termes d’Etat de droit les a assimilés à un réseau d’élites politiciennes déconsidérées aux yeux de la population. Le gouvernement de Ponta est donc tombé le mercredi 4 novembre, amenant le président Klaus Iohannis (élu contre Ponta il y un an) à choisir un nouveau chef de gouvernement indépendant, Dacian Ciolos.
Série d’élections en Europe de l’Ouest
En Autriche, des élections locales (régionale en Haute-Autriche et municipale à Vienne) ont permis de confirmer l’érosion très nette du Parti social-démocrate (SPÖ), qui dirige la grande coalition au pouvoir au niveau national. Le SPÖ a respectivement perdu sept et cinq points à ces deux scrutins, à l’inverse de l’extrême-droite du FPÖ qui a progressé dans les deux cas. Le FPÖ a signé un « accord de travail » avec la droite classique pour gouverner la Haute-Autriche, mais n’a pas réussi à passer devant les sociaux-démocrates viennois, qui restent à la tête de la capitale. En Norvège, les élections locales de septembre dernier ont été plus positives pour les sociaux-démocrates actuellement dans l’opposition. Ceux-ci sont arrivés nettement en tête et ont même progressé légèrement, à l’inverse de la droite conservatrice et radicale au pouvoir. En Espagne, trois mois avant le scrutin national du mois de décembre, la communauté autonome de Catalogne votait pour son Parlement. Le Parti socialiste catalan (PSC), déclinaison locale du PSOE, a encore perdu près de deux points par rapport au scrutin de 2012, n’atteignant que 12,7% des suffrages. C’est la poursuite d’une descente aux enfers pour cette formation, qui dépassait le quart des suffrages en 2006 et atteignait presque 38% en 1999. Actuellement, le PSC appartient de facto à « l’union sacrée » des partis unionistes contre les velléités indépendantistes de la majorité du Parlement. Au Portugal enfin, le PS d’Antonio Costa n’a progressé que de quatre points aux élections législatives du 4 octobre, atteignant un score insuffisant (32,4%) pour assurer seul une alternance face à la coalition de droite sortante. Celle-ci a cependant subi un vote de défiance de la part du nouveau Parlement, où siège une majorité de gauche, étant donné les bons résultats de la gauche radicale. Fait historique inédit, Costa a en effet noué un accord politique avec le Bloc de Gauche et les écolo-communistes, qui devrait lui permettre de former un gouvernement soutenu par ces deux forces.