Usage de la force excessif, détentions arbitraires, tortures, mauvais traitements... Publié le 22 juin 2018, le rapport du Haut-Commissariat aux droits de l’Homme de l’Organisation des Nations unies (HCDH) cloue, une fois de plus, le Venezuela au pilori. Devant le Conseil des droits de l’Homme (CoDH), le haut-commissaire en fonction, le prince jordanien Zeid Ra’ad Al Hussein, membre de la dynastie hachémite, ancien ambassadeur de son pays aux Etats-Unis (2007-2010), appelle à la création d’une commission d’enquête internationale et demande un « engagement accru » de la Cour pénale internationale (CPI) contre la répression menée par les autorités de l’Etat depuis 2014 – année de la première vague de violence insurrectionnelle (les « guarimbas » ) déclenchée par l’opposition. Si Caracas proteste devant une position aussi déséquilibrée, nul ne s’étonne vraiment d’un tel parti-pris.
Même s’il critique ouvertement Donald Trump (et les « populismes »), Zeid Ra’ad Al Hussein a, s’agissant de l’Amérique latine, des réflexes très proches de ceux du Département d’Etat américain. Ainsi, quatre jours après avoir torpillé Caracas, va-t-il saluer, le 26 juin, les cinq candidats de la prochaine élection présidentielle en Colombie – parmi lesquels les « uribistes » [1] Germán Vargas Lleras et Iván Duque (le futur élu). Par écrit, tous ont pris l’engagement de respecter, protéger et garantir les droits humains. « Nous pensons que c’est la première fois, où que ce soit, que chaque candidat à la présidence a signé un engagement formel, sans équivoque, pour défendre les droits de l’Homme, déclare sans rire Zeid Ra’ad Al Hussein, feignant d’ignorer à quelle mouvance politique appartiennent Vargas Lleras et Duque ; cela vient comme une bouffée d’air frais dans un monde où tant de dirigeants politiques ont minimisé, ou bafoué activement, leurs obligations de respecter le droit international des droits de l’homme. »
Trois ans après l’élection de Duque, on a un aperçu de l’ineptie du propos et, avec tout le respect qui lui est dû, des limites de certaines déclarations péremptoires émanant du prestigieux HCDH : le 8 juillet dernier, plus d’une centaines d’organisations sociales et communautaires colombiennes, appuyées par Mgr Darío Monsalve, archevêque de Cali, ont dénoncé la « vengeance génocidaire » du gouvernement Duque contre les Accords de paix de 2016 et les secteurs qui les appuient [2]. Cent huit de leur dirigeants et militants ont été assassinés en 2019, 101 de janvier à mai 2020, auxquels il convient d’ajouter, depuis la fin du conflit armé, 219 ex-combattants, démobilisés, des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC).
Tout ayant une fin, le mandat de ce très pertinent « prince des droits humains » se termine. Pour le remplacer à compter du 10 septembre 2018, le secrétaire général de l’ONU António Guterres nomme l’ancienne présidente chilienne Michelle Bachelet. Théoriquement aux antipodes de l’ « Altesse royale », elle est la fille d’un général de l’armée de l’air – Alberto Bachelet – mort en prison (mars 1974) des suites des mauvais traitements et tortures infligés par les séides du général Augusto Pinochet après le coup d’Etat militaire du 11 septembre 1973. Que lui reprochait la dictature ? Durant la présidence de Salvador Allende, le général Bachelet avait été nommé à la tête du Bureau de distribution des produits alimentaires – l’équivalent des Comités locaux d’approvisionnement et production (CLAP) actuellement mis en place au Venezuela pour réduire les pénuries qui accablent les secteurs populaires du fait de la « guerre économique » (que subissait lui aussi le Chili) [3].
Elle-même incarcérée pendant deux années avant de s’exiler, Michelle Bachelet, après son retour, fera une belle carrière au sein du Parti socialiste du Chili, ministre de la Santé puis de la Défense dans les gouvernements du centriste Ricardo Lagos (2000-2006). Présidente de 2006 à 2010, puis de 2014 à 2018, dans le cadre de coalitions réunissant le centre droit et le centre gauche – la Concertation démocratique, puis la Nouvelle majorité –, elle a, à chaque fois, rendu le pouvoir à la droite, du fait d’une politique sociale timorée. Mais, entourée de chefs d’Etat fort impliqués dans l’émancipation politique et sociale de l’Amérique latine – Hugo Chávez puis Nicolás Maduro, Fidel et Raúl Castro, Lula da Silva suivi de Dilma Rousseff, Néstor puis Cristina Kirchner, Manuel Zelaya, Rafael Correa, Evo Morales, Fernando Lugo, Tabaré Vásquez et José « Pepe » Mujica, Daniel Ortega, Salvador Sánchez Céren, etc. – elle suivra gentiment le mouvement. En 2014, lors de la séquence des « guarimbas », elle n’hésite pas à dénoncer la tentative de coup d’Etat de l’opposition vénézuélienne, emmenée par les mêmes leaders que ceux d’aujourd’hui, contre Maduro.
Le Venezuela baigne toujours, et en permanence, sous la pression de la conspiration. Le 4 août 2018, un mois avant l’arrivée de Bachelet à l’ONU, une tentative d’assassinat de Maduro a échoué de peu. Le 19 janvier 2019, à l’instigation de Washington, le député Juan Guaido s’est autoproclamé président. Le 30 avril, accompagné d’une poignée de militaires, il a tenté un coup d’Etat. Etranglant économiquement le pays, l’administration Trump multiplie les mesures coercitives unilatérales – dites « sanctions ».
Jamais entendu parler de ce genre de choses... Le 5 juillet 2019, après une visite de trois jours au Venezuela, à l’invitation du pouvoir, la nouvelle Haute-commissaire divulgue un premier rapport dévastateur sur… la « répression de la dissidence pacifique » ! Elle y dénonce entre autres 5 287 morts imputables aux Forces de sécurité en 2018, supposément pour « résistance à l’autorité ». Il n’est alors guère difficile de prouver que, au mieux naïvement, au pire en complice, elle participe à une campagne de désinformation globalement intitulée « Crimes contre l’Humanité au Venezuela ».
C’est en effet la période pendant laquelle les grandes multinationales des droits humains jouent des coudes pour demeurer en tête du hit-parade des contempteurs de Caracas. Quand Amnesty International dénonce (14 mai) « au moins 8 000 exécutions extrajudiciaires commises par les forces de sécurité entre 2015 et 2017 », Human Right Watch (HRW), le 18 septembre, en dénombre 18 000 depuis 2016… Les médias s’emballent. Pour mieux conformer les faits au mythe, chacun donne un coup de pouce à la réalité. Et, paresse ou duplicité, personne ne note l’ampleur de la manipulation. Qu’on examine les « rapports » d’Amnesty ou de HRW, on se rend compte que leurs accusations spectaculaires sont totalement invérifiables et invérifiées. Quant au rapport lu par dame Bachelet, qui s’en inspire et leur fait écho, il mentionne : « L’information analysée par le CDH indique que beaucoup de ces morts violentes pourraient constituer des exécutions extrajudiciaires ». Conditionnel à tous les étages, imprécisions et approximations partout [4].
