Dans quelle mesure la séquence des Gilets Jaunes valide-t-elle la grille d’analyse populiste ?
Le terme a été tellement caricaturé qu’il n’est pas inutile de rappeler que le populisme dont je parle – celui théorisé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe – est une théorie du politique : comment se (re)construit le politique dans une société à partir d’une crise de la politique (ses institutions, son système de partis) et de l’existence d’une hétérogénéité de demandes démocratiques et sociales non prises en charge par le système représentatif et l’Etat ? C’est une théorie qui identifie en premier lieu un moment de crise démocratique – une « situation populiste » – pour ensuite élaborer une stratégie de reconstruction du politique, qui passe par la définition d’une nouvelle frontière conflictuelle entre un « eux » et un « nous ». Ce « nous » est le peuple que l’on construit à travers l’articulation de demandes hétérogènes dans une configuration de désintermédiation des relations politiques et sociales entre la société et sa représentation organisée et institutionnelle. Cela peut aboutir à différentes expériences, qui vont du péronisme argentin au chavisme vénézuélien. En Europe, on observe aussi bien des formes réactionnaires comme le FPO en Autriche que des poussées de gauche : Podemos en Espagne, France Insoumise en France, Jeremy Corbyn au Royaume-Uni.
La révolte des Gilets Jaunes, qui révèle une quasi crise de régime, confirme l’existence d’un « moment populiste » en France : elle est l’expression d’une forte revendication démocratique : « On existe, on veut être entendu, et on veut décider directement de notre avenir » nous disent-ils en substance. Auto-organisé, ce mouvement exprime une charge destituante contre un Etat qui ne protège plus. Leurs demandes sont construites à partir de questions du quotidien liées aux transformations du capitalisme contemporain, et non pas prédéterminées idéologiquement dans un clivage droite/gauche. Elles s’articulent progressivement dans un discours qui va devenir en soi un sujet politique. Reste à voir où penchera ce discours – à droite ou à gauche ? –, s’il débouchera sur un mouvement ou une organisation pérenne et s’il dépassera le « stade Mouvement cinq étoiles », c’est-à-dire le « changeons la classe politique, contrôlons là sévèrement ou gérons nous-mêmes les affaires publiques et les problèmes seront résolus ».
Quand ce moment populiste a-t-il commencé en France ?
Je dirais que trois phrases l’ont préparé. La première se situe dans l’après 1995. Depuis cette victoire du mouvement social, les différents partis au pouvoir n’ont cessé de mépriser et d’humilier les syndicats, qui n’ont par ailleurs pas su répondre aux évolutions du capitalisme, ce qui a contribué à les éloigner de la population, notamment du salariat non syndiqué, dont sont aujourd’hui issus nombre de Gilets jaunes. La deuxième étape remonte aux années 2000 avec les vagues altermondialistes, qui constituaient déjà des formes atypiques de mobilisation, portées par des mouvements comme Attac, qui émergent dans le ventre mou de la décomposition lente de la gauche politique. Durant ces années, un moment clé révèle également aux yeux du plus grand nombre l’existence d’une dépossession flagrante de la souveraineté populaire par les pouvoirs politiques. C’est bien sûr le « Non » au projet de traité constitutionnel européen de 2005 qui sera piétiné par Nicolas Sarkozy. Depuis le début des années 2010, on est rentré dans une troisième phase caractérisée par l’éclatement de la crise de la mondialisation (inaugurée par la crise financière mondiale de 2008) et ses multiples conséquences économiques, sociales, politiques et géopolitiques parmi lesquelles la montée des inégalités, de la pauvreté, la multiplication des déclassements sociaux et la remise en cause, dans des secteurs toujours plus importants des populations, des légitimités des cadres politiques et institutionnels établis. En résulte aujourd’hui une large remise en cause de la démocratie représentative et libérale qui n’apporte pas de solutions aux problèmes concrets de la population. En France, cette dernière période s’est accompagnée de l’écrasement de tous les mouvements sociaux (réforme des retraites en 2010, loi El Khomri en 2016) et de la pratique de la supercherie par le pouvoir politique (“mon ennemie la finance” en 2012 avec François Hollande). Nous voici désormais dans une période où l’élection de Macron, le poids du Rassemblement national, le succès de la France insoumise, la sourde puissance de l’abstention populaire et la révolte des Gilets Jaunes signalent la radicalisation de ce “moment populiste”.
