Chroniques du mois

Monde sans révolution possible… pour le moment

mercredi 9 décembre 2015   |   Christophe Ventura
Lecture .

Ce texte est adapté de l’intervention prononcée par l’auteur le 9 octobre 2015 à l’Université nationale Arturo Jauretche de Buenos Aires (Argentine) dans une table ronde intitulée « Hégémonie et stratégie socialiste ».

Inspirée du titre de l’ouvrage de référence co-écrit par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, cette activité s’inscrivait dans le cadre d’un l’hommage international rendu à l’intellectuel argentin décédé en 2014 (www.tvpublica.com.ar/el-pueblo-y-la-politica-homenaje-a-ernesto-laclau).

La présente contribution s’appuie sur les réflexions développées dans « Un autre populisme est possible », juin 2015, Mémoire des luttes et « Au-delà de l’euro, mettre l’Union européenne en défaut », septembre 2015, Mémoire des luttes dont il reprend des extraits.

Je viens d’un monde qui en train de mourir et qui n’a pas encore donné naissance à celui qui va lui succéder. Pour reprendre la fameuse réflexion d’Antonio Gramsci, ce monde « clair-obscur [dans lequel] surgissent les monstres », c’est l’Europe.

Il s’agit d’un monde sans révolution politique et sociale possible du point de vue de l’avancée du progrès humain. Pour le moment ai-je envie d’ajouter. Nous y reviendrons plus avant car cette observation ne doit pas condamner au défaitisme, au contraire. Elle nous engage à nous préparer car les combats pour l’égalité, la justice et la démocratie en société reprendront de l’ardeur à mesure que fermentera le futur chaotique, liberticide et sécuritaire – libéral-sécuritaire – que nos « élitocraties » préparent pour nos sociétés. De nombreux périls sont déjà parmi nous. D’autres, notamment géopolitiques, nous attendent indéniablement. Mais l’avenir aussi est en nous.

Partons de la crise organique du système européen lui-même appelé Union européenne (UE). En tant que sous-produit régional de la crise systémique du « système-monde », – « systémique » car tout à la fois économique, financière, sociale, démocratique, géopolitique, et pour la première fois dans l’histoire longue du capitalisme, écologique et énergétique –, la crise européenne se matérialise de diverses manières.

Bien sûr, il y a d’abord la crise de l’euro. Cette monnaie unique, aujourd’hui adoptée par dix-neuf des vingt-huit pays de l’UE – c’est-à-dire par près de 340 millions d’européens –, a été créée par le traité de Maastricht (1992) et mise en circulation en 1999. Elle est devenue un outil démultiplicateur des politiques d’austérité fiscales et salariales. Certes, ces politiques existaient avant l’euro, mais avec lui, elles ont intégré l’ADN des Etats européens et de l’UE et ont atteint un stade de développement inédit et destructeur pour les sociétés.

Pour bien comprendre comment cela a pu arriver, il faudrait revenir sur les raisons – tout aussi économiques que géopolitiques – qui ont présidé à la création de notre monnaie unique. A la fin des années 1980, la France avait une préoccupation en tête tandis que se préparait la réunification de l’Allemagne sur fond d’effondrement du monde soviétique. Comment maîtriser le retour programmé de la puissance allemande sur le Vieux-Continent, notamment dans sa sphère d’influence traditionnelle constituée par les pays d’Europe centrale et orientale ? Réponse : en arrimant Berlin aux puissances de l’Ouest. De quelle manière ? Par la mise en place d’une union économique et monétaire (UEM) encore plus étroite en Europe.