La nomination l’ex-présidente chilienne à la tête du Haut-commissariat n’avait pas que des adeptes. Bien que s’étant retiré du Haut Conseil des droits de l’Homme en juin 2018 en suspendant son financement, Washington, en maître du Monde ayant toujours un pied dans la porte, avait un autre favori. La capitale étatsunienne a donc clairement averti la Chilienne qu’elle devait « éviter les erreurs du passé ». Comprendre : notamment vis-à-vis d’Israël, trop durement traité, mais aussi de Cuba, du Venezuela et du Nicaragua, insuffisamment châtiés. Des gouvernements avec lesquels, fut-il noté ici et là sur un ton sournoisement désapprobateur, elle a entretenu une certaine proximité.
Influencée dans sa conduite par le réseau de relations dans lequel elle se situe [5], Mme Bachelet est donc passée du Palais de la Moneda (à Santiago) au Palais Wilson (à Genève) en laissant délibérément quelques fondamentaux de côté.
Dans son rapport de la 40e session, elle a certes mentionné que le sombre panorama vénézuélien sera aggravé par « les sanctions imposées depuis les Etats-Unis », mais s’est empressée d’ajouter le grand classique des adversaires, ennemis (ou même observateurs de la Révolution bolivarienne désireux de ne pas « se mouiller ») : « La crise économique et sociale généralisée et dévastatrice » a commencé « avant la mise en place de ces sanctions ». Exactement ce que prétendait l’internationale conservatrice lorsqu’elle parlait de l’Unité populaire d’Allende, faisant passer au second plan l’ordre donné par Richard Nixon au Mike Pompeo de l’époque (un certain Henry Kissinger) : « Faites crier l’économie chilienne ! »
S’il en est un qui, un demi-siècle plus tard, fait à nouveau crier les Chiliens, c’est le président Sebastián Piñera. Le pays connaît sa plus grande mobilisation sociale depuis la fin de la dictature du général Pinochet en 1989. Les manifestations succèdent aux manifestations. Un formidable déploiement de policiers, de militaires et de « carabineros » leur répond. Bilan (à ce moment) : 22 morts, 2 200 blessés (dont 230 mutilations oculaires), 6 300 détenus. Courageusement, Mme Bachelet monte au créneau : le 16 novembre, devant les médias, elle exige du gouvernement du… Venezuela qu’il respecte les manifestations « pacifiques » qui doivent avoir lieu ce même jour à l’appel de Juan Guaido.
Le 18 novembre, questionnée par une journaliste, lors d’un forum organisé à Cambridge, elle se déclare très préoccupée par la situation de son pays. Néanmoins, ajoute-t-elle, « je dois être neutre, objective et impartiale en tant que Haute-commissaire ». Son objectif, précise-t-elle, n’est pas « de définir des responsabilités », le Chili étant un pays « régi par l’Etat de droit », ce qui implique d’attendre ce que déterminera son système judiciaire. « Nous ne sommes pas un Tribunal », conclura-t-elle prudemment [6]… A l’évidence, il s’agit de ne pas désespérer La Moneda.
Lorsque, à la mi-décembre, les enquêteurs du CoDH envoyés à Santiago par la haute-secrétaire remettent leur rapport, ils dénoncent en termes sévères les forces de sécurité chiliennes pour leur recours à un usage disproportionné et excessif de la force. Toutefois, ils précisent qu’ils n’ont pu établir « avec certitude » que la mort de onze personnes, des agents de l’Etat étant impliqués « dans quatre cas au moins » … Quatre cas ! Le moins qu’on puisse dire est qu’ils n’en font pas « des kilos » (le bilan définitif s’établissant à 26 morts, on se demande par qui vingt-deux d’entre eux ont été tués). Dans un souci d’objectivité digne d’éloge, les mêmes fonctionnaires de l’ONU mentionnent d’ailleurs la destruction d’infrastructures publiques et privées due à cette violente explosion sociale et évoquentles témoignages de policiers blessés pendant les manifestations (2 705 d’après le ministère de l’Intérieur chilien). Ce qu’on ne leur reprochera pas ici. Mais qui a de quoi laisser rêveur à Caracas ou Managua (que le CoDH, aligné sur Washington, poursuit également de son courroux) … A l’image de Jorge Valero, l’ambassadeur du Venezuela aux Nations unies, les deux capitales dénoncent régulièrement « des informations provenant de sources de faible crédibilité » sans que, en ce qui les concerne, ne soient jamais prises en compte les informations ou réfutations fournies par les autorités.
Remord tardif (ou passager) ? Le 8 août 2019, Mme Bachelet se dit profondément préoccupée par les « conséquences potentiellement graves » des dernières sanctions américaines sur les droits humains du peuple vénézuélien [7]. Sans réellement, les remettre en cause : « Les sanctions sont extrêmement larges et ne contiennent pas suffisamment de mesures pour atténuer leur impact sur les couches les plus vulnérables de la population. » D’ailleurs, ces dernières sanctions ne s’appliquent techniquement pas aux « transactions liées à la fourniture d’articles tels que des denrées alimentaires, des vêtements et des médicaments destinés à être utilisés pour soulager des souffrances humaines », mais, « elles risquent encore d’aggraver considérablement la crise pour des millions de Vénézuéliens ordinaires ». Un coup à droite, un coup à gauche, la balle au centre : en principe, tout le monde est content…
Le 24 mars 2020, la même cheffe des droits de l’Homme de l’ONU demande la suspension des sanctions économiques contre des pays comme le Venezuela, Cuba, la Corée-du-Nord, la Birmanie et le Zimbabwe, de telles « mesures unilatérales et coercitives » portant atteinte aux droits humains et à l’accès aux médicaments et au matériel médical nécessaires pour affronter la pandémie de Coronavirus. Néanmoins, une fois de plus, pour éviter de fâcher les puissances impériale et sous-impériales, elle nuance aussitôt son propos. Dès le 29 avril, elle reproche à Caracas son « manque de transparence » dans… la gestion de la pandémie du Covid-19.
C’est pittoresque, mais surtout terriblement déplacé. Alors que les lanceurs de slogans prophétisent l’apocalypse au Venezuela, ce pays gère la catastrophe sanitaire avec efficacité. A ce moment, le nombre des défunts n’a pas dépassé la dizaine. Pour ne mentionner qu’un des éléments de la stratégie mise en œuvre, plus de 1 500 médecins cubains parcourent les zones populaires du seul Etat de Miranda – celui de la capitale Caracas – pour repérer, tester, et diriger les malades du Covid vers les centres de soins. L’Organisation panaméricaine de la santé (OPS) a accès en permanence aux résultats des diagnostics.
