Pour comprendre la situation actuelle des Forums sociaux, et d’une manière générale celle du mouvement altermondialiste, il faut se référer aux Tables de la loi, à savoir la Charte de principes du Forum social mondial (FSM) de Porto Alegre adoptée en 2001, et qui régit officiellement tous les Forums, qu’ils soient mondiaux, continentaux, nationaux ou locaux. Je vous en cite un passage : « Ne pourront participer aux Forums en tant que tels les représentants des partis ni les organisations militaires », cette dernière clause visant en particulier ETA et les FARC. Le texte poursuit : « Pourront être invités à y participer à titre personnel les gouvernements et les parlementaires qui assument les engagements de la présente Charte ».
Cela signifie que l’idéologie diffuse majoritaire des différentes composantes du mouvement altermondialiste est fondée sur la défiance à l’égard du pouvoir. Théorisée, entre autres, par Michael Holloway et par le sous-commandant Marcos, elle affirme que l’on peut changer la vie sans prendre le pouvoir. Cette exclusion d’emblée des partis et des gouvernements n’a en réalité jamais été appliquée. On a nagé en pleine hypocrisie. Ainsi, lors du Forum social européen de Paris/Saint-Denis en 2003, ce ne sont pas des dirigeants de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) qui était présents dans les séminaires, mais des « journalistes » qui s’appelaient Olivier Besancenot ou Alain Krivine. De même, Les Verts, en tant que parti, n’étaient pas présents, mais le journal La Souris verte, lui, l’était. Même dissociation entre le PCF et l’association Espaces Marx…
Les organisateurs, et j’en ai fait partie, se sont donc toujours accordés pour fermer les yeux sur cette situation dont ils mesuraient le caractère artificiel. On retrouve la même logique dans le découpage en tranches des FSM : le Forum social mondial stricto sensu d’un côté et, de l’autre, le Forum mondial des autorités locales, le Forum mondial des parlementaires, parfois le Forum mondial des juristes, etc. Il est évident que séparer le Forum social mondial du Forum mondial des parlementaires et du Forum mondial des autorités locales est une absurdité. Cela revient à saucissonner une réalité qui forme pourtant un tout. Les efforts que certains d’entre nous ont déployés pour unifier tout cela se sont toujours heurtés à de fortes résistances qui tiennent à la conception que l’on a de la nature des rapports entre les mouvements sociaux et l’instance politique.
Les interventions précédentes ont montré que si le rouleau compresseur du néolibéralisme est toujours aussi puissant, on peut aussi relever des sources d’espoir. Cela bouge dans beaucoup d’endroits du monde : en Amérique latine, mais aussi en Asie et en Afrique. C’est très inégal, mais le paysage n’est pas complètement dévasté, loin de là. Parmi ces sources d’espoir, il faut signaler en priorité ce qui se passe en Amérique du Sud, plus particulièrement dans trois pays andins - le Venezuela, la Bolivie, l’Equateur – et, dans une moindre mesure, au Nicaragua. Avec Cuba, ces pays forment aujourd’hui le noyau dur de la résistance mondiale au néolibéralisme. D’autant que quatre d’entre eux (l’Equateur restant provisoirement à l’écart) se sont unis dans un dispositif de coopération économique et commerciale : l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA).
Emir Sader a très bien fait de rappeler que l’ALBA, dont je pense que certains d’entre vous ignorent jusqu’à l’existence, est le seul système intergouvernemental aujourd’hui en place dans le monde qui fonctionne directement à l’encontre des dogmes libre-échangistes de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Quand on évoque le Venezuela ou Cuba, on voit se déclencher, en France et en Espagne en particulier, une hystérie médiatique trop systématique pour ne pas être orchestrée. Quand on lit régulièrement Le Monde ou Libération, on assiste plusieurs fois par semaine au déploiement de tout l’arsenal de la désinformation et du bourrage de crâne contre ces « moutons noirs » qui résistent aux injonctions du capital. Tous les mouvements qui prétendent lutter contre les ravages causés par l’OMC devraient s’emparer de l’ALBA, en étudier les mécanismes et en être solidaires. C’est en effet un exemple concret de l’affirmation de la volonté politique face à la finance. Un exemple fort loin d’être parfait, mais qui a au moins le mérite d’exister.