Pour gagner le chancelier Helmut Kohl à ce projet, Jacques Delors et François Mitterrand lui garantirent alors l’essentiel : l’UEM se conformerait aux exigences de la politique monétaire allemande et aux principes ordolibéraux de la puissante Bundesbank. L’euro, ce serait le Deutsche Mark pour tous les pays européens et le pouvoir de vigie de la Bundesbank serait désormais celui de la Banque centrale européenne (BCE), logée à Francfort. En échange, Bonn renoncerait à subordonner la création de cette monnaie unique à une union politique préalable obligeant tous les Etats membres à adopter ces mêmes principes ordolibéraux comme cadre de référence formel pour guider leurs politiques économiques nationales. Cette concession fut faite par le gouvernement allemand de l’époque qui avait besoin d’obtenir le soutien politique et financier du reste de l’UE pour supporter le coût de la réunification.

Ce « deal » historique a échoué deux fois. Tout d’abord, l’Allemagne s’est imposée, avec le concours déterminant de la passivité – et même de la coopération – française, dans sa sphère d’influence traditionnelle, et même au-delà. Ensuite, quinze ans après la création de l’euro, les vœux de Helmut Kohl sont finalement exaucés : c’est bien le modèle économique et monétaire souhaité par l’Allemagne qui s’est finalement imposé comme référence pour les autres pays européens au fur et à mesure qu’ils étaient admis dans la zone euro.

L’euro est ainsi devenu un objet politico-monétaire unique en son genre. Il est une monnaie d’échange mais également un régime qui, s’imposant aux Etats, uniformise vers le bas leurs politiques fiscales et salariales. On a coutume de déplorer le fait qu’il s’agisse d’une monnaie sans Etat. Soit. Mais l’euro n’a en réalité pas besoin d’un Etat car son existence a obligé chaque variante étatique européenne à s’ajuster et à se fondre dans le même moule économique, fiscal et financier. L’euro a reformaté tous les Etats européens à sa main. Partout, les Etats ont organisé leur mutation pour répondre aux mêmes objectifs. Partout, ils adoptent les mêmes pratiques, les mêmes cultures politiques pour s’insérer dans la matrice austéritaire.

Parmi les innovations de l’euro, une peut retenir l’attention. La monnaie unique a ôté aux Etats la possibilité de recourir, dans le cadre de l’ordre capitaliste concurrentiel, à la dévaluation monétaire pour augmenter la compétitivité de leurs économies et, parfois, sauvegarder certains pans de leurs industries et les emplois qui allaient avec. Il faut se souvenir que ces dévaluations constituaient, dans les années 1980, un thème de discordes et de tensions récurrent entre les principales puissances européennes, notamment entre l’Allemagne d’un côté avec son Mark fort, et la France et l’Italie de l’autre qui devaient régulièrement dévaluer pour suivre.

Mais ôter la possibilité de dévaluer pour quoi faire ? Pour dévaluer encore, mais d’une autre manière. Les concepteurs de la monnaie unique n’ont en effet n’a pas éradiqué ce mécanisme de dévaluation. Ils l’ont simplement déplacé vers un nouveau champ d’application : le travail et la politique fiscale à l’intérieur de chaque Etat. C’est à partir de ces deux leviers – le prix du travail et les dépenses publiques – que les Etats organisent désormais leur concurrence dans le cadre de l’économie capitaliste régionale, en l’absence de tout mécanisme de solidarité budgétaire prévu par les traités européens qui viendrait soutenir les pays les moins compétitifs.

Dans cet univers austéritaire, ce sont les pays du Sud et de l’Est de l’Europe – les plus pauvres – qui doivent serrer la vis le plus fort pour se conformer aux exigences des plus riches. Tous les pays membres de l’euro sont en même temps sommés de respecter l’ubuesque « règle d’or » budgétaire inscrite dans le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) dans l’Union économique et monétaire ratifié en 2012 par vingt-cinq pays de l’UE. Cette dernière tolère un déficit public structurel des Etats limité à 0,5 % du PIB et une dette publique égale à 60% de leur PIB. En d’autres termes, elle organise l’asphyxie financière des Etats obligés, par ailleurs, de s’endetter sur les marchés financiers – aux conditions des banques et des fonds financiers – et non auprès de leurs banques centrales respectives ou même de la BCE.