Dépistage de masse, confinement généralisé... Alors que la nébuleuse politico-médiatique utilise tous les clichés disponibles pour prévoir (et pour certains souhaiter) le pire à la République bolivarienne, où la progression rapide de l’épidémie « menacerait le reste de l’Amérique latine [8] », c’est (sans parler des Etats-Unis) au Brésil, au Chili, en Equateur, au Pérou, en Colombie que (malheureusement) l’Apocalypse s’abat (menaçant le Venezuela !). A tel point que, début mai, la coordination du Système des Nations Unies présente sur place demande au gouvernement de Maduro l’autorisation d’étudier sa stratégie de lutte contre la pandémie, pour la transposer dans d’autres pays. A tel point qu’une autre agence de l’ONU, l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), salue également la politique du gouvernement bolivarien [9].
Cachez ces éloges incongrus : selon Mme Bachelet, le gouvernement de Maduro, outre son opacité, profiterait de la situation d’urgence pour violer les droits humains.
Tous les trois, quatre ou six mois, de rapport « intermédiaire » en rapport « actualisé », les mises en cause de Caracas fusent à jet continu [10]. Pour ne citer qu’elle, car intimement liée à Washington dans la déstabilisation du Venezuela, la Colombie n’a pas droit à un tel privilège. Un rapport de 62 pages le 12 juin 2019 pour dénoncer douze (12 ! on croit rêver) exécutions extrajudiciaires ; une mise en cause beaucoup plus sérieuse en février 2020, qui fâche très fort le pouvoir pour sa sévérité. Mais c’est tout. Et ce, bien que Bogotá interdise désormais l’entrée sur son territoire du rapporteur du CoDH, Michel Forst, qui a fait un travail remarquable sur la non mise en œuvre des Accords de paix. L’Union européenne, en ce qui la concerne, ne croit pas spécialement utile d’interpeler (sans parler de « sanctionner ») le gouvernement Duque (en termes financiers comme politiques, la consolidation de la paix est pourtant l’épine dorsale de la coopération de l’UE avec Bogotá).
Sur le Venezuela, nouveau document « actualisé » – A/HRC/44/20 – lors de la 44e session du Conseil des droits de l’Homme, le 2 juillet 2020. Sans contextualiser outre mesure, évoquant cette fois en six lignes les « sanctions » (sans nommer les Etats-Unis), la Haute-commissaire déplore que « les personnes, au Venezuela, continuent à subir de graves violations de leurs droits économiques et sociaux en raison des bas salaires, du prix élevé des aliments, de la persistante carence des services publics, comme l’électricité ou l’eau, le manque de combustible et l’accès précaire aux services de santé. »
On comprendra que ce sujet à lui seul exigerait d’autres développements. Disons très (très-très) succinctement que…
D’un côté, 6 millions de familles bénéficient des produits à prix subventionnés garantis par le gouvernement, malgré les énormes difficultés provoquées par le blocus économique et financier. Car, de l’autre côté, le Département du Trésor étatsunien vient de sanctionner une dizaine de compagnies maritimes pour avoir offert leurs services à l’industrie pétrolière du « dictateur Maduro » [11] ; fait pression sur les firmes, les armateurs, les compagnies d’assurance, les autorités portuaires du monde entier, les poussant à se détourner de toute transaction avec le pays « paria ». Depuis 2017, de nombreuses institutions financières ont procédé à la fermeture de comptes vénézuéliens, craignant les représailles de Washington pour « blanchiment d’argent ». L’entreprise mexicaine Libre Abordo annonce sa faillite, obligée par les Etats-Unis à interrompre son activité – l’échange de denrées alimentaires et autres produits de base contre du pétrole vénézuélien. Des milliards de dollars d’actifs que Caracas possède à l’extérieur (Etats-Unis, Colombie, Europe) sont purement et simplement mis à sac par les gangs de Trump et Guaido. Depuis le 22 juin, la justice britannique examine à qui, de Maduro ou Guaido, elle va rendre plus d’un milliard de dollars d’or stocké dans les coffres de la Banque d’Angleterre et appartenant au Venezuela. Le pouvoir légitime le réclame depuis 2018 (c’est-à-dire bien avant l’invention du « président fantoche ») – et aujourd’hui plus que jamais pour « raisons humanitaires » [12]...
Tout cela, Mme Bachelet devrait le savoir puisque, fin avril, le gouvernement bolivarien a demandé à l’ONU de servir d’intermédiaire et d’administrer ces fonds, destinés à la lutte contre le Covid-19, à travers le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD). A moins, bien sûr, qu’entre New York et Genève les communications ne fonctionnent plus.
Armes, braquages, racket, meurtres, drogue, affrontements... Sur ce pays objectivement en guerre, confronté à une nébuleuse de bandes organisées, liées ou non avec le narco-paramilitarisme colombien, lui-même très présent et actif dans les Etats frontaliers (Táchira, Zulia), le rapport de la CoDH dénonce : entre le 1er janvier et le 31 mai 2020, 1324 personnes ont été tuées dans le cadre d’opérations de sécurité, dont 432 par les Forces d’action spéciales (FAES).
Pas de langue de bois. Dans le contexte d’extrême violence auquel il est soumis et de la décomposition qui en découle, le Venezuela n’échappe pas à un certain nombre de dérapages et « bavures ». Le 10 juillet dernier, un groupe d’intellectuels et militants vénézuéliens et étrangers, à l’engagement et à la trajectoire incontestables, ont eux-mêmes attiré l’attention du président Maduro, du procureur général Tarek William Saab et des membres du Tribunal suprême de justice (TSJ) sur des excès commis par les FAES. Soucieux de ne pas donner prise aux « manipulations politiques » et au « maccarthisme infantile », ils se sont abstenus d’utiliser et les rapports du Bureau de Mme Bachelet et les chiffres de la fondation Monitor de Víctimas, l’une des sources (avec, entre autres, les officines d’opposition Provea ou Foro Penal) du grand bazar des droits humains. Sur la base de chiffres gouvernementaux – 362 morts – et au nom de la Révolution, ils ont réclamé un contrôle accru de cette unité [13].
Pour autant, un tel constat n’implique pas que toute victime des forces de l’ordre soit le résultat d’un « assassinat ». A moins, bien entendu, de le prouver, sur la base d’enquêtes rigoureuses et documentées, ce qui n’est absolument pas le cas – et a donné lieu à la manipulation majuscule de 2019 sur les « 18 000 exécutions extrajudiciaires » (raison pour laquelle, sans doute, la différence abyssale des chiffres sautant aux yeux (pour peu qu’ils soient ouverts), Mme Bachelet se voit obligée de mentionner, en s’en félicitant, « la diminution du nombre des homicides »).