Pourquoi le prisme de la lutte des classes ne suffirait-il pas pour comprendre la mobilisation spontanée actuelle ?
La grille de lecture populiste ne nie pas la lutte des classes ! Simplement, elle précise que la position dans l’appareil de production et dans l’organisation sociale ne définit pas mécaniquement et symétriquement une conscience politique. Les affects, les trajectoires personnelles, l’intégration – ou la déception – des promesses républicaines dans la culture populaire (l’égalité, le mérite) jouent aussi. La stratégie populiste cherche à articuler les conflits de classe et les autres types de conflits sociaux et sociétaux, sans hiérarchie rigide. Surtout, elle ne part pas du principe qu’un groupe social prédéterminé – la classe ouvrière – constitue l’acteur principal de l’émancipation. Les Gilets Jaunes comptent parmi eux des cadres, des petits patrons et des indépendants, même si la majorité font partie du salariat. Ce qui les lie tous au départ ? Ils n’ont pas accès à la mobilité du capitalisme international qui permet d’échapper à l’impôt et aux taxes par divers moyens. Ils sont ceux qui paient et qui considèrent ne plus rien avoir en face. C’est un mouvement populaire qui rallie des gens qui peuvent avoir, du strict point de vue économique et social, des intérêts contradictoires. Pourtant, il a fédéré à partir d’une demande particulière (le rejet des taxes sur le carburant) tous ces gens jusqu’à leur donner une nouvelle dimension collective, revendicative et démocratique élargie.
Quelle stratégie découle de cette analyse ?
L’enjeu d’une stratégie populiste de gauche est d’emmener ce mouvement le plus possible vers la gauche. Il ne s’agit évidemment pas de penser un décalque du péronisme ou du chavisme. Dans les sociétés oligarchiques d’Amérique latine, l’hyper-concentration de richesses a abouti – même si les années 2000 ont vu un fort développement des classes consommatrices sous l’impulsion des politiques de redistribution menées par les gouvernements progressistes – à l’existence de secteurs immenses de pauvres qui donnent une dimension radicale au peuple. En France, on assiste plutôt au déclassement des classes moyennes, dont la surface dans la société reste centrale, bien plus qu’en Amérique latine.
Dans notre contexte, la théorie populiste apporte une boite à outils pour construire une force politique qui épouse le moment et lui donne une perspective progressiste. C’est ce que Jean-Luc Mélenchon a commencé à faire : créer un mouvement qui ne soit pas strictement un parti, qui articule le temps électoral avec un programme, qui forme des cadres politiques et techniques et qui favorise les mouvements sociaux en leur offrant un instrument de mobilisation et d’intervention dans le champ politique.
Mais de nombreux Gilets Jaunes rejettent l’idée d’un leader et se méfient de Mélenchon, qui est souvent décrit comme un millionnaire, un politicard, aussi déconnecté du peuple que les autres politiciens…
D’abord, l’idée que le populisme de gauche serait forcément centré autour du leader charismatique, du caudillo, est un faux procès. Certes, le leader est un principe fédérateur, mais comme peut l’être un discours ou une lutte particulière comme nous l’avons mentionné ci-dessus. Tous les cas de figure sont possibles avec la stratégie populiste. Toutefois, le leader devient à mon sens techniquement nécessaire – peut-être un mal nécessaire – à partir du moment où un mouvement entre dans le champ de la lutte pour le pouvoir politique et d’Etat, ce qui travaille désormais une partie des Gilets jaunes. Ce qu’il faut analyser sur le fond dans ce contexte, c’est la fonction du leader, la nature et le degré de son pouvoir, ainsi que le degré d’autonomie de ce pouvoir par rapport au mouvement dont il est le produit et par rapport à la société plus largement. Ce pouvoir et cette autonomie dépendent en réalité de plusieurs facteurs. La figure du leader – personnification d’une volonté collective à l’offensive – est toujours plus forte dans des configurations de désintermédiation ou de désinstitutionalisation très avancées des sociétés, dans des contextes de rupture de tous les cadres communs pendant lesquels le mouvement populaire prend finalement le pouvoir pour accomplir des changements cardinaux dans le fonctionnement de la société. Il s’agit de moments très particuliers – même « anormaux » – de crise sans retour possible à l’ordre politique antérieur. C’est dans ce type de moment que la figure du leader sera toujours très puissante, au sein du mouvement et dans l’institution désarticulée, et qu’elle sera potentiellement dangereuse – car toujours tentée par la privatisation de la volonté collective – en l’absence de contrôle, de participation maintenue et déterminée du mouvement populaire dans les affaires publiques, de reconstruction institutionnelle et de renouvellement de la direction politique. C’est une question épineuse mais incontournable pour tous les mouvements d’émancipation. Au fond, la question du leader est de ce point de vue une question miroir posée au mouvement lui-même : quelles sont ses formes d’organisation et d’action, les relations qu’il tisse entre lui et les institutions, entre lui et sa direction, entre lui et la population en générale.
