En 2002, le Brésil surprend le monde en élisant à la présidence de la République un ouvrier syndicaliste. Luiz Inácio Lula da Silva, fondateur et chef du Parti des travailleurs (PT) est en effet emblématique d’un grand mouvement populaire qui a déstabilisé la dictature au tournant des années 1980. Par la suite, le PT monte à l’assaut du ciel pour contester le pouvoir historiquement dans les mains de grands caciques venant de l’élite.
Peu à peu, la gauche progresse, d’abord en conquérant plusieurs grandes villes où des expérimentations de gestion municipale inédites ancrent le PT et créent de facto une grande coalition comprenant une partie importante des classes moyennes et populaires, urbaines et rurales. Les diverses « gauches » se coalisent également en amenant au PT une grande partie de l’ancienne mouvance marxiste, des chrétiens progressistes, des syndicalistes.
Finalement, tout cela débouche sur la victoire de Lula aux élections présidentielles de 2002 (suivi d’un deuxième mandat acquis en 2006). De facto, le PT devient la première force politique du pays, bien que la scène parlementaire demeure extrêmement fragmentée [1]. Principal adversaire du PT, le Parti social-démocrate brésilien (PSDB), constitue l’autre grand pôle de la scène politique, regroupant la droite traditionnelle avec une partie des secteurs modernistes des élites économiques et des couches moyennes-supérieures.
Nouveaux et anciens enjeux
Huit ans plus tard, à l’approche des prochaines élections présidentielles (octobre 2010), une nouvelle polarisation politique se répercute sur le pays. Lula ayant réalisé ses deux mandats, c’est Dilma Roussef (elle occupe depuis peu des fonctions importantes dans l’administration Lula) qui va défendre les couleurs du PT. Devant elle, José Serra, au nom du PSDB. Bien que les sondages indiquent un niveau d’appui populaire très élevé pour Lula (autour de 80%), rien n’est joué d’avance.
En faveur de Dilma et de la poursuite du projet de Lula, l’économie connaît une embellie. Le gouvernement affirme bien gérer la crise mondiale d’une manière qui avantage le Brésil, ce dont témoigne le taux de croissance du PIB (qui pourrait être + ou - 5% en 2010) et même que la progression de l’emploi et la diminution de la pauvreté, assez spectaculaire si on considère que, selon divers indicateurs, environ trente millions de personnes sont sorties de la pauvreté « extrême ». D’autre part, la bonne santé économique se reflète dans la diminution importante de la dette externe [2]. Sans être imperméable aux fluctuations des marchés financiers, le Brésil est assis sur un fort excédent commercial ainsi qu’une confortable réserve en devises (+ 24% en 2009).
Entre-temps, Lula est devenu le Président de « tous les Brésiliens ». Sa popularité dépasse de loin celle de son parti (dont il s’est partiellement autonomisé). En fait, Lula est populaire pas seulement (et pas principalement) à cause de son charisme et des mesures de redistribution qui ont bénéficié aux couches populaires, mais aussi et surtout parce qu’il représente un projet et un processus de transformation qui encourage les classes populaires. Certes ce projet n’est pas (et n’a jamais été) « révolutionnaire », ni dans sa forme, ni dans son contenu. Et, dans ce sens, on peut reconnaître dans la gouvernance de la gauche brésilienne des éléments très similaires à ce qui s’est passé en Europe et en Amérique du Nord dans le sillon du keynésianisme et de la social-démocratie.
Éléments similaires, mais non identiques : le Brésil, pays de pauvreté et d’exclusion sociale structurelles, héritier de l’esclavagisme qui a prévalu jusqu’au dix-neuvième siècle, est encore aujourd’hui le pays le plus inégalitaire au monde. Ce pays, par ailleurs, reste une démocratie récente, encore fragile, ayant vécu pendant plusieurs décennies sous la dictature militaire. Aussi on peut comprendre que, dans un tel contexte, une politique de réformes partielles, basées sur une sorte de grand « compromis » entre dominants et dominés, reste un défi considérable.