Cent-dix personnes dont soixante-trois membres des Forces armées, s’inquiète publiquement la Haute-commissaire Bachelet, sont « poursuivies pénalement pour des délits comme la trahison, le rébellion, l’incitation publique ( ?), la conspiration, la tentative d’assassinat (du président), le terrorisme et le financement d’activités terroristes ». S’agit-il là d’abus ? Mme Bachelet est dans son rôle quand elle rappelle leur droit à un juste procès. Pour le reste, nul n’ignore que les Etats-Unis et le clan Guaido ont lancé moult appels à un Pinochet de circonstance et aux Forces armées pour qu’ils se retournent contre le président Maduro, et que quelques militaires, s’exposant à une répression légitime, ont obtempéré. Nul n’oublie qu’en mai, dans le cadre de l’ « opération Gedeón », plusieurs dizaines de déserteurs ont tenté de pénétrer le territoire, depuis la Colombie, pour renverser le chef de l’Etat. Secret de polichinelle : un contrat a même été signé le 16 octobre 2019 entre Guaido et une compagnie mercenaire américaine – Silvercorp USA – pour « capturer / arrêter / éliminer Nicolás Maduro » [14]. Est-ce à dire que le Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU défend mordicus des opposants qui bafouent les lois en vigueur, le droit international public et privé, les libertés, pour y substituer, y compris à travers l’assassinat, la loi du plus fort et du plus violent ?
En poursuivant la même logique jusqu’à ses conséquences ultimes, on posera une autre question : si, en 1973, le président Allende avait détecté et neutralisé la conspiration du général Pinochet, fait arrêter les officiers félons et leurs complices civils, eut-il fallu, au nom des droits de l’Homme, condamner leur incarcération ? Hurler à l’existence de « prisonniers politiques » ? Réclamer leur libération ? Le maniement de tels concepts exige des précautions. Car, ce faisant, Allende aurait sauvé sa vie, évité le coup d’Etat et ses dizaines de milliers de victimes (assassinées, torturées et/ou exilées), la mort du général Alberto Bachelet et… les deux ans d’incarcération de la jeune Michelle, la fille de ce dernier.
Des cas de tortures existent au Venezuela – dont témoigne la mort du capitaine de corvette Rafael Acosta Arévalo, mort des mauvais traitements subis, en juin 2019 –, pas plus excusables en « République bolivarienne » qu’ailleurs. Mais là encore, la rigueur s’impose : « allégations de torture », comme le mentionne Mme Bachelet, sans s’encombrer de détails, n’équivaut ni à « tortures avérées », ni à pratique généralisée, ni à politique d’Etat. Qu’on le prenne en français, en anglais ou en espagnol, le mot « allégation » signifie « affirmation, assertion, avec ou sans preuve, éventuellement mal fondée, voire mensongère ». Ce qui prend tout son sens lorsqu’on connaît le rôle et l’influence d’ONG locales dites de défense des droits humains agissant en porte-paroles de l’opposition radicale et financées de l’étranger (Etats-Unis et Union européenne) [15].
Tout aussi abusive est la mise en avant d’ « allégations » (encore !) de « disparitions forcées ». En certaines occasions, essentiellement quand il s’agit de crimes relevant de la déstabilisation ou de la tentative armée de coup d’Etat, les individus arrêtés, civils ou militaires, sont placés « au secret », sans contact avec leur famille ou leur avocat, sans possibilité d’appels téléphoniques, pour une durée pouvant aller de trois jours à un mois, une quarantaine de jours dans le pire des cas. En droit, dans un pays en paix (ou même victime d’agression), la méthode peut être contestée. Mais elle n’a évidemment rien à voir avec la pratique apparue en Amérique latine dans les années 1960. Produit de la guerre sale, puis de l’Opération Condor dans tout le Cône sud, elle a affecté de l’ordre de 90 000 personnes en une vingtaine d’années. Les opposants politiques sont alors enlevés par des forces militaires ou paramilitaires, enfermés dans des centres clandestins, torturés, puis assassinés. Les tortionnaires ne laissant aucune trace de leur exécution, le sort des victimes demeure à jamais inconnu.
La « disparition » est évidemment différente de la détention légale (ou moins légale) accompagnée de mise au secret, « car dans ce dernier cas, si les autorités gardent la victime détenue, parfois sans vouloir en informer l’endroit, elles reconnaissent toutefois la retenir [16]. » Et, au Venezuela d’aujourd’hui, ne la maintiennent à l’isolement qu’un temps limité.
Dans l’énoncé de son rapport, Mme Bachelet ne mentionne bien entendu aucun nom ou liste de « disparu(s) » – et pour cause. Mais, dans le cadre de la « guerre psychologique », l’évocation de ce crime aberrant atteint son but. Reprise par une communauté de zélotes médiatiques prêts à tout pour diaboliser le Venezuela, elle conditionne la conscience collective qui, en toute bonne foi, va voir dans ce pays l’équivalent du « nuit et brouillard » argentin. Sachant que, d’après l’article 5 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcés, « la pratique généralisée ou systématique de la disparition forcée constitue un crime contre l’Humanité, tel qu’il est défini dans le droit international applicable, et entraîne les conséquences prévues par ce droit ». Voilà donc l’ « opinion publique internationale » sommée de considérer la comparution de Maduro devant la CPI comme allant de soi.
Lorsque, toujours le 2 juillet 2020, la Haute-commissaire critique la nomination d’un nouveau Conseil national électoral (CNE), « sans le consensus de toutes les forces politiques », elle omet de préciser que, pour qu’existe un tel consensus, encore faudrait-il que la droite radicale ne s’oppose pas à toute issue pacifique de la crise et ne se place pas délibérément hors-jeu. Elle oublie tout autant que, dans la perspective des élections législatives de décembre prochain, cette désignation du CNE par le Tribunal suprême de justice (TSJ) est le produit d’un accord passé entre l’opposition de droite modérée et le chavisme – majoritaires, ensemble, à l’Assemblée, où ils ont mis en minorité, début janvier 2020, les « ultras » de Juan Guaido. Bref, comme l’ont fait l’extrême droite, la bourgeoisie et la Démocratie chrétienne chiliennes en 1973, Mme Bachelet apporte ostensiblement son soutien au camp « putschiste » promu par les Etats-Unis.
Changeons de perspective, maintenant. Mort de George Floyd, ce quadragénaire noir asphyxié lors de son interpellation, le 25 mai, au « pays de la liberté ». Au nom du HCDH, Mme Bachelet exprime sa réprobation : « Les voix appelant à la fin des meurtres d’Afro-américains non armés doivent être entendues. Les voix appelant à la fin des violences policières doivent être entendues. Et les voix appelant à la fin du racisme endémique et structurel qui ravage la société américaine doivent être entendues [17]. » Mais, en même temps… « Comme je l’ai déjà dit, la violence, le pillage et la destruction de biens et de quartiers ne résoudront pas le problème de la brutalité policière et de la discrimination enracinée. Je réitère mes appels aux manifestants pour qu’ils expriment pacifiquement leurs demandes de justice (…) ». De cette dernière remarque, il résulte que, sur le territoire des Etats-Unis, la violence des protestataires doit être proscrite. Pourquoi pas une même exigence quand il s’agit d’émeutiers s’exprimant parfois à balles réelles, au Venezuela ou au Nicaragua ?