Par rapport à Jean-Luc Mélenchon. Remarquons tout d’abord que la situation française n’en est pas encore à ce point. Mais il faut le reconnaître : si le surgissement des Gilets Jaunes montre que la théorie « fédérer le peuple » et l’intuition sur le moment populiste de la France insoumise étaient visionnaires, la FI n’est pas le réceptacle ni l’instrument naturels par lequel les Gilets jaunes s’expriment aujourd’hui. Il est probable que pour eux, Jean-Luc Mélenchon représente encore le monde de la politique professionnalisée. Il faudra cependant observer les prochaines évolutions car nombre de militants de FI s’impliquent auprès des Gilets Jaunes, dont les revendications résonnent significativement avec le programme de la FI.
Certains Gilets Jaunes que j’ai interrogés ont un discours hostile envers les « assistés » et les immigrés. Peut-on craindre que la stratégie populiste s’avère complaisante envers ce genre de ressentiment ? Certains ont interprété ainsi le refus de Mélenchon de signer le manifeste pour l’accueil des migrants publié notamment par Regards…
Contrairement à ce qu’affirme par exemple Eric Fassin, je ne me résous pas à l’idée que tous les électeurs d’extrême droite seraient perdus pour la gauche. Cela revient à les essentialiser, comme s’ils étaient racistes par naissance. Des parties de cet électorat peuvent être en phase avec nous, en colère sur la question sociale, sur la dégradation des services publics, de la souveraineté politique. A partir de là, nous devons les convaincre que l’immigré n’est pas la cause de leur malheur. Il n’y a pas de complaisance, mais défendre l’ouverture absolue des frontières sur la base de valeurs ne peut pas mobiliser les classes populaires, dont les conditions de vie se dégradent et qui pensent qu’on leur prend le peu qu’elles ont soit pour nourrir ceux d’en haut – contre qui on ne peut rien faire –, soit pour le donner à ceux d’en dessous qui ont droit aux maigres systèmes d’allocation existants. Sur ces derniers, on peut taper. C’est un mécanisme infernal. C’est celui qui est à la racine du trumpisme. Mais il faut leur faire la démonstration qu’elles ont tort. Le racisme a toujours existé dans les classes ouvrières, mais il y a des moments où la gauche a été capable de le comprimer, pas seulement parce qu’elle tenait un discours sur la tolérance, mais parce qu’elle était capable de proposer un accompagnement idéologique, un travail de terrain quotidien, d’imposer des politiques publiques différentes en matière de logement, d’emploi, de transport, d’éducation, de distribution des ressources disponibles, etc. qui modifiaient objectivement les conditions des rapports entre l’autochtone et l’arrivant. Roger Martelli a raison de dire que l’identité n’est jamais le bon registre pour la gauche, mais j’ajouterais que celui des seules valeurs non plus. Nous avons évidemment des valeurs de gauche, mais ce n’est pas comme ça qu’on convainc les gens.
Roger Martelli reproche surtout à la stratégie populiste de construire ce peuple sur la base du rejet à l’égard de l’élite, plutôt que de le construire sur une base positive, autour d’un projet émancipateur pour tous.
Nous sommes d’accord. Il faut proposer un imaginaire, un projet. Mais le populisme n’a jamais prétendu fournir un régime ou une idéologie. C’est plus modeste que ça ! Cette théorie et cette stratégie offrent une boite à outils pour analyser la situation historique dans sa contingence et réarmer un projet politique de gauche – à partir de cette contingence –, pour qu’il soit à même de construire des alliances et de conquérir le pouvoir.
Illustration : Aramis Funkographer / Flickr CC
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