Voyant leurs possibilités de financements publics cadenassées, ces Etats subissent, avec cette « règle d’or » en particulier, une réduction insoutenable de leurs marges de manœuvre financières et, in fine, politiques. Il faut également rappeler que la monnaie unique renforce des relations économiques, commerciales et financières inégales entre des Etats dont les profils économiques sont forts différents, et pour tout dire parfois franchement divergents. Ainsi, la zone euro est composée d’économies industrielles et technologiques au Nord dont les modèles de croissance reposent largement sur leurs capacités d’exportations et d’autres, notamment au Sud, moins industrielles, plus dépendantes des chaînes de valeur économiques, technologiques et financières des centres (Allemagne, France, Royaume-Uni) et dont les modèles de développement s’appuient d’une manière plus marquée sur la demande intérieure soutenue par l’investissement public et le recours à l’inflation pour résorber la dette.

Ce sont ces économies qui subissent actuellement le supplice du garrot austéritaire. Ce contexte situe la mal nommée « crise de la Grèce ». Mal nommée car cette crise est en réalité celle, organique, de l’UE. Le cas « Grèce » est donc loin d’être terminé. La cure d’austérité qui est infligée à ce pays pour qu’il puisse rester dans l’euro nous ramènera, tôt ou tard, à la porte d’un « Grexit » imposé. En effet, l’accord dit du « 13 juillet » est tout simplement insoutenable et programme la mort économique et sociale lente du pays.

La séquence de l’été 2015 nous lègue trois héritages : la victoire morale du peuple grec ; l’échec stratégique du gouvernement d’Alexis Tsipras – qui n’est en réalité pas seulement le sien mais aussi celui de l’ensemble de la gauche radicale européenne, en tout cas de celle rassemblée au sein des mouvements sociaux et du Parti de la gauche européenne (PGE) qui ont défendu l’idée qu’il était possible de sortir de l’austérité à l’intérieur de l’euro ; la radicalisation du système européen et la montée instable des contradictions en son sein.

Je m’arrête sur ce dernier point. Il ne faut ni se tromper ni entretenir de fausses illusions. L’« élitocratie » européenne a fait corps autour de la défense de « son » euro. Ce qui s’est passé en juillet a bien souligné l’existence de contradictions entre les acteurs dominants, notamment entre l’Allemagne et la Commission européenne, moins radicale que Berlin sur la question de la non tolérance des dettes publiques des pays du Sud dans le cadre de la « règle d’or ». Ou encore entre d’un côté le gouvernement allemand et la Bundesbank, et de l’autre la BCE, accusée de ne pas respecter son mandat avec ses programmes de rachat de dettes publiques (politiques de « Quantitative Easing »). La Cour constitutionnelle de Karlsruhe traite actuellement plusieurs recours contre la BCE.

Mais l’essentiel est que tous ces acteurs sont réunis pour défendre bec et ongles l’euro réellement existant, y compris lorsque nous parlons des sociaux-démocrates et des gouvernements des pays du Sud de l’Europe. Force est d’admettre que ces derniers – qui ont intégré la construction européenne dans les années 1980 après des années de dictatures et de sous-développement – semblent considérer qu’au fond, appartenir à l’euro, c’est encore appartenir, et quel qu’en soit le prix, au premier monde, à la première division du championnat mondial.

Nous assisterons donc bientôt au renforcement, tant du point de vue politique qu’institutionnel, de l’« intégrité » et de l’« irréversibilité » de la monnaie unique pour reprendre les mots de ses avocats au sein des gouvernements dominants et des institutions. Le problème, nous le verrons, est que cette « intégrité » va plonger les pays européens dans une instabilité accrue et des tensions permanentes dont les conséquences politiques ne sont pas difficiles à saisir : la montée des nationalismes sera notre fardeau. L’euro et les politiques d’austérité ont approfondi les fractures et les dissymétries entre pays européens, appauvri les classes populaires partout et ont, en tant que matérialisation de « l’Europe près de chez vous », favorisé le renforcement des forces nationalistes contre l’Europe, ses classes dirigeantes et sa technocratie.