Dans le cadre d’une réunion d’urgence convoquée après la mort de Floyd et les manifestations monstres qui ont suivi, les pays africains ont présenté une résolution réclamant l’établissement d’une commission d’enquête internationale indépendante pour faire la lumière sur le « racisme systémique » aux Etats-Unis. Un peu excessif, non ? Discussions, négociations, édulcoration. Le 19 juin, devant le Conseil, Mme Bachelet dénoncera donc « le racisme systémique » et appellera à « faire amende honorable » pour des siècles d’oppression des populations noires, avec « des excuses officielles » et des « réparations » – mais le tout, très subtilement, sans mentionner les Etats-Unis.
Surtout, ne pas laisser refroidir la soupe… A peine finissait-elle de lire son rapport sur le Venezuela, le 2 juillet, que Mme Bachelet en annonçait un nouveau pour le 15, avec, cette fois, en hors d’œuvre, le système judiciaire, et en plat principal, l’exploitation de l’Arc minier de l’Orenoque (AMO).
Aucune surprise, donc, à la date prévue [18]. Le Haut-commissariat exprime sa préoccupation pour l’ « absence d’indépendance judiciaire » au Venezuela et prétend que « les considérations politiques prévalent sur les déterminations légales », en prenant comme premier exemple les décisions adoptées contre l’Assemblée nationale, déclarée en « desacato » (outrage à l’autorité) et, de ce fait rejetée dans l’illégalité. Au risque de se répéter, on rappellera que cette mesure a été prise par le Tribunal suprême de justice (TSJ) à la fin 2015 au motif que l’Assemblée a fait prêter serment à trois députés d’opposition accusés de fraude électorale, ce qui lui a valu de voir annuler systématiquement toutes ses décisions. Ne pas prendre en compte ou simplement mentionner un tel fait rend d’emblée particulièrement douteuse la suite de l’argumentation, dont tout amène dès lors à penser qu’elle ne constituera qu’une addition de clichés.
L’Arc minier de l’Orenoque (AMO) ? Encore faut-il savoir de quoi il s’agit. Le 24 février 2016, reprenant un projet du président Hugo Chávez, Nicolás Maduro a fait de l’AMO, situé dans l’Etat de Bolivar, la partie amazonienne du Venezuela, une « zone de développement stratégique nationale » de 112 000 km2 afin d’y exploiter d’importants gisements rares et stratégiques –or, diamants, coltan, cuivre, argent – et de diversifier l’économie. Depuis, la mise en œuvre de cette politique provoque les virulentes critiques de « défenseurs de l’environnement » nationaux et étrangers et des « écolos » de la vingt-quatrième heure sur le thème battu et rebattu : « Maduro détruit la forêt, pille son or, pollue ses rivières et assassine ses Indiens [19] » Deux ou trois détails passent incontestablement à l’as dans cette version particulièrement simpliste du sujet.
Surtout pour son or, la zone est exploitée depuis 1829 (Maduro n’était pas né). La décennie 1970 (Maduro n’a que 8 ans quand elle commence) voit Minerven (compagnie nationale), un certain nombre de multinationales et d’entreprises appartenant à la classe dominante se partager le gâteau. Dans leur sillage, une importante population déferle et se lance dans l’activité minière informelle, dite « pequeña minería ». Extractivisme sauvage, tout ce beau monde dévaste allègrement une partie conséquente de la « forêt vierge immaculée » censée exister aujourd’hui. Pille la Nation. L’or part en contrebande dans les pays voisins. La zone devient un Far-West infernal où prévaut la « loi du flingue ». Et personne n’y trouve à redire. Et aucune grande ONG des « droits-de-l’Homme-à-géométrie-variable » ne dit rien. Il faut attendre 2016 et le décret de Maduro pour que soit soudain dénoncé le « massacre de l’Amazonie ». Pourtant, pour la première fois dans l’Histoire vénézuélienne, des règles claires sont édictées : des 112 000 km2 dont il est question, seuls 5 %, dans 23 zone délimitées (3 400 km2), donneront lieu à une exploitation, qui plus est « contrôlée » [20]. Quatre axes « stratégiques » sous-tendent ce plan : apport à l’économie nationale, sécurité, mesures sociales et protection de l’environnement.
Le 15 juillet, c’est, au nom de Mme Bachelet que la Haute-commissaire adjointe Nada Al-Nashif fait part de l’inquiétude du HCDH quant à l’impact de l’activité extractive sur le mode de vie des peuples indigènes et sur les conséquences environnementales affectant leurs territoires. Certaines mines sont largement contrôlées par des groupes criminels qui exploitent, battent et même tuent les travailleurs, souligne le document de l’ONU, qui entend montrer comment ces gangs – connus localement sous le nom de « sindicatos » – exercent un contrôle sur un grand nombre d’opérations.
La belle découverte ! Comme si le phénomène était nouveau et inconnu… C’est précisément l’un des fléaux contre lequel, depuis 2016, en reprenant le contrôle du territoire, le pouvoir a entrepris de lutter.
Pour ne prendre en compte que la zone d’El Callao (important secteur minier et « municipio » le plus violent du pays), une guerre permanente oppose les autorités aux « pranes » (caïds) El Toto et Zacarías. A la tête de 300 hommes, El Toto est responsable de multiples crimes, dont l‘assassinat d’une dirigeante du parti d’opposition Primero Justicia, Rosaba Mara Valdez, à El Callao. Lors d’un affrontement, dans le secteur La Anza (El Perú), le lieutenant Jesús Manuel González Gómez a été tué le 26 mai 2020. Le même jour tombe dans le secteur Finlandia le fonctionnaire de la Direction générale du contre-renseignement militaire (DGCIM) Rafael José Blanco Molina. Quelques temps auparavant, l’ « empresario » Carlos Clarck a été abattu dans la mine Cuatro Esquinas par des criminels qui tentaient de le racketter. A peu près au même moment, Luis Enrique Alvarado Rodríguez, propriétaire d’un « molino » (installation de traitement de l’or) et un officier de la police de l’Etat de Bolivar, José Ricardo Ramírez, sont tués par balles du côté d’El Perú. Début avril, le lieutenant-colonel Ernesto Solís León, commandant du Bataillon 512 Fuerte Tarabay, et le sergent Gustavo Flores meurent assassinés dans une embuscade tendue par l’une des bandes qui cherchent à contrôler le métal précieux. Ce pour les seuls derniers mois.
