Le 30 octobre 2022, lors du second tour de l’élection présidentielle, les Brésiliens ont orienté leur suffrage vers le candidat du Parti des Travailleurs, Lula da Silva, en lui accordant une courte avance face au Président sortant d’extrême droite Jair Bolsonaro. Avec un total de 50,9%, Lula a obtenu deux millions de voix de plus que son adversaire sur un total de 124 millions d’électeurs. Après deux mandats consécutifs couronnés de succès entre 2003 et 2010 et 80% d’opinion favorable, l’ancien dirigeant ouvrier revient au pouvoir pour une nouvelle gouvernance de quatre ans, jusqu’en 2027 [1].
Le Président Lula aurait dû réinvestir le Palais présidentiel dès janvier 2019, étant le candidat favori des élections de 2018. Mais suite à une conspiration orchestrée par le procureur Sergio Moro dans le cadre de l’affaire de corruption Lava Jato, afin de l’empêcher de présenter sa candidature, Lula a été arbitrairement condamné en 2017 à une peine de neuf ans et six mois de prison – peine alourdie à 12 ans de prison en appel – pour corruption passive et blanchiment d’argent, sans qu’aucune preuve matérielle ne soit présentée lors au Tribunal. La Commission des Droits de l’Homme des Nations unies a condamné le procès contre Lula soulignant qu’il « a violé son droit d’être jugé par un tribunal impartial, son droit à la vie privée et ses droits politiques [2] ». Ce dernier a passé 580 jours en prison, d’avril 2018 à novembre 2019, ce qui a permis à Bolsonaro de s’emparer du pouvoir sans difficulté. Le leader d’extrême droite n’a même pas tenté de sauver les apparences, s’empressant de remercier le procureur Moro en le nommant Ministre de la Justice [3]. En 2019, la Cour suprême a annulé la condamnation de Lula, dénonçant l’instrumentalisation politique du procès à son encontre [4].
Bolsonaro est un dirigeant ouvertement fasciste. « Allons directement à la dictature », a-t-il déclaré par le passé [5]. Nostalgique du régime militaire brésilien qui a meurtri le pays entre 1964 et 1985, ennemi des principes démocratiques, l’ex-président a ainsi qualifié en 2019 de « héros national » le colonel Carlo Alberto Ustra, condamné pour actes de torture et de barbarie par la justice brésilienne. Dilma Roussef, Présidente du Brésil de 2011 à 2016, avait été torturée par les services d’Ustra alors qu’elle était une jeune militante révolutionnaire opposée à l’autocratie des généraux [6].
Après quatre ans de gouvernance, le bilan de Bolsonaro est singulièrement négatif, notamment marqué par l’ultraconservatisme, le renforcement du pouvoir de l’Église évangélique, les propos haineux à l’égard des populations de couleur, des femmes, de la diversité sexuelle et de la gauche [7]. Sa gestion catastrophique de la pandémie du Covid-19 a fait du Brésil l’un des pays au monde ayant le taux de létalité le plus élevé. Sa politique antisociale a fait exploser le taux de pauvreté : 33 millions de personnes souffrent de la faim. Sous son mandat, la déforestation de l’Amazonie a atteint des niveaux inégalés, avec une hausse de 60%, détruisant les terres indigènes et suscitant l’inquiétude de la communauté mondiale. Au niveau international, sa politique a conduit à la distension des liens avec de nombreux pays [8].
Malgré la transparence du scrutin de 2022, Bolsonaro a toujours refusé de reconnaître la victoire de son adversaire, faisant courir des rumeurs de fraude et chauffant à blanc son électorat, qui a multiplié les actions violentes depuis octobre 2022, en bloquant notamment les routes. De plus, depuis cette date, des centaines de personnes campaient devant le quartier général de l’armée à Brasilia, scandant le slogan « S.O.S Forces armées », exigeant explicitement une intervention militaire afin de rompre la légalité constitutionnelle et d’empêcher l’accession de Lula au pouvoir le 1er janvier 2023, tout cela avec l’accord tacite de Bolsonaro [9]. En outre, ce dernier n’a pas hésité à exercer une forte pression sur le Tribunal supérieur électoral afin qu’il annule les élections. Mais le TSE a refusé de céder aux menaces et a validé le scrutin, dénonçant l’action de Bolsonaro et qualifiant ses allégations de « ridicules et illicites », affirmant qu’elles étaient « ostensiblement conspiratrices à l’égard de l’état de droit démocratique ». Même le Ministère de la Défense a conclu à l’absence de fraude dans un rapport de novembre 2022 [10].
Le 30 décembre 2022, à deux jours de la cérémonie d’investiture de Lula, Bolsonaro a quitté le pays en direction des États-Unis, refusant de se plier à la tradition républicaine de remise de l’écharpe à son successeur, symbole d’une transition pacifique. C’est la première fois depuis l’avènement de la démocratie en 1985 qu’un président sortant refuse de saluer le nouveau dirigeant. Cette année-là, le général Joao Figueredo, dernier chef de la junte militaire, avait refusé de participer à la cérémonie d’investiture du Président élu José Sarney [11]. L’attitude de Bolsonaro a même été publiquement critiquée par son vice-président sortant, le général Hamilton Mourao : « Les leaders qui doivent rassurer et unir la nation autour d’un projet pour le pays ont laissé leur silence ou leur action inopportune et nocive créer un climat de chaos et de désintégration sociale [12] ».