On observe donc que la lutte politique demeure vive. Et la candidate du PT est handicapée, du fait qu’elle est relativement inconnue, sans le parcours spectaculaire de son prédécesseur. Entre-temps, les médias lui mènent la vie dure, mettant en question sa capacité à présider un pays aussi compliqué que le Brésil. Le PSDB promet de « mieux » gouverner, en évitant d’attaquer Lula, ce qui pourrait être contre-productif électoralement parlant. Pour autant, la droite n’est pas assurée de l’emporter. Car le Brésil d’aujourd’hui n’est plus le même. Les classes populaires sont plus affirmatives, moins subordonnées et dépendantes des réseaux de pouvoir traditionnels qui avaient maintenu la majorité de la population dans une situation de non-citoyenneté.
Continuités et ruptures
En huit ans que s’est-il donc passé ? Au départ, la tâche de Lula ne semblait pas facile. En 2002, le pays est en effet affaibli par huit ans de gestion néolibérale « pure et dure » par le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso. La dette explose, en partie par l’ouverture sans précédent de l’économie brésilienne et l’alignement du gouvernement brésilien sur le « consensus de Washington » imposé par les États-Unis et le FMI [3]. Les revenus des couches populaires et moyennes sont en régression. Le chômage frappe presque 20% de la main d’œuvre active. Le secteur public est disloqué par une vague de privatisations qui permettent à l’élite économique de racheter à bas prix des pans entiers de l’économie. La pauvreté et les inégalités s’accroissent de manière spectaculaire. Que faire ?
D’emblée, Lula décide de calmer le jeu L’idée est d’assurer la stabilité, d’éviter des débordements et des crises, alors que la droite prédit la fuite des capitaux, voire l’écroulement de l’économie. Pour contre-attaquer, mais aussi parce que cela correspond à sa vision des choses, Lula annonce ses couleurs dans une fameuse « Lettre aux Brésiliens » où il affirme qu’il faut, « malheureusement », respecter les engagements précédents, notamment le paiement de la dette, et la continuation de la politique monétaire.
Il promet aussi de garder comme priorité la lutte contre l’inflation, via des taux d’intérêts très élevés, ce qui sécurise les détenteurs de capitaux. Il s’engage à respecter l’austérité fiscale et à limiter les dépenses de l’État. Bref, avec son controversé ministre des finances, Antônio Palocci, Lula rassure les secteurs dominants, tant les élites brésiliennes que les institutions financières et internationales comme le FMI. La pilule est amère…
En même temps, Lula annonce un programme de « récupération » économique. Il stoppe les privatisations et remet à l’agenda public l’idée d’un État « développementiste », intervenant et régulateur. Il reprend langue avec le mouvement syndical et les secteurs populaires. Surtout, il redynamise le filet de sécurité sociale surtout orienté vers les populations les plus pauvres et paysannes, dans le nord du pays (dont le « Nordeste »). Le projet Fome zero (faim zéro) met à la disposition de ces couches (un quart de la population totale) une aide sociale sous la forme d’une allocation familiale (Bolsa Família) ce qui contribue à réduire la famine et la pauvreté « extrême ».
Sur d’autres plans, la politique imposée par Lula indique également des continuités et des ruptures. Son gouvernement mise sur le développement du secteur agro-industriel, et facilite la croissance des exportations de soja transgénique et de viande, sous la houlette des grandes entreprises privées qui exploitent la majeure partie des terres arables. Lula finalement refuse l’idée d’une réforme agraire « radicale », pourtant promue par ses alliés historiques, dont le formidable Mouvement des sans-terre, le MST [4]. En même temps, son gouvernement aide le MST à récupérer des terres en friche, lui apporte aussi des financements pour renforcer ses capacités techniques, notamment dans la gestion des coopératives mises en place sur les terres « récupérées » par les Sans terre.
De tout cela émerge peu à peu une sorte de projet de développement, différent sur bien des aspects du traditionnel « desarollisme » basé sur l’État « fort » et l’industrialisation par la substitution des importations. Mais ce projet est également en rupture avec le modèle néolibéral des années 1980-90 sur quelques points essentiels, notamment le rôle de l’État et la nécessité de recréer un filet de sécurité sociale comme moyen de relancer le marché interne et donc l’économie.