- Carlos Clarck, mineur artisanal rencontré lors de notre enquête-reportage dans l’Arc minier de l’Orenoque en mars 2018, assassiné le 8 mai 2020 dans la mine 4 Esquinas (El Callao) par une bande criminelle qui tentait de le racketter. Il n’était ni chaviste ni membre de l’opposition.
« Près de 150 hommes et femmes seraient [encore et toujours le conditionnel] morts dans ou autour des mines entre mars 2016 et 2020, les forces de sécurité étant impliquées dans certains de ces incidents », mentionne le HCDH (ce qui devient, dans la revue espagnole d’ « information générale » Cambio16 : « Le rapport dénonce que 149 personnes ont été assassinées (…) ; les Forces de sécurité ont été impliquées dans la moitié des faits ») !
Pour en revenir au HCDH,son constat ne mène pas bien loin sur le plan de la compréhension et des conséquences pratiques qu’il faudrait en tirer. D’autant que l’assertion qui suit, elle, ne sera pas reprise par grand-monde dans l’univers très sélectif des médias et des réseaux dits sociaux : « Malgré la présence considérable des forces de sécurité et des forces militaires dans la région, et les efforts entrepris pour lutter contre les activités criminelles, les autorités n’ont pas réussi à enquêter et à poursuivre les violations des droits de l’Homme, ainsi que les abus et les crimes liés à l’exploitation minière. »
Un échec relatif et réel qui ne fait pas pour autant de l’Etat le responsable de la situation ou un Etat scélérat. Il s’agit avant tout d’un Etat qui, dans des conditions « limites », doit se battre sur tous les fronts…
Sur un autre plan, assène le HCDH, « les autorités devraient prendre des mesures immédiates pour mettre fin à l’exploitation du travail et à l’exploitation sexuelle, au travail des enfants et à la traite des êtres humains (…). » Et ainsi de suite, et « bla-bla-bla », ajouterons-nous, pour résumer le document.
En ce qui concerne la « traite des êtres humains », ce n‘est pas le gouvernement bolivarien qui organise le déferlement de milliers de Brésiliens, Colombiens, Guyanniens, Dominicains et autres étrangers sur son territoire. En Guyane française, qui connaît à un degré moindre la même situation avec les campements illégaux de « garimperos », souvent brésiliens ou surinamiens, dans la forêt, on appelle cela « immigration clandestine » (le phénomène et les actions de la Légion étrangère et de la Gendarmerie pour l’enrayer, n’ont, à notre connaissance, jamais fait l’objet d’un rapport de Conseil des droits de l‘Homme de l’ONU dénonçant Paris).
Deuxième point : les multinationales. De nationalité canadienne, chinoise, italienne, congolaise, angolaise, sud-africaine, etc., initialement prévues dans certains secteurs (surtout or et coltan), elles devaient intervenir dans le cadre d’entreprises « mixtes », l’Etat, propriétaire à 55 %, étant le garant du respect des règles salariales et environnementales. En tout état de cause, les fantasmes à leur égard sont désormais hors de propos. Du fait des sanctions et des menaces étatsuniennes, elles sont dans leur quasi totalité aux abonnés absents.
Depuis toujours abandonnée à son triste sort, la piétaille de la « pequeña minería » (de l’ordre de 250 000 hommes et femmes si l‘on compte l’entourage des marchands, prestataires de services, épouses, etc.) voit, depuis 2016, son activité régulée et encadrée. A l’initiative du gouvernement, elle est poussée à s’organiser en coopératives ou en entreprises dotées d’un statut juridique, s’associer à l’Etat, payer des impôts, s’engager à vendre son or à la Banque centrale du Venezuela (BCV) et respecter un certain nombre de règles, en matière de sécurité et de protection de l’environnement. En échange, elle devient légale et accède à un minimum de droits sociaux. Entre autres mesures, un effort est fait pour l’aider à remplacer le mercure – le cauchemar de la flore, de la faune, des cours d’eau et des êtres humains – par le cyanure, beaucoup moins contaminant. En attendant – mais il faudra des temps plus sereins ! – des technologies alternatives, plus écologiques, de substitution.
Dans le cadre des « alliances « passées avec les regroupements de mineurs, la Mission Píar (chargée d’animer ce secteur) œuvre à favoriser l’émergence de projets socio-productifs – pisciculture, agriculture, briqueteries, petites entreprises – ainsi qu’un accès à « la santé intégrale, sexuelle et reproductive ».
L’effort est gigantesque et ne peut donner lieu à des miracles. Surtout en une période où, crise économique oblige (aussi bien au Venezuela que chez ses voisins), des milliers de déshérités se précipitent sur ce qu’ils croient être un « Eldorado ». Il n’y en a pas moins là de nombreuses avancées, une complexité que l’on s’obstine à ne pas voir, à ne pas reconnaître, tant elle empêcherait de servir à la lettre l’orthodoxie anti-Maduro. Et, dans ce registre, Mme Bachelet, hélas, ne fait pas exception.
Le cœur du problème se trouve ailleurs que là où on le croit. A elle seule, la « pequeña minería » produit au grand minimum deux tonnes d’or par mois. Paradoxalement, en 2015, et alors que les mineurs ont l’obligation légale de lui vendre 60 % de leur production, la Banque centrale du Venezuela (BCV) n’en recevait pour toute l’année que 700 kilos – 500 kg en 2016. Le reste partait en contrebande vers le Brésil, la Colombie, le Guyana, Aruba et Curaçao, enrichissant et les mafias et les pays voisins. Cette nouvelle politique « gagnant-gagnant » du pouvoir a permis, d’avril 2017 à juillet 2018, que la BCV récupère le chiffre record de 17,6 tonnes en provenance de l’Arc minier (avec un objectif envisagé de 24 tonnes pour cette dernière année). Ce qui est sûr, c’est qu’à la clôture du 4ème trimestre 2018, le Venezuela a connu une augmentation de 200 % de ses exportations non-pétrolières par rapport à l’année précédente, en grande partie grâce aux ventes d’or, principalement à la Turquie et aux Emirats arabes unis.
Depuis, les chiffres sont maintenus secret. Et pour cause. Depuis le 1er novembre 2018, « à la lumière des actions du régime de Maduro et de personnes associées pour piller les richesses du Venezuela pour leurs propres objectifs corrompus, dégrader l’infrastructure et l’environnement du Venezuela par une mauvaise gestion économique et des pratiques minières et industrielles confiscatoires et catalyser une crise migratoire régionale en négligeant les besoins basiques du peuple vénézuélien », l’administration Trump autorise la confiscation des propriétés des opérateurs du secteur aurifère de ce pays sans que des accusations pénales ou civiles ne soient nécessaires et, à l’international, sanctionne quiconque commerce avec Caracas dans ce secteur d’activité. C’est donc clandestinement que, désormais, les échanges pétroliers étant également paralysés, ces transactions du type « or contre nourriture » doivent avoir lieu. Et, d’une certaine manière, contribuent à « sauver » le pays, évitant sa totale asphyxie économique. Ce qui, pour Washington et ses affidés, est absolument intolérable. Ce qui doit être empêché à tout prix. Ce qui donc, l’hypocrisie étant de rigueur, a amené le rapport de la Haute-commissaire à critiquer l’ « opacité » de la gestion de ce secteur d’activité.
