Trois événements ont marqué l’actualité du centre-gauche européen dans les derniers mois de l’année écoulée. Tous semblent pointer vers un affaissement historique du social-libéralisme, autrement dit la social-démocratie telle qu’elle s’est adaptée au système-monde néolibéral, postfordiste et post-Guerre froide.
Qu’il s’agisse de la contestation des traités de libre-échange négociés en coulisses par les socialistes wallons, du renoncement de François Hollande à se représenter à la présidence de la République, ou de la démission du président du conseil italien Matteo Renzi suite à un référendum institutionnel perdu, ces trois événements symbolisent en effet la perte de légitimité de ce système-monde devenu instable, et dont la cogestion par les élites sociale-démocrates s’avère de plus en plus coûteuse pour elles.
La résistance des socialistes wallons au CETA
Paul Magnette, le ministre-président wallon qui a posé ses conditions à la ratification du CETA (Accord économique et commercial global entre l’Union européenne et le Canada), est ainsi apparu à rebours d’une tendance de la social-démocratie consistant à accepter toujours plus de règles et institutions supranationales, lesquelles minent ensuite ses prétentions à la justice sociale et environnementale. Outre le fond du dossier, c’est l’acceptation du conflit et l’explicitation publique de ses enjeux qui ont représenté un véritable événement.
La pression inédite de la gauche radicale du PTB (Parti du travail) a été évoquée pour relativiser cette résistance des socialistes wallons. Ceci dit, le travail de décryptage de l’accord UE-Canada a été entamé dès 2014, lorsque cette « menace » électorale était moins prégnante. De plus, même si la crainte de ne pas être débordé par une formation concurrente et les mobilisations de la société civile ont joué, on peut remarquer que dans d’autres pays, ce sont des factions favorables à la conciliation avec le centre-droit libéral qui l’ont emporté à l’intérieur de la social-démocratie. Quoi qu’il en soit, « des gains non négligeables » ont été concrètement obtenus pour réduire les aspects les plus antidémocratiques de ce traité, malgré des pressions extrêmement fortes [1].
En fait, comme en témoigne le contenu de son ouvrage intitulé La gauche ne meurt jamais, Magnette tente sur le long terme de dessiner un espace politique à nouveau original pour le centre-gauche [2]. Pour lui, cet espace ne doit se confondre ni avec celui de la gauche radicale, ni avec celui du « consensus austéritaire » actuel. Dans un discours à l’Assemblée de Wallonie, qui a beaucoup circulé sur Internet, le ministre-président de cette région a fait la pédagogie de sa position sur le CETA en défendant le parlementarisme et les corps intermédiaires, en affirmant la primauté de la temporalité démocratique, et en promouvant un libre-échange mieux maîtrisé. Dans un contexte où prime plutôt la temporalité des élites internationales autonomisées par rapport aux corps souverains, cette ligne exigeante doit être comprise comme un point d’appui pour les partisans d’une transformation sociale plus radicale.
Le moment wallon a en effet eu le mérite de montrer, comme le rappelle Neil Campbell sur OpenDemocracy, que l’idée « ouverture » n’est pas une fin à poursuivre pour elle-même. Elle doit être un moyen pour d’autres fins (le progrès humain quand on est de gauche) et ne pas être confisquée par des élites ne répondant pas de leurs actes, sous peine de fournir un carburant inespéré aux véritables promoteurs d’identités fermées, exclusives. Le fait que Magnette ne puisse pas facilement être disqualifié comme « populiste » contribue ainsi à briser des carcans intellectuels. De même, lorsque ce dernier assure à Mediapart que « dans l’intérêt de l’Europe, il faut parfois lui désobéir », c’est un dirigeant de premier plan, au centre de gravité de son parti, qui met la social-démocratie face à son impensé du conflit [3]. Dans son propre camp, des voix se sont d’ailleurs élevées contre cette dissidence inattendue, dont celle du président du groupe socialiste au Parlement européen, Gianni Pittella, affirmant que « si une petite communauté est capable de tenir en otages 500 millions de citoyens de l’UE, il y a un problème clair dans le processus de décision et le système de mise en œuvre en Europe ».