Hélas, cette crise européenne ne s’arrête pas là. Elle étale d’autres dimensions peu réjouissantes : à la montée en puissance des extrémismes et des régionalismes sécessionnistes s’ajoutent celle des fondamentalismes violents et radicalisés, le démantèlement progressif des solidarités et des protections sociales, économiques et démocratiques des populations (au nom notamment de la supposée garantie de la sécurité collective), les exodes migratoires qui se fracassent contre les politiques répressives et opportunistes des principaux Etats européens, etc.

Bref, la construction européenne s’érode sous nos yeux et ses promesses aux peuples du continent (plus de paix, de prospérité et de démocratisation du bien-être) sont parties en fumée.

C’est de tout cela qu’il faudra traiter à l’avenir. Mais comment s’y prendre ? Comme nous le verrons plus avant, des pistes existent et peuvent encore nous permettre d’éviter le pire. Et même de retrouver les chemins de la prospérité. Mais pour le moment, quelles sont les perspectives politiques dans ce contexte pour le moins peu enthousiasmant ? Le maître mot est, selon moi, « instabilité ». C’est elle qui va caractériser le cycle politique et social du futur. Tout peut arriver, et de n’importe quel côté. Ou par n’importe quel côté. Plus rien ne peut exclure la multiplication de convulsions sociales – de troubles – dans nos pays, sous forme de jacqueries. Dans ce contexte, les forces positionnées au centre des systèmes politiques – conservatrices et social-démocrates qui monopolisent les modèles bipartisans au service de l’ordre actuel (en réalité antérieur) – vont désormais connaître les assauts répétés d’autres forces situées ou nées dans la périphérie – à droite comme à gauche – de ces systèmes. A l’instar de Podemos en Espagne, qui n’a pas réussi à briser la porte du fort Parti populaire/Parti socialiste mais à la fissurer, ces forces tenteront de renverser ou d’affaiblir celles du centre fébrile pour reconstruire autour d’elles de nouvelles recompositions.

Voici donc venu le « moment populiste » en Europe. Sera-t-il de gauche ou de droite ? Débouchera-t-il sur un élan de réappropriation démocratique face à l’ordre économique tyrannique et à ses représentants dans les institutions et les médias ? Ce populisme sera-t-il « la politique (re)prenant conscience d’elle même » pour déformer la fameuse épigramme du géographe anarchiste Elisée Reclus (« l’homme est la nature prenant conscience d’elle-même ») ou servira-t-il des projets identitaires et autoritaires qui préserveront les grands intérêts économiques et financiers ? Voilà la question de notre temps.

Les forces résilientes ou émergentes dont nous parlons – et leur hybridation selon les schémas – seront-elles parfois victorieuses ? Rien n’est écrit sur l’issue de ces tentatives qui devront compter avec la concurrence des poussées abstentionnistes – le parti de la grève électorale –, notamment au sein des classes populaires. Dans un contexte où la vie électorale ne fidéliserait plus, tendanciellement, que les groupes sociaux intégrés et aisés, des configurations politiques intermédiaires pourraient émerger. Elles n’annuleraient pas les systèmes bipartisans de l’ordre antérieur mais verraient surgir de nouveaux entrants concurrents complexifiant le jeu des alliances et des majorités stables. Dans ces conditions, il deviendrait alors beaucoup plus difficile pour chaque acteur de prétendre à la centralité et à l’hégémonie. Une telle reconfiguration des rapports de forces politiques dans des systèmes démocratiques européens en crise induirait une refonte profonde des cadres stratégiques traditionnels, notamment pour les forces de gauche issues de la tradition des Lumières et du mouvement ouvrier. Ces dernières seraient en effet confrontées à deux problèmes mêlés : leur relative marginalisation dans un contexte de « démassification » de la vie électorale et politique courante et l’instabilité d’un système politique qu’elles contestent et qui se « réduit » sociologiquement, mais dont elles sont l’un des acteurs.