Mélange de préjugés, de conjectures, d’ignorance et de partialité, cette dernière dénonciation du CoDH, comme les précédentes, et a été élaborée sans contacter le Gouvernement vénézuélien pour obtenir des informations ou, pour le moins, sa version des faits. Il a donc fait quelques heureux. Le jour même de sa communication (15 juillet), Mike Pompeo s’en félicitait : « L’ONU a trouvé davantage de preuves de violations des droits humains de la part du régime ; plus de 1 300 exécutions extrajudiciaires pour motif politique ont été enregistrées en 2020 [21] » (nous mettons quiconque au défi de trouver un quelconque élément alimentant cette « fake news » dans le document de l’organisme onusien).
Quand, en novembre 2018, le président Trump a signé le décret destiné à paralyser le secteur aurifère, le secrétaire adjoint du Trésor, Marshall Billingslea, déclara cyniquement : « Nous devrions manifester plus d’indignation face aux dommages infligés à l’environnement et aux populations indigènes. »
Reste l’opposition radicale. De la « tragédie » provoquée par Maduro dans l’Arc minier, elle fait ses choux gras. Elle a sauté bruyamment de joie devant le rapport produit par Mme Bachelet. Elle s’indigne. Elle communique. En appelle aux valeurs universelles (et à Trump, l’écolo « number one »). Jouant sur l’absence de mémoire des rois de l’illusion, elle occulte prudemment les déclarations de Julio Borges, président de l’Assemblée nationale en 2017-2018, actuellement en Colombie où il exerce la noble fonction de ministre des Affaires étrangères bidon du fantoche Guaido. En mai 2017, lors d’une « Latin American Downunder Conference » tenue en Australie, Borges assura les représentants des transnationales minières présents que, « une fois la démocratie restaurée, les portes seront ouvertes pour recevoir les investissements [22] ». Faute de temps sans doute, il ne précisa sa pensée ni sur l’amélioration du sort des travailleurs, formels ou non, ni sur les programmes sociaux destinés à la population, ni sur un quelconque programme destiné à la sauvegarde de l’environnement.
Pour des raisons plus que légitimes, le thème de la préservation de la planète suscite préoccupation et débats. Il peut donc permettre, correctement instrumentalisé, de faire avaler les couleuvres les plus étonnantes. Pour nombre d’ONG, souvent en quête de financements, impossible d’ignorer ce nouveau filon. D’où la stratégie discrètement élaborée depuis dans certaines officines ostensiblement bardées de tous les labels démocratiques, mais ayant (sans le dire ouvertement) pris partie pour le clan Guaido : dans la dénonciation de la destruction de l’Amazonie, qui touche particulièrement l’opinion publique, il convient de mettre sur le même plan le Brésil de Jair Bolsonaro et le Venezuela de Maduro. L’équilibre parfait, comme au temps des dictatures latinas et du bloc communiste, susceptible d’emporter l’adhésion (dans tous les sens du mot). Aux médias ensuite de prendre le relai. Ce qui ne manquera pas.
Le 13 juillet, en pleine pandémie du Covid-19, Elliott Abrams, le « monsieur Venezuela » de l’administration Trump, a annoncé sans pudeur aucune qu’il allait financer une campagne médiatique internationale contre le Venezuela. « Dans ce nouveau monde, la radio est importante, a-t-il affirmé au cours d’une visioconférence sponsorisée par le Hudson Institute. Nous allons penser davantage à la radio. Nous devons nous assurer que ce que nous faisons atteint une large audience au Venezuela. » Les premiers indices du sérieux de l’affirmation n’ont pas tardé. Le 17 juillet, le président de la République du Guyana, David Granger, a révélé qu’il avait reçu des demandes de Washington pour autoriser la retransmission, depuis son pays, à travers les ondes moyennes (AM) et à destination du Venezuela voisin, des programmes de La Voix des Amériques – instrument de propagande de Washington émettant en plus de soixante langues, dans plus d’une centaine de pays, et très actif à l’époque, dans les campagnes qui ont précédé le renversement de Jacobo Arbenz au Guatemala (1954), la tentative d’invasion de la Baie des Cochons (1961), le coup d’Etat contre Juan Bosch en République dominicaine (1963) ainsi que l’intervention militaire US qui a suivi pour écraser la résistance (1965). Granger a refusé, estimant que ses relations avec Caracas sont déjà suffisamment compliquées (en raison d’un conflit territorial historique sur la région de l’Essequibo). Il en a immédiatement payé le prix. Sous le prétexte soudain d’un retard dans la déclaration définitive des résultats des élections de mars dernier, qui ont fait l’objet d’une série de recours en appel, Mike Pompeo a annoncé la suspension des visas d’un certain nombre de hauts fonctionnaires guyanais. Plus serviles que les plus serviles, les gouvernements du Canada et du Royaume Uni ont aussitôt menacé le Guyana de sanctions similaires.
D’autres se montreront plus compréhensifs, sans qu’il soit besoin de coercition, et pas que sur les ondes électromagnétiques. En témoigne la première réaction du quotidien espagnol El País (20 juillet) : « La voracité minière asphyxie les peuples indigènes du sud du Venezuela », sous-titré « Les Nations unies dénoncent les abus contre les communautés » [23].
Avec ses schématisations sommaires du « bien » et du « mal », les rapports de la Haute-commissaire participent à une opération d’imprégnation de l’opinion publique. ONU, « droits humains », radios, télévision, presse écrite, appareils politiques, Groupe de Lima, Etats-Unis, Union européenne… Une norme s’impose avec d’autant plus de force que sa légitimité est réaffirmée par une pluralité de sources. Responsable Amérique latine de Human Right Watch (HRW), José Miguel Vivanco a très bien résumé l’enjeu, le 16 juillet, au lendemain de la publication du dernier rapport du CNDH. « Ces rapports ont une énorme importance. Par exemple, ils sont le support pour que des gouvernements qui n‘avaient pas une position si radicale contre le régime de Maduro, aujourd’hui le condamnent (…) L’un des objectifs que poursuivent ces photographies de l’état des droits humains au Venezuela est de générer un débat international. De servir comme argument pour les prochaines mesures qui peuvent être prises, dans le sens d’augmenter la pression sur le régime. D’orienter les discussions quand le régime se verra obligé à s’asseoir à une table et à négocier une transition démocratique [24]. »
Supposé représentant du gouvernement de Guaido à l’ONU, où il a curieusement eu l’occasion de s’exprimer, fut-ce extra-officiellement, l’extrémiste Diego Arria (qui a de façon légitime occupé ce poste avant l’arrivée au pouvoir de Chávez) a révélé que Human Right Watch lui a demandé de diriger et organiser une campagne pour en faire exclure l’ambassadeur légitime de la République bolivarienne. Pour mémoire : très influent auprès du HCDH et des médias, HRW est financée entre autres par l’Open Society du banquier véreux George Soros (100 millions de dollars publiquement assumés depuis 2010), généreux bienfaiteur d’une multitude d’ONG œuvrant souterrainement en phase avec les objectifs du Département d’Etat américain.