L’épreuve du pouvoir
Pendant son premier mandat, de 2002 à 2006, le gouvernement navigue entre divers écueils. L’orientation « continuiste » en matière économique lui fait mal, notamment auprès de ses alliés sociaux et même auprès de certaines franges du PT. Quelques démissions d’élus se manifestent, d’où émerge un parti qui s’affirme à la gauche du PT, le PSOL (Partido Socialismo e Liberdade),mené par la députée Heloísa Helena, et endossée par des personnalités à l’origine de la fondation du PT comme Plínio Arruda Sampaio.
Plus tard, l’érosion de la base militante du PT s’accélère, provoquée par une série de scandales sur le financement du parti. Le système politique brésilien est construit sur l’opacité, les jeux d’influence, les alliances sans principe et les deals qui se négocient entre les acteurs politiques sur la base d’intérêts. Le gouvernement Lula, qui a pourtant promis de « nettoyer » cette situation, la gère à sa manière, en offrant aux uns et aux autres, partis et personnalités, des avantages, petits et gros, dès lors qu’ils n’entravent pas la politique gouvernementale [5]. Cette évolution est pointée par les médias de droite qui accusent le gouvernement de corruption, ce qui provoque le départ, ou la critique, de personnalités de gauche, notamment dans la mouvance chrétienne, ainsi que des mouvements sociaux.
Mais ces turbulences n’affectent pas le gouvernement Lula de manière stratégique. En 2006, il est réélu (au deuxième tour cependant). La population, surtout des secteurs populaires et paysans, vote massivement pour le Président. Les grands mouvements, comme le MST, décident de l’appuyer : d’une part pour éviter le retour de la droite, d’autre part parce qu’ils sont conscients que Lula apporte également des éléments de réponse en phase avec les revendications du peuple et du mouvement populaire.
Au départ de son deuxième mandat, Lula promet d’accélérer la cadence et de relancer le développement. Il augmente le salaire minimal de plus de 30 %, à la fois pour accroître les revenus des couches populaires, à la fois pour relancer le marché intérieur. À la Bolsa familia s’ajoutent d’autres initiatives : le ProUni (soutien aux étudiants universitaires des familles modestes), le PRONAF (appuis à l’agriculture paysanne), le programme Territorios da Cidadania (transferts budgétaires vers les municipalités et régions pauvres). Parallèlement, le gouvernement, à travers le Programme d’accélération de la croissance (PAC), investit 200 milliards de dollars dans la réhabilitation des infrastructures (routes, aéroports, ports maritimes, assainissement des eaux.
Les résultats de ces initiatives, essentiellement de nature assistantialiste, permettent une réelle amélioration des conditions de vie de la majorité des Brésiliens [6]. Certes comme l’explique Laurent Delcourt, il faut analyser cette évolution avec des nuances [7]. Les dépenses canalisées sur le filet de sécurité sociale restent très inférieures à celles consacrées au service de la dette. Parallèlement, les taux d’intérêt demeurent très élevés, au profit des détenteurs de capitaux et au détriment de l’emploi.
Dans le domaine des politiques agricoles, central dans la dynamique de l’économie et de la société brésiliennes, Lula maintient un modèle « de développement agraire fondé sur les monocultures d’exportation et l’agrobusiness, certes moteur de croissance et source de précieuses devises, mais socialement inique, écologiquement désastreux et intenable sur le long terme » [8].
C’est un peu la même tendance qui se manifeste au niveau énergétique, alors que l’accent est mis sur le renforcement de l’énorme entreprise publique PETROBRAS, qui accroît considérablement ses capacités de production, ainsi que sur d’autres initiatives pour augmenter le potentiel énergétique du pays via des grands barrages, le détournement de fleuves et même des projets pour construire des centrales nucléaires.
Au total, le bilan du gouvernement dégage un portrait que le sociologue brésilien Emir Sader qualifie d’« hybride » et contradictoire. D’une part, la gouvernance de Lula permet en effet au secteur financier de conserver son rôle central, ce qui permet aux couches privilégiées d’engranger d’énormes profits. D’autre part, l’État redevient « développementiste », tant par la redistribution des revenus que par le renforcement du rôle régulateur de l’État dans l’économie [9].