Bien sûr, on peut repérer dans les propos de Magnette des angles morts classiques de la social-démocratie, y compris celle qui prétend rompre avec l’ère des concessions exagérées au néolibéralisme. On peut par exemple douter qu’une simple réactualisation du keynésianisme, fût-elle accomplie à échelle européenne, suffise à organiser une sortie de crise durable pour la majorité sociale. Concernant l’UE elle-même, on sait également que même une offensive concertée de nombreux exécutifs progressistes pourrait difficilement bouleverser les piliers du « consensus austéritaire », du moins à contours constants de l’Union [4]. Encore une fois, l’épisode wallon ne signifie pas une conversion à la gauche alternative, mais atteste d’un déclin hégémonique de l’option dite « sociale-libérale » à l’intérieur du centre-gauche.
Notons également que Magnette défend, sur les questions de société, une ligne allant à rebours des crispations autoritaires et identitaires qui se font ressentir jusqu’au cœur de l’espace social-démocrate européen. Il rappelle par exemple que « l’individualisme est irréductible au néolibéralisme », de sorte que la défense des libertés individuelles et des minorités n’est pas contradictoire avec un agenda de progrès collectif. À propos de la défense de l’intégration des migrants, il fait un parallèle avec les outils qui ont servi à inclure le prolétariat dans des vies démocratiques et sociales dont il était parfois exclu : « le suffrage universel, l’école publique, l’accès au logement, le droit à l’emploi et le Welfare State » [5].
François Hollande et Matteo Renzi : la voie de l’« exit »
L’Union européenne, avec ses règles biaisées en faveur des variantes les plus libérales du capitalisme, et avec son officieuse hiérarchie des puissances défavorable aux économies les moins compétitives sur le marché mondial, n’est pas pour rien dans le renoncement du chef d’Etat français et dans la démission du chef de gouvernement italien. L’impopularité du premier et la défaite au référendum institutionnel du second sont les motifs invoqués de ces échecs personnels, mais à chaque fois, un cap socioéconomique indissociable d’une certaine impuissance européenne a joué comme cause profonde de la désaffection populaire.
Dès ses premiers pas comme président de la République, François Hollande a intériorisé la subalternité géoéconomique de la France parmi les pays du cœur de la zone euro. Par conséquent, il a été incapable d’infléchir le consensus austéritaire avec les alliés potentiels qu’il aurait pu trouver à l’époque en Belgique et dans les pays périphériques de l’union monétaire. Au contraire, il a même souhaité explicitement que Syriza n’arrive pas au pouvoir en Grèce, avant de concourir à la poursuite des mémorandums dans ce pays. Concernant la France, il y a certes gagné des délais pour l’ajustement des comptes publics, mais une politique restrictive défavorable à l’emploi a été suivie tout au long du quinquennat, de même qu’ont été lancées des réformes « structurelles » inspirées des recommandations communautaires. Celles-ci, dont la loi El-Khomri, ont parfois été fort impopulaires et imposées à une majorité parlementaire réticente avec les outils les plus coercitifs procurés par la Ve République. Nous avons déjà décrit ici même cette fuite en avant qui se solde actuellement par des niveaux dramatiquement bas du PS dans les enquêtes d’intentions de vote.
Dans le cas italien, Renzi a payé la même incapacité à changer les équilibres d’une union monétaire dans laquelle l’Italie figure parmi les « perdants ». Ainsi que nous l’avons avancé sur Slate, Renzi a été aspiré, à l’instar d’autres homologues des maillons faibles de l’euro, « dans les sables mouvants d’une mécanique communautaire incontournable pour gouverner efficacement, mais singulièrement difficile à modifier en faveur des Etats ayant besoin de moins d’austérité et de plus de solidarité ». Lui aussi a d’ailleurs mis en œuvre des réformes structurelles, qui lui ont aliéné non seulement les forces syndicales mais une frange non négligeable de son parti ‒ notamment parmi les héritiers du Parti communiste transformé en centre-gauche. S’il ne venait pas de cette histoire-là, Renzi incarne toutefois un tardif avatar italien de la voie « modernisatrice » impulsée par les néodémocrates et les néotravaillistes des années 1990, avec Clinton et Blair comme figures de proue. Sa démission, mais aussi le renoncement de Hollande et la victoire interne de Corbyn au Parti travailliste, sonnent bien comme la fin d’une ère.