Le 1er janvier 2023, la cérémonie d’investiture a réuni de nombreuses délégations officielles venues du monde entier pour assister à l’intronisation de Lula comme Président de la République, illustrant ainsi le soutien international au nouveau pouvoir. Des centaines de milliers de Brésiliens ont effectué le déplacement dans la capitale pour saluer l’avènement d’une ère différente pour le Brésil, marqué par quatre années difficiles. Pour symboliser la nouvelle étape pour le peuple brésilien, en particulier pour les catégories les plus démunies, Lula a choisi une femme éboueur de 33 ans, Aline Sousa, pour la remise de l’écharpe présidentielle [13].
Lors de son discours d’investiture, Lula est revenu sur la longue bataille jalonnée d’obstacles qu’il a menée et qui a conduit à la victoire, dénonçant l’utilisation de fonds publics à des fins électorales par son adversaire. Il a dressé un réquisitoire du gouvernement sortant qui a procédé à « la destruction des politiques publiques qui promouvaient la citoyenneté, les droits essentiels, la santé et l’éducation ». Il a promis aux Brésiliens une « vie digne, sans faim, avec un accès à l’emploi, à la santé et à l’éducation [14] ».
Une semaine plus tard, le 8 janvier 2023, des milliers de militants d’extrême-droite se sont retrouvés dans la capitale Brasilia dans ce qui a été, à l’évidence, une opération minutieusement organisée. Ils ont lancé un assaut de plusieurs heures contre les trois principales institutions démocratiques du pays, le Congrès, le Palais présidentiel et le Tribunal suprême, trois joyaux de la Place des Trois Pouvoirs, édifiés par l’architecte Oscar Niemeyer, saccageant les lieux et détruisant des œuvres d’art d’une valeur inestimable, avec comme objectif de rompre la légalité constitutionnelle. Deux années, presque jour pour jour, après l’attaque du Capitole à Washington par les partisans de Donald Trump qui refusaient de reconnaître les résultats des élections, le Brésil a vécu le même épisode dramatique. La communauté internationale a unanimement condamné l’atteinte à l’État de droit [15].
Le Président Lula a signé un décret délégant la sécurité de la capitale aux autorités fédérales jusqu’à fin janvier 2023 [16]. Pas moins de 1 200 personnes ont été arrêtées et la Cour suprême a ordonné le démantèlement des camps des putschistes dans un délai de 24 heures [17].
Les responsabilités
Malgré ses dénégations, le principal auteur intellectuel de cette tentative de coup d’État est le président sortant lui-même [18]. En effet, Bolsonaro n’a eu de cesse de remettre en cause les résultats électoraux, pourtant unanimement reconnus, attisant ainsi la rancœur de ses partisans et galvanisant les secteurs les plus radicaux tentés par une action illégale. Comme le souligne le New York Times, l’assaut a constitué « le point culminant violent des attaques rhétoriques incessantes de M. Bolsonaro contre le système électoral du pays [19] ». Pour sa part, CNN a souligné que « Bolsonaro n’a cessé de semer le doute sur la légitimité du vote, sans présenter de preuves [20] ». L’ancien chef d’État a ainsi ouvert la voie à une action violente sans précédent dans l’histoire du Brésil démocratique. Par le biais de son avocat, il a persisté à qualifier les évènements de « mouvement social spontané mené par la population ». La Cour suprême a annoncé l’ouverture d’une enquête à son encontre. Selon la presse étasunienne, « il ne fait aucun doute qu’il a inspiré les quelque 5 000 personnes présentes à la manifestation qui a tourné à la violence [21] ». A la responsabilité de Bolsonaro s’ajoute celle des groupes ayant apporté un soutien matériel et financier à l’organisation d’une telle opération.
Les services de renseignements intérieurs disposaient, sans aucun doute possible, de toutes les informations nécessaires sur les projets violents des militants bolsonaristes. Ainsi, de nombreux messages circulant sur Telegram et WhatsApp appelaient à « organiser des attaques contre des infrastructures stratégiques, telles que des raffineries de pétrole et à ériger des barrages routiers ». Il ne fait aucun doute que les groupes de manifestants ont été infiltrés par des agents des renseignements généraux, comme cela est le cas dans n’importe quel pays au monde. Ainsi, selon une note de la police militaire de Brasilia, pas moins de 100 autocars transportant plus de 4 000 personnes sont arrivés dans la capitale entre le vendredi 6 janvier et le dimanche 8 janvier 2023 [22]. Pourtant, aucune mesure n’a été prise pour procéder à l’arrestation des organisateurs et empêcher l’assaut.