Actuellement, les forces conservatrices gardent la main et disposent d’armes fantastiques pour nous contenir : les Etats, les médias, l’extrême droite, la surveillance de masse (sujet trop peu intégré par les forces traditionnelles de la gauche dans le renouvellement de leurs pratiques, de leur projet et de leur approche de la question du pouvoir), l’auto-surveillance de masse, c’est-à-dire l’ivresse que nous procure le désir de consommation et de mobilité individuelle et sociale nourri par le développement de technologies toujours plus efficaces et agréables, telles les applications numériques qui nous fournissent quotidiennement de nouveaux services individualisés. Le pouvoir étourdissant de ce désir nous anesthésie et nous plonge de facto dans un état d’adhésion/servitude passive au système.

Certes, cette liste de problèmes et ces perspectives ne rendent pas spontanément joyeux. Mais, dans ce fracas des temps, quelque chose de nouveau se prépare. Le monde qui vient fait déjà son apparition. Regardons le. Les systèmes de verrouillage politiques et médiatiques se grippent, et cèdent même parfois. Les nouvelles générations citoyennes inventent peu à peu un autre rapport à l’information et se déconnectent progressivement des schémas et des circuits médiatiques du 20e siècle. A l’avenir, elles formeront leurs opinions ailleurs, par d’autres canaux, pour servir d’autres perceptions, d’autres expériences. Et graduellement, elles créeront un nouveau rapport à l’action collective et politique car il en a toujours été ainsi dans l’histoire. Si les formes de pensée, d’organisation et d’action de la gauche sont malmenées, ses combats centraux – la solidarité contre l’égoïsme / la force du nombre contre les puissants – perdureront quelles que soient les époques et les configurations. Ces combats constituent des constantes invariables dans l’histoire humaine. Il s’agit quasiment d’une dimension anthropologique de notre espèce.

De plus, dans un contexte plus immédiat, observons que les victoires anti-austéritaires progressistes sont possibles, au Nord comme au Sud de l’Europe comme le montrent la montée en puissance du Parti national écossais (SNP), l’élection de Jeremy Corbyn à la tête du Labour Party (Parti travailliste) au Royaume-Uni ou l’émergence de forces anti-austéritaires puissantes dans les pays de la périphérie continentale européenne. Il est frappant de remarquer que lorsque la flamme semble s’essouffler quelque part (par exemple en Grèce au lendemain de la défaite de Tsipras), elle réapparait à un autre endroit, sans que personne n’ait pu le prédire ni même le sentir (comme au Royaume-Uni avec Jeremy Corbyn).

Les forces progressistes de notre époque sont toutefois confrontées à deux problèmes lourds en Europe. Tout d’abord, elles subissent la concurrence idéologique, culturelle, politique et sociologique d’autres forces de contestation d’extrême-droite (plus puissantes qu’elles en général et favorisées par le système et l’appareil médiatique) ou du système lui-même comme « Ciudadanos » en Espagne qui a été créée pour séduire les classes moyennes et détruire Podemos sur le thème « nous changeons les formes et les pratiques pour ne pas modifier les structures politiques et économiques ». Ensuite, ces forces anti-austéritaires ou anti-système démocratiques de gauche, qu’il s’agisse de partis constitués ou de mouvements sociaux, ne pourront jamais, d’emblée, peser collectivement et de manière synchrone au niveau continental.

Dans ce contexte, elles doivent repenser l’ensemble de leur relation à l’Europe et à leur propre projet, à leur propre stratégie. Pour quoi faire à brève échéance ? Impossible de répondre avec certitude. En tant force politique, ce qu’on appelle « la gauche » – minoritaire sur le plan sociologique – ne pourra rien modifier en l’absence de majorités sociales pour le faire. Et ses propositions de ruptures – sur l’euro ou l’UE –, si elles étaient appliquées aujourd’hui, resteraient prisonnières de rapports de forces politiques favorables aux coalitions réactionnaires qui, lorsqu’elles prônent ces mêmes objectifs, le font au service de projets qui ne remettent pas en cause la domination du capitalisme dans la société.