Cela étant (et contrairement à ce que nous semblons suggérer !), toute l’opposition vénézuélienne n’est pas entièrement satisfaite des prestations de Mme Bachelet. C’est ainsi que, après celle du 15 juillet, le Foro Penal, organisation vénézuélienne très en cours auprès des ONG dominantes du monde de la défense des droits humains, s’est plainte de ce que la Haute-commissaire ne mentionnait pas « le non respect par le pouvoir vénézuélien des recommandations exprimées dans le rapport de 2019 » – dont « la libération des prisonniers politiques ». En conférence de presse, Alfredo Romero, avocat et président-directeur de l’organisation, a prétendu que les rapports successifs du HCDH sont le produit d’un « mandat » donné par le Foro Penal au Bureau de Mme Bachelet [25]. Curieuse formulation, qui mériterait explication, confirmation ou démenti. Est-il du ressort d’une ONG soi-disant indépendante mais financée par Freedom House – c’est-à-dire, en sous-main, par le Département d’Etat américain, l’USAID, l’Agence internationale du développement canadien, les ministères des Affaires étrangères allemand et norvégien, la Ford Foundation, Google, l’Open Society de Soros, etc. – de « donner mandat » au Haut-Commissariat des droits de l’homme de l’ONU pour quoi que ce soit ? Qui commande qui ? Qui mène le jeu ?
Cette mise en cause de l‘industrie des droits humains en général et de Michelle Bachelet en particulier apparaîtra à beaucoup injuste, sinon très incorrecte. D’autant que, le 22 juillet, ses services, s’appuyant sur des données de la Commission pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepal) de l’ONU, ont reconnu l’ « impact » des mesures coercitives unilatérales de Washington sur l’économie vénézuélienne. Pour la première fois ont été évoqués le gel des comptes et biens vénézuéliens aux Etats-Unis, la paralysie de la compagnie pétrolière PDVSA, les mesures formelles et même l’application d’un « blocus » informel. Dont acte. Et merci la Cepal. Avec un bémol, concernant le cœur de notre sujet : ce communiqué n’a pas fait l’objet de l’habituelle mise en scène, avec Haute-commissaire, micro et caméras, médias alertés et mobilisés, tambours et trompettes, importantes répercussions. Que chacun guette l’éventuelle évocation de ce communiqué des « services » de Mme Bachelet dans les médias dominants…
Pour autant, et pour en revenir à notre point de départ, nous acceptons très humblement que nous jouons dans cette « pièce » le rôle du « méchant ». Car après tout… En tant que Haute-commissaire aux droits de l’Homme de l’ONU, les moyens d’investigation, de collecte d’informations et d’analyses de Mme Bachelet sont par définition sans commune mesure avec ceux dont, modestement, nous disposons. Et, de ce fait, sont infiniment plus crédibles que nos désagréables affirmations. Dans l’absolu, oui. Mais, qu’on en juge…
Le 27 juin dernier, un samedi, Mme Bachelet est abordée dans une rue de Genève par une compatriote d’origine Mapuche. Un thème sensible pour l’ex-présidente qui, en la matière, marche sur des œufs. Environ six cents milles Mapuche vivent au Chili, essentiellement dans les régions boisées et montagneuses d’Araucanía et de Bio-Bio, à environ 600 km au sud de Santiago. Comme toute minorité autochtone, les Mapuche ont été historiquement marginalisés et réprimés. A tel point que, en juin 2017, dans un discours prononcé au palais de La Moneda, Mme Bachelet a déclaré : « Je veux demander solennellement et humblement pardon au peuple Mapuche pour les erreurs et les horreurs commises ou tolérées par l’Etat dans nos relations avec eux et leurs communautés. » Beau et noble discours. Mais pas vraiment suivi d’effets. Les Mapuche n’étant pas les Indiens vénézuéliens de l’Arc minier de l’Orenoque, le gouvernement de Mme Bachelet invoquera la loi antiterroriste instaurée durant la dictature de Pinochet contre huit dirigeants mapuche au mois de septembre suivant, à partir d’un montage des services de renseignements. Et, sur ce sujet, sa gestion ne se distingue guère de celle des chefs d’Etat qui l’ont précédée.
Sous l’actuelle ère de l’ultra-libéral Piñera, la répression des autochtones s’est accentuée. Lorsque sa compatriote interpelle Mme Bachelet à Genève le 27 juin, un groupe de prisonniers mapuche, dont le « Machi » (autorité spirituelle) Celestino Cordova, incarcéré depuis sept ans, en sont au cinquante-quatrième jour d’une grève de la faim. Pourquoi la Haute-commissaire aux droits de l’Homme demeure-t-elle silencieuse, interroge la femme ? Pourquoi ne prend-elle pas position ? Suit une discussion très vive au cours de laquelle l’ex-présidente, très embarrassée, assure : « Je vais essayer de faire davantage, dès lundi, en arrivant au bureau. » Au cours de laquelle elle tente de justifier son silence : « Les Nations Unies me demandent de ne pas trop m’impliquer sur mon pays, le Chili ; ils me disent que le thème que je dois traiter c’est les droits humains dans le monde, pas uniquement ceux de mon pays. » Son interlocutrice s’enflamme : « Je vous demande une prise de parole. Ils sont en grève de la faim depuis soixante-quatorze jours. » La Haute-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU répond : « Je ne le savais pas. » La Chilienne exprime sa stupéfaction. La HAUTE-COMMISSAIRE AUX DROITS DE L’HOMME DE L’ONU, qui connaît tout du Venezuela, se justifie : « Quand je peux, quand j’ai un peu de temps, je me mets à lire El Mercurio [quotidien chilien de droite, très impliqué dans la campagne contre Allende qui a précédé le coup d’Etat de Pinochet], et il ne dit rien de tout ça… je lis les journaux chiliens, je n’ai pas d’autre source d’information [26]… »
Mais alors… comment s’informe Mme Bachelet avant ses shows très médiatisés sur le Venezuela ? Qui, et dans le cadre de quels rapports de force, prépare réellement les dossiers qu’elle cautionne de son nom, au mépris de l’Histoire d’une génération de Chiliens ?
Illustration : UN Geneva / Flickr CC