La social-démocratie dans tous ses états

En Grèce, l’agonie du Pasok et la victoire historique de la gauche radicale

lundi 2 février 2015   |   Fabien Escalona
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La victoire de Syriza aux élections législatives du 25 janvier dernier est un événement majeur. Avant d’y revenir, soulignons qu’elle s’inscrit dans une phase de déstructuration profonde du système partisan grec en vigueur depuis 1974 (date de la fin de la dictature des colonels et de l’avènement de la troisième République). L’élément le plus impressionnant en a été le recul massif de la part des suffrages contrôlée par la Nouvelle Démocratie (ND, droite) et le Mouvement socialiste panhellénique (Pasok) affilié à la social-démocratie européenne.

Rétrécissement quantitatif et qualitatif du Pasok

De ces deux partis auparavant dominants, c’est le second qui a payé le plus lourd tribut. Les chiffres sont cruels. Déjà en 2012, sa taille électorale avait quasiment été divisée par quatre par rapport à 2009. Au scrutin de 2015, avec le même point de référence, elle l’a été par presque dix. On peut parler d’un véritable effondrement partisan, pour une organisation qui avait exercé le pouvoir seule pendant une bonne moitié de l’ère post-dictature.

Quantitatif, le rabougrissement du Pasok a aussi été qualitatif. Alors que le parti réalisait des scores proches de son niveau national dans la plupart des grandes catégories sociodémographiques, son déclin électoral a été beaucoup plus que proportionnel chez les étudiants, les chômeurs et les salariés actifs. Il s’est ainsi recroquevillé sur un noyau sociologique très vieillissant, composé des plus fidèles de ses électeurs et des rares clientèles qu’il peut encore satisfaire dans les collectivités qu’il contrôle. Les enquêtes réalisées en 2012 étaient très claires à ce sujet, et celles de 2015 devraient les confirmer. Dans le même temps, son rival de gauche radicale Syriza s’est au contraire « nationalisé », réalisant notamment d’importantes performances auprès des salariés du privé comme du public, et plus seulement auprès des franges les plus instruites et politisées de la population.

Réduit à un statut de petit parti – même plus capable de jouer le rôle de « faiseur de roi » – le Pasok doit en outre subir une nouvelle concurrence sur le segment de centre-gauche qui attire encore un petit sixième de l’électorat. Il a en effet face à lui un nouveau parti appelé « La Rivière » (To Potami), dont deux représentants siègent à ses côtés au Parlement européen, ainsi que le tout nouveau Mouvementdesdémocrates socialistes(MDS). Cette dernière formation est en fait issue d’une dissidence de Georges Papandréou, ancien dirigeant du Pasok ayant choisi d’affronter celui qui est actuellement à sa tête, Evangelos Venizelos. Le MDS n’a pas réussi à être représenté au Parlement, mais a probablement pris deux points qui auraient pu revenir au Pasok.

De principale force d’alternance, ce dernier est donc devenu un parti de centre-gauche parmi d’autres, dont l’organisation et la base électorale sont anémiées. Le terme de « pasokification » circule désormais dans les rangs des sociaux-démocrates européens pour désigner un tel processus d’involution partisane.

Syriza n’est pas le fruit d’une transsubstantiation sociale-démocrate

La façon dont Syriza s’est substituée au Pasok comme force dominante à gauche, tout comme la relative modération de son discours, ont amené certains commentateurs à y voir une relève de la social-démocratie effondrée après 2009. Cette analyse n’est pas convaincante.

D’une part, la configuration partisane de Syriza est singulière et bien différente du Pasok. Elle réunit des cultures politiques relevant clairement de la gauche de la social-démocratie, et a impliqué des rapports étroits avec les mouvements sociaux, bien au-delà des seuls syndicats. Comme je l’ai rappelé dans un article sur Mediapart, la matrice eurocommuniste est restée prégnante dans la principale composante fondatrice du parti, qui est aussi l’organisation d’origine d’Alexis Tsipras, le nouveau premier ministre [1].

D’autre part, bien qu’atténué, le programme de Syriza est clairement anti-austérité. Cette résistance aux conditions européennes du « sauvetage » financier de la Grèce s’est ajoutée à la traditionnelle opposition droite/gauche qui structurait le système partisan. Selon Gerassimos Moschonas, si la politique économique de Syriza est « sociale-démocrate », alors elle l’est dans une version « radicale » : « elle va [en effet] bien au-delà de ce qui est admis à l’intérieur de l’Union, et il est fort probable qu’ [Alexis Tsipras] choisira l’épreuve de force plutôt que l’humiliation » [2].

Ce diagnostic a été confirmé par les premiers choix du premier ministre, qu’il s’agisse de la nomination de son ministre des finances (Yanis Varoufakis), de l’alliance avec la droite nationaliste anti-austérité, ou de la protestation du nouvel exécutif contre son contournement dans le dossier ukrainien [3]. En bref, ce n’est pas parce que Syriza a reçu plus d’un tiers des suffrages et a conquis le pouvoir d’Etat que le parti s’est mué en social-démocratie lors d’une eucharistie électorale.