Comment ces rapports de forces peuvent-ils évoluer ? C’est là toute la question. L’issue n’est pas écrite par avance – c’est en soi un motif d’espoir – car les tenants du système n’ont de leur côté aucune alternative à leur propre crise. Ils n’ont en tout cas aucun plan pour en sortir et conduire le monde vers une autre destinée pour la simple et bonne raison que ce n’est pas là leur préoccupation. Ils souhaitent la conservation de l’ordre actuel et perpétuer leur mode de vie en son sein. Pour ce faire, leur scénario est celui du « libéralisme-sécuritaire » : radicalisation du système existant et gestion sécuritaire et liberticide des « externalités négatives »…dont la démocratie et la souveraineté populaire. C’est pourquoi les forces d’extrême-droite peuvent bien recourir à une rhétorique de rupture pour conquérir le pouvoir. A la fin, elles ne sortiraient pas des clous si elles devaient réellement accéder au pouvoir étatique, au sein de coalitions droitières ou seules. Elles ne feraient rien de fondamental contre les intérêts de la coalition des puissances financières et industrielles avec lesquelles elles négocieraient cette promotion. Au contraire, elles les protégeraient.

Profitant de cette question du conservatisme sécuritaire des oligarchies, j’aimerais faire un détour par l’Amérique latine avant de revenir à l’Europe. Regardons ce qui se déroule actuellement dans cette région. Nous observons que les gouvernements progressistes – les seuls à avoir créé une brèche dans l’hégémonie néolibérale mondiale ces dernières années – traversent un moment critique. Le cycle engagé sur tout le sous-continent depuis 1998, date de la première élection d’Hugo Chavez au Venezuela, traverse ses plus grosses difficultés sur fond de crise économique mondiale qui l’affecte désormais sérieusement. C’est certainement la fin de la force propulsive de ce cycle tel que nous l’avons connu. Dans ce contexte, misant sur une usure du pouvoir naturelle lorsque nous parlons de gouvernements en place depuis dix ou quinze ans, ou plus selon les cas, et sur ces difficultés économiques auxquelles les gouvernements peinent à apporter des réponses immédiates et alternatives, la droite est de retour. Elle gagnera des batailles, ce qui n’est pas une bonne nouvelle. Mais conservera-t-elle le pouvoir pour autant ? Rien ne l’assure car précisément, elle n’a pas d’autre projet que celui consistant à professer le « changement » – remarquons que c’est son slogan dans pratiquement tous les pays (« changement », « changeons ») – pour, en réalité, revenir progressivement au passé dans la région. Les droites sont toujours les forces de la restauration néolibérale. Et cela, nous le verrons, n’emportera pas durablement l’adhésion populaire. Les populations, mieux organisées que jamais, ne laisseront pas détruire les acquis et les compromis arrachés par les luttes. La vie ne sera pas simple pour les droites si elles reprennent le pouvoir ici ou là dans des contextes où leurs victoires ne constitueront pas pour autant des triomphes plébiscitaires.

Pour revenir à la situation européenne, il faut rappeler que quels que soient les scénarios politiques à venir, l’approfondissement de la crise de la mondialisation va s’accentuer, et avec elle les contradictions à l’œuvre au sein du « système-Europe ». Vient alors la question rituelle : que faire ? Je voudrais à cette étape de l’exposé rapporter une anecdote qui n’en est peut être pas une. Lors d’une conversation à Montevideo (Uruguay) avec Lucia Topolansky, qui est sénatrice de la République orientale et qui a été l’une des dirigeantes emprisonnées des Tupamaros durant les années 1970 et 1980, je lui demandais si elle considérait qu’il fallait toujours qu’une violence inouïe – partiellement due à des facteurs extérieurs (climatiques, militaires, ingérences étrangères) venant s’ajouter à une forte crise politique, économique et sociale locale – s’abatte sur une société pour que des forces de gauche puissent avoir la chance d’accéder au pouvoir étatique. Question terrible lorsqu’on y réfléchit.