De ce point de vue, la critique du système médiatique est dramatiquement insuffisante dans le mouvement altermondialiste. Cette carence est le résultat d’une erreur d’analyse grossière consistant à vouloir à tout prix se concilier les faveurs des médias. Certains se demanderont si de la presse est présente dans la salle aujourd’hui ; je n’en sais rien, mais on ne mesure pas le succès d’une rencontre au nombre ou à la surface des papiers publiés. Beaucoup d’organisations du « mouvement » tiennent à conserver ce qu’elles croient naïvement être des rapports privilégiés avec les journalistes. Elles confondent la critique que nous faisons du système médiatique avec la critique des journalistes. Non, pas du tout : les organisations et syndicats de journalistes eux-mêmes sont les premiers à faire cette critique, en sachant, eux, de quoi ils parlent. Il est affligeant d’assister aux danses du ventre de certains porte-parole du « mouvement » face aux médias. Ils devraient savoir que ces derniers obéissent à une autre logique, celle de l’orientation idéologique de leurs propriétaires, et qu’ils leur cracheront un jour à la figure si nécessaire.
Une des erreurs majeures de différentes organisations du mouvement altermondialiste, notamment de celle dans laquelle j’ai exercé des responsabilités, est d’avoir refusé de prendre à bras-le-corps la question des médias en tant non seulement que partie prenante de la concentration capitaliste et de la mondialisation libérale, mais aussi et surtout en tant que vecteur idéologique de cette globalisation.
Walden Bello évoquait ce matin une interpellation du président vénézuélien Hugo Chavez : cela se passait en janvier 2006, à Caracas, lors du Forum social mondial « polycentrique ». Chavez avait invité environ 200 représentants de mouvements sociaux participant au Forum. A la tribune, cinq ou six militants rapportaient les principales propositions issues des travaux du Forum dans des domaines comme l’environnement, la guerre, etc. Chavez prenait des notes. A la fin, il déclara : « Tout ce que vous avez dit est très intéressant, et je suis d’accord avec tout. Mais ce que vous demandez, je suis justement en train d’essayer de le faire, du moins en partie. Et vous dites quoi ? ».
Personne ne pouvait répondre, car la Charte de Porto Alegre oblige à se tenir à bonne distance de tout gouvernement. D’ailleurs la tenue de cette réunion avait été critiquée, même si personne n’avait été obligé d’y assister.
Peut-on en rester là ? Peut-on se résigner au constat de l’existence de « convergences parallèles » entre mouvements sociaux et gouvernements et partis, pour reprendre une formule d’Aldo Moro assassiné par les Brigades rouges en 1978, lorsqu’il évoquait les relations entre le PCI et la Démocratie chrétienne ?
Une partie du mouvement altermondialiste pousse dans un certain sens ; des partis politiques et des gouvernements poussent dans le même sens, mais comme sur une autoroute à deux voies superposées. Pourquoi ne pas faire converger les convergences jusqu’ici parallèles à partir des quelques points d’appui dont nous disposons dans le monde, que ce soient des luttes sociales très fortes, mais le plus souvent ignorées par les médias ; que ce soient des options politiques prises par certains partis ; ou que ce soient les actions de certains gouvernements ?
Il ne s’agit en aucune manière de s’inféoder à des pouvoirs, mais nos forces dans le monde ne sont pas si nombreuses pour que nous nous offrions le luxe de nous regarder en chiens de faïence ou de nous ignorer d’une voie d’autoroute à une autre. Je crois qu’il nous faut trouver de nouvelles configurations et de nouveaux espaces pour que tout cela se mette ensemble, évidemment dans le respect de l’indépendance de chacun. C’est ce que nous proposons d’appeler le post-altermondialisme.