Sur l’échiquier mondial
Ces développements considérables doivent être contextualisés dans l’évolution du positionnement du Brésil sur l’échiquier mondial. Au moment de l’élection de Lula, le Brésil fait du sur-place en restant ancré sur la politique états-unienne, tant à l’échelle des Amériques que sur des questions plus vastes comme l’avenir des régulations commerciales (dans le cadre des négociations de l’OMC).
En 2003, Lula s’exprime lors des négociations de l’OMC pour s’opposer à ce qu’il considère comme des politiques de libéralisation commerciale négatives du point de vue du Brésil et des pays du sud. Assez rapidement, Lula change le ton de ces discussions. Il affirme la priorité d’avancer dans l’intégration des Amériques et s’oppose explicitement au projet promu par les États-Unis et le Canada d’une Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA ou ALCA en portugais et en espagnol) [10].
Dans les Amériques, le gouvernement entend renforcer divers projets d’intégration, ce qui débouche (2008) sur l’UNASUR (Union des nations sud-américaines). Certes, cette structure hémisphérique embryonnnaire ne peut se comparer à l’Union européenne, mais elle a des ambitions. La question devient alors pratique. Il est en effet difficile de coordonner réellement les initiatives en cours (MERCOSUR, ALBA), traversées de diverses luttes d’influence, notamment entre le Brésil et un bloc de pays plus revendifs composé du Venezuela, de la Bolivie, de l’Équateur et de Cuba [11]. Reste aussi à créer de nouvelles institutions politiques et à dépasser le cadre économique et commercial qui prévaut actuellement et qui, faute de base politique commune, n’avance pas rapidement, en dépit de la création de nouveaux outils d’intégration comme Petrosur (énergie), Bancosur (finances), Telesur (communication) [12].
Parallèlement, l’activisme du gouvernement Lula se manifeste dans diverses crises où se confrontent les intérêts brésiliens (et latinos) et ceux des États-Unis. À cet effet, l’affrontement le plus direct survient au Honduras où un coup d’État, organisé par les élites locales et soutenu par les États-Unis renverse (juin 2009) le gouvernement élu et appuyé fortement par le Brésil qui parvient même à isoler Washington au sein de l’Organisation des États Américains(OEA), pourtant fief traditionnel des États-Unis dans la région.
Face aux États-Unis justement, la situation demeure tendue. Les plans de remilitarisation de la Colombie, amorcés à l’époque de Bush, continuent sous Obama. Les menaces contre le Venezuela et même contre Cuba prennent toute leur place au sein d’une administration qui avait été élue pour s’éloigner de la « guerre sans fin » des néoconservateurs.
Lula pendant ce temps cherche à cultiver ses relations avec Washington, d’une part parce qu’il le faut (!), d’autre part en misant sur l’image d’un État « responsable », capable de participer à la réorganisation des Amériques d’une manière qui ne nuirait pas nécessairement aux États-Unis, mais sans subordination. Le projet est ambitieux, c’est le moins qu’on puisse dire.
Certes sur cela, le moment actuel favorise Lula. Au fur et à mesure que, résultat de mobilisations populaires sans précédent, se consolide toute une série de gouvernements de centre-gauche latino-américains qui s’opposent, à des degrés divers, au « consensus de Washington ». Sans prendre la tête de l’opposition au traditionnel ennemi yankee, le gouvernement de Lula en prend acte d’une manière astucieuse, en diversifiant ses relations commerciales (notamment avec la Chine et l’Union européenne) [13], et en devenant plus activiste et volontariste dans les grands débats mondiaux.
Cette inflexion coïncide avec d’importantes transformations économiques. À partir de 2006-07 et à l’avantage du Brésil, la flambée du prix des matières premières, notamment alimentaires, permet une grande poussée des exportations brésiliennes (principalement soja et produits alimentaires). Ainsi, tout en restant relativement confiné dans une division du travail traditionnelle, le Brésil, avec un secteur financier solide et un confortable excédent budgétaire, consolide sa réputation d’État « émergent ». Il forme avec d’autres pays également dits « émergents » une alliance informelle, le BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), avec lesquels se tissent de nouveaux liens économiques et politiques.