Après quelques secondes, interloquée, elle me répondit : « J’espère qu’il n’en soit jamais ainsi. Non, la vérité est qu’il faut que la gauche soit prête lorsqu’intervient ce type d’événements, lorsque s’accélèrent les bouleversements. Prête intellectuellement, théoriquement. Qu’elle soit alors majoritaire ou pas n’est pas déterminant à ce moment précis. Les gens suivent ceux qui savent donner un cap aux événements, ceux qui sont capables de montrer comment sortir de la nasse et pour aller où lorsque l’ébranlement commence ». Et d’ajouter : « Je veux croire que c’est parce que nous étions prêts, que nous avions travaillé et produit depuis de si nombreuses années, même lorsque nous nous sentions terriblement seuls, que nous avons pu gagner et gouverner lorsque les événements l’ont permis ».

Je crois que ces paroles nous indiquent le chemin. Elles permettent également de prendre avec plus de tranquillité la faiblesse sociologique dans laquelle se trouve la gauche actuellement. En revanche, ces mots nous alertent sur l’urgence intellectuelle et théorique.

La question est : serons-nous prêts à donner un sens au futur, quelles que soient ses directions. Serons-nous des bâtisseurs d’avenir ? Il faut se doter d’une théorie du changement pour accompagner les forces vivantes de la société qui sont – et seront – confrontées à l’impérieuse nécessité de résoudre les contradictions et les situations concrètes qui les travaillent. Ici réside aussi l’espoir. Face à la tyrannie et l’injustice qui les frappent et les rongent, les êtres humains cherchent toujours à se libérer. En tout cas certains d’entre eux confrontés à d’autres qui organisent et profitent de leur oppression. Combat éternel, toujours inachevé, de notre espèce.

En Europe, il faut travailler à la possibilité d’un gouvernement de rupture avec l’UE. Un tel gouvernement devrait, pour réussir, s’appuyer sur de fortes mobilisations sociales dans son pays et dans d’autres pour assumer une crise frontale avec les institutions européennes en leur sein. Si plusieurs gouvernements de ce type pouvaient agir de concert, ce serait idéal mais ce n’est pas le scénario le plus probable pour les raisons que nous avons rapidement mentionnées.

Cette rupture inaugurale à partir d’un gouvernement (ou ces ruptures), est la seule manière de donner une chance à l’émergence de nouvelles configurations européennes. Seront-elles plus coopératives ou chaotiques ? La réponse dépendra des peuples.

En attendant, les forces de gauche doivent se tenir prêtes et se préparer pour les affrontements qui viennent. L’Europe est désormais plongée dans une longue séquence d’équilibre/déséquilibre instable.

Comment se préparer ? Tout d’abord, il s’agirait d’élaborer un projet politique et économique coopératif en dehors de la matrice austéritaire et de l’euro réellement existant (en partant du principe que quelle que soit notre position théorique sur la monnaie unique – en sortir ou pas ? –, toute politique alternative à l’austérité induira, de facto, de s’en affranchir techniquement, ainsi que des traités européens). Un tel projet signifiera certainement, in fine, la mise en défaut de l’Union européenne elle-même. Ceci est la seule voie qui permette l’émergence de nouvelles formes de relations politiques et économiques entre pays. Un tel projet – ouvert à tous les pays qui le souhaiteraient – devrait impérativement servir un programme de réduction du pouvoir du capitalisme financier en Europe. C’est une des raisons pour lesquelles il exclut toute forme d’alliance avec des forces d’extrême droite.

