Si, à la veille des élections au Parlement européen (PE) des 22 et 25 mai, Martin Schulz et Jean-Claude Juncker avaient voulu montrer la manière dont fonctionne réellement cette institution, ils ont parfaitement réussi, comme on va le voir…
Le premier, dirigeant du SPD allemand, est le candidat du Parti socialiste européen (PSE), c’est-à-dire de tous les partis sociaux-démocrates européens – dont le PS français – à la présidence de la Commission européenne. Une fonction que brigue également le second, ancien premier ministre luxembourgeois, candidat du Parti populaire européen (PPE) qui rassemble la majorité des partis de droite du continent.
En application de l’article 17 du traité de Lisbonne, c’est le PE qui « élit » le président de la Commission préalablement désigné par le Conseil européen, ce dernier devant « tenir compte du résultat des élections au Parlement européen ». Le nombre d’eurodéputés dont disposeront respectivement le groupe de l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates (S&D) – dans lequel siègent les élus du PSE – et le groupe du PPE à l’issue du scrutin de ce mois de mai devrait donc être le facteur décisif pour la désignation du remplaçant de José Manuel Barroso. On pourrait alors s’attendre à ce que ces deux partis dominants au PE se livrent à une rude compétition pour faire accéder l’un des leurs à ce poste de première importance dans l’architecture institutionnelle de l’Union européenne (UE). En bonne logique démocratique, cela impliquerait qu’ils proposent des programmes différents. Grave erreur, et c’est Martin Schulz lui-même qui le dit !
Le 9 avril dernier, les deux candidats participaient à un « débat » – les guillemets s’imposent – sur la chaîne d’information internationale France 24. Interrogé sur ce qui le différenciait de son concurrent conservateur, le dirigeant social-démocrate allemand répondit : « Je ne sais pas ce qui nous distingue ». Quelques jours plus tôt, le 3 avril, le PPE et le groupe S&D avaient adopté avec les libéraux de l’Alliance des démocrates et libéraux pour l’Europe (ALDE) – qui présente l’ancien premier ministre belge Guy Verhofstadt à la présidence de l’exécutif bruxellois – une déclaration dans laquelle ils prévoyaient de se concerter pour soumettre conjointement au Conseil européen le nom du futur président de la Commission.
Pour mettre les points sur les « i », et en réponse à un parlementaire français, Martin Schulz précisa par la suite : « Nous avons passé un accord, Juncker, Verhofstadt et moi, ce sera l’un de nous trois et personne d’autre » [1].Dans un entretien publié par la Revue Projet [2], le libéral-démocrate britannique Pat Cox, ancien président du groupe parlementaire ALDE et ancien président du Parlement européen, va encore plus loin : « Le défi eurosceptique pourrait contraindre les députés, quelles que soient leurs nuances politiques, à forger une majorité politique cohérente, qui s’engage vraiment avec la prochaine Commission européenne pour mettre en œuvre un programme politique approuvé en commun ». Ce programme ne sera pas difficile à élaborer. Il suffira de traduire de l’allemand dans les 23 autres langues officielles de l’UE celui que dictera la « grande coalition » CSU/CDU/SPD d’Angela Merkel.
Les électeurs sont prévenus : peu importe que, dans le pays où ils votent, ils mettent dans l’urne un bulletin socialiste, conservateur ou libéral puisque leurs élus, comme larrons en foire, feront de toute manière cause commune à Strasbourg et à Bruxelles, et d’abord pour se répartir les postes de responsabilité [3].
On le voit, les élections de mai 2014 risquent fort de perpétuer le fonctionnement du Parlement européen qui prévaut depuis 1979 – date de sa première élection au suffrage universel –, à savoir, comme à Berlin, une « grande coalition » entre la droite et la social-démocratie au service des politiques néolibérales de l’UE. Derrière le rideau de fumée de leurs manifestes électoraux – où il est question de « réorienter » ou « réformer » l’Europe, de la rendre « plus ci » ou « plus ça » –, leur projet commun est le maintien d’un statu quo, pourtant désastreux, dont la figure emblématique est la « troïka », véritable police européenne de l’austérité.
L’existence, au niveau européen, de ce bloc parlementaire central, mais dont, le temps d’une campagne électorale, les composantes font mine de s’opposer, laisse en théorie un large espace aux autres forces politiques, de la gauche radicale à l’extrême-droite en passant par les Verts. En fait, ce simulacre favorise surtout l’abstention : puisque les jeux semblent faits d’avance, pourquoi aller voter ? De quoi discréditer un peu plus un Parlement européen dont la légitimité devient inversement proportionnelle à l’étendue des pouvoirs dont il dispose désormais.