De tout cela émerge un G20, pour faire contrepoids, relativement parlant, au G8, traditionnel club des pays riches du Nord [14]. Ce face-à-face reste relatif, puisque les deux « camps » s’inscrivent dans une perspective commune de « libéralisation » des marchés, tout en se disputant sur les termes de cette « libéralisation ».
La prochaine étape
Dans quelques mois, des millions de Brésiliens iront voter à l’élection présidentielle, de même que pour élire les gouverneurs des États et pour renouveler une partie des sénateurs et parlementaires au Congresso national. Certes, tous ont les yeux fixés sur l’élection présidentielle, à la fois centre nerveux de la gouvernance et site de la légitimité populaire. Depuis l’annonce officieuse de sa candidature, Dilma Roussef progresse dans les sondages sur les intentions de vote. La machine politique de l’État fédéral est mobilisée pour assurer sa victoire sur un discours simple mais convaincant : il fait continuer !
Aux succès enregistrés en matière de lutte contre la pauvreté, l’équipe de Lula fait valoir la stabilité économique (« mêmes les riches sont devenus plus riches », affirme le président sortant), de même que l’« émergence » du Brésil, à qui The Economist promet de devenir la cinquième puissance économique du monde. Selon Dilma, le Brésil de Lula a réussi à gouverner d’une manière où « le développement avec l’inclusion sociale devient un modèle économique » [15]. La candidate du PT promet de créer, rien de moins, qu’un « pays de Welfare State à la mode brésilienn », avec comme acteur principal « un État capable de planifier et de gérer ».
Reste à savoir si l’électorat suivra. À son avantage, Dilma profite du désarroi politique de la droite, qui ne peut se réclamer de sa gouvernance antérieure (le gouvernement Cardoso avait presque mené le pays à la ruine), et qui ne peut nier non plus les avancées économiques et sociales des huit dernières années. Pourtant, la victoire n’est pas acquise, car ce qui menace le plus Dilma et le PT c’est l’abstentionnisme croissant, lié à la transformation du débat et de la mobilisation politique. En effet, le PT n’est plus un appareil militant, mené par un noyau dur de cadres dédiés et ancrés sur les mouvements populaires. D’un côté, parce qu’il a été « décapité » par l’exode vers les fonctions étatiques. D’un autre côté, parce qu’il a perdu, du moins en partie, sa captation symbolique de l’espoir de transformation, qu’il avait acquis au travers des luttes populaires des années 1980-1990. Le renforcement des capacités médiatiques du PT, qui fait campagne de plus en plus « à l’américaine » (via la télévision) ne fait pas totalement contrepoids à cette absence de mobilisation.
Certes, cette déperdition n’est pas « totale ». Beaucoup de militants sociaux restent fidèles au PT, moins par enthousiasme que par réalisme, « pour faire échec à la droite », et aussi pour continuer de mener une bataille pour les droits sociaux et économiques. Pour Emir Sader, le secteur militant doit maintenir une relation de proximité avec le PT, pour en renforcer les éléments progressistes, pour concentrer l’attaque contre l’hégémonie du secteur financier et de l’agrobusiness [16].
Les mouvements sociaux, pour leur part, restent alignés sur la continuité. La Centrale unique des travailleurs, la CUT, reste toujours loyale à Lula, même si la classe ouvrière, notamment dans le secteur industriel et les services, a subi les impacts de la politique macroéconomique orthodoxe. Les secteurs paysans, surtout dans le nord, restent acquis au gouvernement, en bonne partie à cause des programmes sociaux qui ont fait une différence dans leur vie. Le MST, pour sa part, tout en se gardant un droit de réserve, finira sans doute par faire comme en 2006, en appuyant Dilma, « contre la droite ».
Sans aucun doute, tous ne sont pas d’accord avec cette optique. Une partie de la base militante du PT, on l’a vu, a été attirée par le PSOL [17]. Mais, aujourd’hui, ce parti traverse une crise profonde, tant il est incapable de déterminer une ligne conséquente et alternative face à la politique de Lula [18]. Et il est déchiré par des factions qui tentent de s’arracher le pouvoir et les candidatures, et compromis dans de douteuses convergences avec la droite [19]. Les dissidents plus récents, regroupés autour de la populaire ex-ministre de l’environnement Marina Silva, ne réussissent pas non plus à relancer le Parti Vert, étrange amalgame de gauches et de droites qui veulent promouvoir l’agenda du « développement durable » d’une manière qui reste ambiguë. A ce jour, en tout cas, les arguments écologistes n’apparaissent pas capables de proposer une plateforme globale alternative, et restent confinés, soit dans quelques secteurs de la gauche déçue du PT, soit parmi les classes moyennes urbaines assez éloignées des préoccupations des secteurs populaires.