Il doit faire l’objet d’un débat reliant toutes les forces critiques progressistes de la construction européenne, qu’elles soient pour ou contre l’UE, pour ou contre la sortie de l’euro. Des espaces communs doivent absolument être conservés entre elles, pour elles, pour éviter les schismes stérilisants que nous connaissons trop dans la gauche.

Pour être mené à bien, ce projet impliquerait l’étude renouvelée de l’évolution des relations et des contradictions interétatiques et économiques au sein du capitalisme européen. Ce dernier existe en premier lieu en tant que capitalisme de capitalismes sous-régionalisés. Il convient de mieux appréhender cette structuration et de mieux connaître les chaînes de valeur productives et financières concrètes qui parcourent la région dans le but de développer des luttes sociales et politiques, ainsi que des solidarités, qui puissent s’inscrire matériellement dans les espaces capitalistes réellement existants en Europe et entre pays européens. Ainsi, il s’agirait par exemple, pays par pays, de mesurer la fraction de son commerce extérieur qui s’effectue au sein de l’UE et donc, par soustraction, celle qui s’effectue avec les pays tiers. Il s’agirait également d’identifier pour chacun de ces pays ses principaux partenaires commerciaux (clients, fournisseurs) dans le cadre du commerce intra-régional pour progressivement dessiner la carte et le territoire des capitalismes européens et construire des chaînes de résistances politiques et sociales équivalentes et plus concrètes.

Par ailleurs, il s’agirait d’impulser, partout à l’échelle européenne où des forces anti-austéritaires et de progrès social agissent, des débats et des échanges croisés autour d’un tel projet dans le but d’accumuler de l’expertise et des forces pour le soutenir et le promouvoir dans nos sociétés. Ce travail pourrait aboutir à l’organisation d’un Congrès des peuples d’Europe pour redimensionner les pouvoirs européens dans lequel serait discuté l’équilibre des normes dans la région (soumission des normes européennes aux normes nationales).

Enfin, il s’agirait de soutenir partout ces mêmes forces impliquées dans des scrutins ou des consultations nationales qui mettent en jeu les questions de souveraineté et de rapport à l’Union européenne.

Notre problème, nous l’avons déjà mentionné, est qu’au sein des forces de contestation de l’ordre dominant, l’hégémonie est à droite. Ces forces sont en train de réussir à construire un peuple mobilisé contre l’élitocratie. Mais il s’agit d’un peuple ethnique à qui elles promettent « un peu plus de solidarité, mais entre nous, et tous contre tous ».

Notre défi consiste à donner envie de reconstruire un peuple politique – pas un peuple ethnique – mobilisé autour de trois affirmations : la redistribution des richesses créées et la justice sociale sont les deux mamelles de la prospérité économique, démocratique et écologique de la société ; la souveraineté politique du peuple est son bien le plus précieux et son seul moyen de limiter le pouvoir des puissants qui le divisent, son seul outil pour humaniser la société et construire un pays meilleur ; l’économie doit être contrôlée par la politique.

Cette perspective exige l’élaboration d’un discours capable d’unifier largement autour des paradigmes du commun, de la justice, de la redistribution comme moteurs de prospérité et de bien-être individuel et collectif. Un tel discours, nécessairement radical dans ce qu’il exige des forces dominantes pour contribuer au bien vivre commun, doit s’accompagner d’une stratégie d’action patiente capable de mettre la gauche organisée au service des demandes politiques et sociales multiples et sectorielles issues de la société et de lui permettre d’agir en faveur du développement de solidarités concrètes avec les populations.

Le peuple est une alliance. A nous de la construire. Nous ne pouvons aujourd’hui prétendre conquérir le pouvoir mais notre tâche est de redevenir un pouvoir dans la société – un « néo-pouvoir » –, pour la transformer. C’est possible et chaque secousse qui accompagnera la course instable du système vers l’épicentre de sa crise ouvrira des espaces de confrontations et d’opportunités. L’avenir est en nous.

 

Illustration : John Perivolaris





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