À propos des derniers scrutins législatifs de l’année 2016
En Lituanie au mois d’octobre, la coalition gouvernementale dirigée par les sociaux-démocrates a subi une défaite. Conduits par Algirdas Butkevičius, ceux-ci ont reculé de quatre points (atteignant seulement 15%). Dans ce scrutin mixte à deux tours, ces résultats se sont toutefois traduits par la perte plus impressionnante de 17 sièges au Parlement. Deux facteurs sont pointés par les observateurs de la vie politique lituanienne pour expliquer la sanction de toute la coalition sortante, qui comprenait aussi un Parti du travail et le parti Ordre et justice. En premier lieu, aucune de ces formations n’a été épargnée par divers scandales de moralité publique. En second lieu, le gouvernement aurait été sanctionné pour avoir promu une réforme du marché du travail très favorable aux employeurs [6]. Le triomphe de l’Union des paysans et des verts, parti spectaculairement passé de 4 à 22% des suffrages au premier tour, n’a cependant pas exonéré cette formation de négociations postélectorales, si bien que les sociaux-démocrates sont tout de même parvenus à intégrer l’équipe gouvernementale, quoiqu’en position minoritaire. Il reste à voir comment tiendra cet attelage exécutif inédit.
En Roumanie le 11 décembre, le Parti social-démocrate (PSD) a pour sa part obtenu une victoire incontestable, avec 45,5% des suffrages. Il avait déjà remporté les élections législatives de 2012. Entretemps, pourtant, le premier ministre Victor Ponta avait été contraint à la démission au profit d’une équipe de technocrates, en raison de manifestations populaires contre l’incurie et la corruption du pouvoir. Désormais dirigé par Liviu Dragnea, un ancien libéral-conservateur, le PSD a mobilisé efficacement son noyau électoral vieillissant, tout en profitant du mécontentement face à un gouvernement hésitant et associé au camp libéral, auquel appartient le président de la République. Ce dernier, qui n’est pas sans pouvoir, a refusé de valider la nomination de Sevil Shhaideh (PSD) au poste de premier ministre. Celle-ci, qui aurait été la première femme musulmane à occuper ce poste, servait surtout de prête-nom au véritable leader du parti (Dragnea), empêché pour avoir été convaincu de fraude électorale par la justice. Le PSD, conscient d’être trop faible pour risquer une épreuve de force, a finalement proposé le nom de Sorin Grindeanu, qui a été accepté. Ce dernier n’en sera pas moins l’exécutant loyal de Dragnea, cette situation faisant craindre pour l’avenir de la lutte anticorruption dans le pays [7].
À l’autre extrémité occidentale et septentrionale de l’Europe, l’Alliance sociale-démocrate en Islande s’est contentée d’un piètre 5,7% des suffrages, le 29 octobre dernier. Ce score est tout simplement le pire remporté par cette force politique depuis toute son histoire. Celle-ci a ainsi été ramenée au 7e rang dans le système partisan islandais, une situation dont on ne trouve d’équivalent qu’à sa naissance en 1916. Ce fait est d’autant plus remarquable que l’Alliance actuelle est issue d’une fusion entre le Parti social-démocrate des origines et d’autres partis de gauche, en 1999. Les sociaux-démocrates continuent de payer leur gestion gouvernementale entre 2009 et 2013. Si la sortie de crise a été plutôt progressiste, il a fallu l’intervention du président Grimsson pour éviter des compromis très coûteux du gouvernement avec l’UE, en raison de la faillite de la banque Icesave qui a lésé des agents économiques européens. La coalition au pouvoir a ainsi été désavoué à deux reprises au moment des référendums convoqués par Grimmsson. Outre le dossier Icesave, le tropisme européen des sociaux-démocrates a également pu inquiéter en pleine crise de la zone euro. Par la suite, d’autres formations ont capté le désir d’alternance face à l’ensemble des forces qui avaient forgé le consensus néolibéral des années 1980/90 (les fameux Pirates ont par exemple profité de cette déstructuration de l’ordre politique, mais aussi une gauche écolo-socialiste désormais bien devant les sociaux-démocrates) [8].