Certains suggèrent que l’inflexibilité de ses partenaires obligera le parti à se soumettre ou à se démettre (autrement dit, quitter la zone euro). Cette approche manque peut-être de nuance. Si l’Allemagne risque d’être un acteur jusqu’au-boutiste dans la dure négociation qui s’annonce, elle ne peut pas tout, comme en témoigne l’ « assouplissement quantitatif » décidé par la Banque centrale européenne (BCE) au mois de janvier. Cette institution, mais aussi les autres gouvernements, savent que la perte d’un des membres de l’union monétaire serait grosse de graves risques économiques et politiques. Il s’agit d’un élément important dans la « stratégie du faible au fort » que vont suivre les dirigeants de Syriza. A supposer que l’austérité soit abandonnée, il resterait bien sûr à définir comment relever une économie grecque toujours dépossédée d’un outil monétaire biaisé en faveur des pays exportateurs du Nord.

La décomposition sociopolitique et ses effets

Quoiqu’il en soit, la Grèce apparaît comme la pointe avancée de la décomposition sociopolitique de la zone euro. Cette situation découle (1) de la particulière vulnérabilité de son économie, imprudemment intégrée par sa classe dirigeante à la configuration néolibérale du capitalisme transatlantique ; (2) du fait que les réponses initiales à la crise ont fait du pays un laboratoire néolibéral, rendant sa population exsangue.

Cette observation invite à nuancer les espoirs ou les craintes d’une « contagion » de la réponse grecque à la crise : après tout, il a fallu qu’un pays soit humilié et amputé du quart de son PIB pour que la gauche radicale soit propulsée au pouvoir. Dans le même temps, la situation grecque n’est que « relativement » singulière. Selon l’évolution de la crise, d’autres Etats, en situation subordonnée dans une zone euro construite pour que les ajustements macroéconomiques pèsent essentiellement sur le « facteur travail » (autrement dit les salariés ordinaires), pourraient devenir des terrains propices à des recompositions politiques majeures.

Or, dans le cas grec, cette recomposition s’est faite au détriment du parti affilié à la social-démocratie. En Espagne, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) craint d’être la prochaine victime, au profit de Podemos, une autre formation qui a su incarner le primat de la souveraineté populaire et du politique face à l’UE, aux marchés et à une classe politique en perte de légitimité. Mais en Italie comme au Portugal, pourtant d’autres « maillons faibles » de la zone euro, une telle configuration ne se retrouve pas. Pourquoi ? Parce que la présence de facteurs structurels favorables ne suffit pas pour que certains effets politiques se produisent. Au-delà de l’histoire et des institutions propres à chaque Etat, il faut aussi qu’émergent des entrepreneurs politiques capables d’offrir une vision du monde et des structures de mobilisation attractives. Et cela, aucun taux de chômage ni aucune règle électorale ne saurait le produire.

Défaite du candidat social-démocrate à la présidentielle croate

Dans ma précédente chronique, je soulignais la faiblesse de plusieurs performances électorales récentes de la social-démocratie en Europe centrale et orientale. Dans les cas où elle apparaît encore puissante à la Chambre basse (en Slovaquie et en Roumanie), des élections présidentielles ont vu la défaite de ses candidats, laissant planer l’incertitude sur les futurs scrutins législatifs, décisifs pour le pouvoir. Un scénario comparable vient de se produire en Croatie le 11 janvier 2015. Ivo
Josipović, le sortant soutenu par le Parti social-démocrate (SDP), a perdu de peu au second tour contre la candidate de droite Kolinda Grabar-Kitarovic. Par rapport à 2010, Josipović a chuté de dix points et perdu 300 000 voix. Dans un contexte économique dépressif, cette victoire conforte les espoirs d’alternance de la droite, mais il reste encore une petite année avant les élections législatives. Le SDP est parvenu au pouvoir en 2011, en s’appuyant sur une coalition formée avec deux partis libéraux et le parti des retraités. Après avoir recueilli 40% des suffrages il y a quatre ans, la même coalition se situe autour de 25% des intentions de vote dans les récents sondages.

 




[1Fabien Escalona, « Syriza, Podemos et l’héritage eurocommuniste », Mediapart.fr, 28 janvier 2015. Voir en ligne (accès abonnés) : http://www.mediapart.fr/journal/france/290115/syriza-podemos-et-lheritage-eurocommuniste

[2Gerassimos Moschonas, « Le premier ministre grec Alexis Tsipras reste le leader d’un parti démagogique », Le Monde, 30 août 2015. Le titre, sans doute choisi par le journal, ne reflète pas l’analyse nuancée du professeur en analyse politique comparée. Voir en ligne : http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/01/29/le-premier-ministre-grec-alexis-tsipras-reste-le-leader-d-un-parti-demagogique

[3L’UE a publié un communiqué annonçant de nouvelles sanctions contre la Russie, alors que le nouveau gouvernement grec n’avait visiblement pas été consulté. Cela a été l’occasion pour lui de protester contre ce traitement, comme d’affirmer son désaccord sur le fond de l’annonce (le ministre des Affaires étrangères a dit souhaiter une solution fédérale pour l’Ukraine). Cette dernière position n’est gère étonnante pour un parti siégeant dans les rangs de la GUE au Parlement européen, au sein duquel le groupe de gauche radicale a en effet régulièrement protesté contre une politique de l’UE selon lui déséquilibrée en défaveur de la Russie.



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