Guerre de position
Au Brésil et ailleurs en Amérique latine, une puissante reconfiguration s’esquisse sous nos yeux. L’empire états-unien, avec ses aventures moyen-orientales et sa mauvaise gestion de la crise financière, est malmené dans une zone qu’il considérait comme sienne » (à travers la doctrine dite de Monroe). Certes, les États-Unis sont loin d’être hors jeu, mais ils ont maintenant devant eux des États, des gouvernements et des mouvements relativement cohérents et organisés. D’où la marge de manœuvre, restreinte mais réelle, qui existe. Est-ce suffisant pour prévoir une « renaissance » économique et politique de l’Hémisphère et la mise en place d’un nouveau « modèle » de développement ? Il serait pour le moins imprudent de s’avancer aussi loin, même si, ici et là, un tel projet semble se dessiner.
En fin de compte, l’évolution des luttes sociales et politiques sur le plan interne risque d’être déterminante. Dans le cas du Brésil, plusieurs options s’expriment. Le projet de Lula d’une grande coalition multi-classe en est une. Autour d’un État fort épaulé par une coalition de centre-gauche, ce projet « néo-développementiste » mise sur le renforcement des capacités productives animées par le secteur privé (l’agrobusiness notamment) et un secteur public renforcé (dans l’énergie), et dont les retombées (profits) sont redistribuées pour améliorer les conditions des classes populaires et également relancer le marché interne. Ce projet implique un élargissement des relations du Brésil avec le reste du monde. Pour dire en clair, le renforcement des liens Sud-Sud et l’atténuation de la dépendance envers les États-Unis.
À l’opposé, le projet des élites traditionnelles et de la droite est de rebrancher le Brésil sur le « turbocapitalisme » qui prévaut dans le reste du monde capitaliste et qui mise sur une financiarisation accrue au bénéfice quasi exclusif des couches supérieures. Dans les débats électoraux actuels, il n’est pas rare d’entendre les médias, très majoritairement de droite, proposer l’abolition du programme Bolsa familia (« trop coûteux et favorisant la paresse naturelle des classes populaires »), réclamer l’éradication des favelas (« ils occupent des zones où la ville moderne pourrait être développée ») et exiger la criminalisation des mouvements sociaux, notamment du MST. À rebours, la droite voudrait également réaligner le Brésil sur les Etats-Unis, et même les appuyer dans leur lutte contre des États définis par Washington comme « dangereux », tels le Venezuela ou l’Iran. C’est dire si elle n’a pas apprécié la tentative de médiation avec Téhéran, menée conjointement avec la Turquie, au sujet de l’enrichissement d’une partie du stock d’uranium iranien.
Entre ces deux grandes options, il y a également la perspective d’approfondir les transformations sociales en donnant aux classes populaires non seulement de meilleures conditions de vie, mais aussi du pouvoir et des capacités politiques. Tout cela dans une perspective « éco-socialiste », où la question environnementale est organiquement liée à celle du développement « durable ». Bref, dans un langage qui rappelle, en partie au moins, le projet à l’origine du PT, et qui promeut également le dépassement du système politique actuel via la démocratie « participative ».
Pour le moment, cet « écosocialisme » apparaît davantage « entre les lignes » que sur la scène politique réellement existante, pourrait-on dire. Mais l’option est présente : en effet, rien n’indique que les avancées réalisées par le peuple brésilien ces dernières années, au pas de course dans un temps très limité, ne l’inciteront pas à aller plus loin. Par ailleurs, les limites sont de plus en plus étroites, compte tenu des crises - ou de la crise des crises devrait-on dire - qui traversent l’horizon économique, politique et écologique des sociétés contemporaines. Tout cela conduit des populations à rechercher de nouveaux projets.