Par ailleurs, la responsabilité de l’armée est clairement engagée, celle-ci ayant accepté la présence du campement putschiste, appelant à la rupture de l’ordre constitutionnel, pendant plus dix semaines dans une zone de sécurité nationale. De surcroît, le jour des émeutes, le bataillon de la garde présidentielle qui stationne en permanence au Palais du chef de l’État n’a pas jugé bon d’intervenir pour empêcher l’invasion. Ces militaires « auraient même empêché, à plusieurs reprises, la police de procéder à l’arrestation des émeutiers », selon Le Monde [23].
De la même manière, la responsabilité des forces de sécurité censées protéger la capitale ne fait aucun doute. Le contingent d’agents de police présents sur les lieux était bien inférieur à celui requis pour veiller sur les différentes institutions de la démocratie brésilienne. Pourtant, les risques d’incidents étaient très élevés au vu de la présence massive et belliqueuse des extrémistes de Bolsonaro. Une réunion avait eu lieu le 6 janvier entre Flavio Dino, nouveau Ministre de la Justice, et les autorités locales dont le gouverneur de Brasilia, Ibaneis Rocha, et le responsable de la sécurité de Brasilia, Anderson Torres, et un accord avait été trouvé au sujet du nombre d’agents à déployer pour protéger les institutions en prévision de la manifestation du dimanche. Or, contre toute attente, le contingent présent était bien inférieur à ce qui avait été convenu. Le Ministre Dino a dénoncé un changement de dernière minute, sans explication aucune de la part des autorités de Brasilia [24]. Ainsi, alors que l’esplanade devait être fermée aux manifestants, le gouverneur Rocha a décidé au dernier moment d’en ouvrir l’accès. Le Ministre de la Justice n’a appris la nouvelle que… par la presse [25]. Au lieu de remplir sa mission qui consiste à protéger les lieux, la police s’est distinguée par son inaction voire sa complicité à l’égard des putschistes. Le New York Times a exprimé sa stupéfaction : « Des vidéos ont circulé en ligne montrant les officiers présents semblant escorter les manifestants vers des bâtiments fédéraux, et s’arrêtant pour prendre des selfies avec eux [26] ». Le Président Lula a dénoncé pour sa part « la connivence explicite de la police avec les manifestants ». La justice brésilienne a déjà commencé à agir en procédant à l’arrestation du responsable de la sécurité dans la capitale [27].
Dans un premier temps, la Cour suprême a suspendu pour 90 jours le gouverneur Torres de Brasilia, un fervent soutien de Bolsonaro dont il a été Ministre de la Justice [28]. Mais les enquêteurs ont découvert à son domicile un projet de décret présidentiel destiné à annuler l’élection de Lula par une prise de contrôle du Tribunal supérieur électoral par le gouvernement fédéral, causant un scandale sans précédent au Brésil. Ce document non daté portait le nom de Bolsonaro à la fin avec un espace réservé pour sa signature. Torres, dans une tentative de défense maladroite, a appelé à ne pas juger ce document « hors de son contexte », reconnaissant ainsi la paternité du projet et l’authenticité du document destiné à préparer un coup d’État. Il a immédiatement été arrêté par les autorités, dans l’attente de son jugement [29].
Le Code pénal français
Dans n’importe quelle démocratie occidentale, les évènements du 8 janvier seraient sanctionnés par de lourdes peines de prison. Ainsi, selon l’article 412-1 du code pénal français, « le fait de commettre un ou plusieurs actes de violence de nature à mettre en péril les institutions de la République » est « puni de trente ans de détention criminelle et de 450 000 euros d’amende ». En outre, les peines sont portées à la détention criminelle à perpétuité et à 750 000 euros d’amende lorsque les actes sont « commis par une personne dépositaire de l’autorité publique ». L’article 412-4 sanctionne d’une peine « de quinze ans de détention criminelle et de 225 000 euros d’amende le fait de participer à un mouvement insurrectionnel ». Ce dernier est défini de façon claire : « en occupant à force ouverte ou par ruse ou en détruisant tout édifice ou installation ; en assurant le transport, la subsistance ou les communications des insurgés ; en provoquant à des rassemblements d’insurgés, par quelque moyen que ce soit [30] ».
La tentative de coup d’État orchestrée par les partisans de Bolsonaro illustre le véritable visage de l’extrême droite, incapable de respecter les principes démocratiques dès lors que le suffrage populaire lui est défavorable. Dans un pays qui porte encore les douloureuses cicatrices laissées par les deux décennies de dictature militaire, fracturé et polarisé par l’administration sortante, la mission du Président Lula est de retrouver la cohésion nationale nécessaire et de rappeler à tout le peuple brésilien, quelle que soit sa tendance politique, que la nation appartient à tous et qu’elle a le devoir moral de s’occuper des catégories les plus fragiles. « Ordre et Progrès », telle est la devise républicaine du Brésil.
Illustration : Envahisseurs sur la rampe du Palais des Congrès. Marcelo Camargo / Agência Brasil – 8 janvier 2023 / Wikimedia CC