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Réinventer la politique autour de l’écosocialisme

samedi 13 décembre 2014   |   Corinne Morel Darleux
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Corinne Morel-Darleux l’affirme : la biosphère peut être le nouvel objectif commun du combat politique. La tradition du socialisme n’a pas su intégrer la dimension finie des ressources naturelles et notre interdépendance avec les écosystèmes dans lesquels nous vivons. Pour leur part, les mouvements de l’écologie ont trop souvent sombré dans l’environnementalisme en négligeant la dimension systémique et radicale des problèmes économiques et sociaux. Pour l’auteure, il s’agit désormais de construire un projet écosocialiste qui réaliserait cette synthèse inédite de Karl Marx, André Gorz et Jean Jaurès pour rompre avec les schémas traditionnels et remettre l’économie au service des besoins humains.

Regardons les choses en face. Oui, les citoyens se détournent des urnes et semblent ne plus croire en la capacité des partis et de la représentation politique traditionnelle à améliorer leur vie. Pourtant, il subsiste un espace pour l’expérience politique, un espace dans lequel de nombreuses énergies se mobilisent pour organiser la réappropriation citoyenne de la chose publique. Cette expérience se nourrit de l’émergence de la conscience, à la fois individuelle et collective, que les biens communs — l’eau, l’air, les sols —, mais aussi tout ce qui est nécessaire pour répondre aux besoins fondamentaux humains — se nourrir, se soigner, se loger, se chauffer, se laver — sont à nous, qu’ils sont de propriété publique et d’intérêt collectif. De multiples zones de résistances, locales, virtuelles et internationales, émergent. Des collectifs anti-gaz de schiste au comité invisible, des zones à défendre aux forums Alternatiba, des organisations militantes d’une nouvelle forme réactivent l’idée que c’est à nous de décider de l’usage de ces biens communs et de nous en occuper dans une perspective de long terme, dégagée des intérêts marchands.

Des citoyens dépossédés de leur vote et de leur souveraineté populaire

Certes, cette idée de réappropriation de la chose publique peut sembler aujourd’hui utopique et même risible, tant les citoyens ont été dépossédés de leur souveraineté populaire. L’exemple le plus marquant pour notre génération militante restera sans doute la manière dont le vote majoritaire du « non » au référendum sur le traité constitutionnel européen (TCE) en 2005 a été bafoué. C’est aujourd’hui de ces mêmes principes, pourtant rejetés par voie populaire, que dépendent une grande part des décisions politiques. La politique budgétaire a été déléguée à l’Union européenne (UE) et la politique monétaire confiée à l’euro. La règle d’or de l’austérité édictée à Bruxelles dicte la politique gouvernementale en matière de casse des services publics et de relance de l’activité par une logique de l’offre dont les principaux bénéficiaires sont les entreprises, sans aucune contrepartie en matière d’emploi ou d’orientation de la production vers des besoins non satisfaits. C’est cette doxa libérale qui dicte encore la vente des parts de l’État — donc les nôtres — dans des entreprises stratégiques nationales au privé. Les éléments majeurs de toute politique publique digne de ce nom nous échappent peu à peu, et le sentiment légitime se répand que c’est une oligarchie qui décide à notre place. Une oligarchie dont font hélas partie certains de nos élus, qui ne respectent pas le mandat pour lequel ils ont été désignés. Alors en effet, de promesses en renoncements, les citoyens n’y croient plus et boudent les urnes en se dépossédant eux mêmes de ce droit majeur. C’est ainsi que le spectacle désolant qu’offre la politique aujourd’hui déprécie la valeur du vote, ce beau moment démocratique pourtant, où pour une fois chaque voix a le même poids.

La faillite du système représentatif ne délégitime pas l’action politique

Cela ne doit pas nous faire oublier que des paysans en Amérique latine ont repris, par la force, leurs terres aux grands propriétaires. Cela ne doit pas nous faire oublier la Révolution citoyenne en Équateur ou les mouvements populaires en Bolivie qui ont vu un indien, Evo Morales, devenir chef d’État, ni les assemblées constituantes en Équateur ou en Tunisie, les Indignés et les marées citoyennes à Madrid, les mouvements Occupy, et les opposants au projet de barrage de Sivens dans le Tarn, en Isère contre « Center Parcs » ou à Notre-Dame-des-Landes. Tous se sont réappropriés leur destin commun. Comment ? Par l’expérience politique, c’est à dire la mise en mouvement organisée autour d’objectifs communs et la mise en place d’un rapport de forces qui, on le sait, ne passe pas uniquement par les élections.

Un préalable à la réappropriation collective : l’émancipation individuelle

Comment définir ces objectifs communs, nécessaires aujourd’hui pour recréer le lien de l’expérience politique, fédérer les résistances et dépasser le repli sur soi ? Entre l’agriculteur rural et l’étudiant urbain, entre le retraité à faible pension, la femme de ménage de palace qatari parisien et le cadre informatique qui court d’avion en avion, entre la chômeuse de longue durée et la « célibattante » du CAC 40 ? Il en existe un : l’émancipation individuelle, ce désir fondamentalement humain. Et la politique nous en fournit un deuxième : l’émancipation collective. Celle qui fait dire à Victor Hugo qu’on ne peut pas vivre heureux dans un océan de misère.

Encore faut-il, pour s’engager dans cette voie collective, s’être affranchi de l’urgence de la précarité, pouvoir sortir la tête de l’eau et poser les yeux sur le monde qui nous entoure. Encore faut-il s’être émancipé d’un certain nombre d’aliénations. La consommation irraisonnée, poussée par la publicité, les crédits à la consommation, les magazines et tout ce que cela crée de désirs artificiels. Le travail érigé en valeur, qui prétend définir l’individu en le réduisant à son statut de travailleur. Enfin, le mythe de la croissance économique à tout prix avec son corollaire de production irraisonnée où seul compte le fait de produire et d’écouler sur le marché, sans se poser la question de l’utilité de qu’on produit pour répondre aux besoins humains, de l’impact de cette production sur l’environnement, ni de la manière dont sont prises les décisions. Consumérisme et productivisme, culte de l’argent, autant de croyances érigées en valeurs, qui transforment l’être humain en producteur/consommateur, bien loin de l’émancipation individuelle, et nous emmènent collectivement vers une catastrophe à l’échelle planétaire.

La biosphère, nouvel objectif commun de combat politique

Car il existe un autre élément d’intérêt commun à tous : la biosphère, c’est à dire le milieu dans lequel nous vivons. Or ces aliénations menacent son équilibre en persistant à en nier deux caractéristiques cruciales. Tout d’abord le caractère fini, limité, des ressources naturelles — pétrole, gaz et charbon, mais aussi forêt primaire et eau potable, pour ne citer qu’eux — qui se font de plus en plus rares au vu de la démesure avec laquelle on les utilise. Ensuite, la concentration des gaz à effet de serre dans notre atmosphère, qui a pour conséquence première le dérèglement du climat qui s’emballe à un rythme et avec des impacts, présents et à venir, tragiques et inédits.

La fin des énergies fossiles qui ont fonctionné comme une drogue dure du système productif capitaliste et le changement climatique nous rappellent qu’il existe un intérêt général humain, celui de protéger la biosphère qui rend notre existence possible. Or nous sommes, par notre propre activité, en train de la transformer dans un sens qui rendra les conditions de la vie humaine sur terre instables, voire impossibles. La question écologique vient ainsi redéfinir l’intérêt général : nous n’avons qu’une seule planète. Le triptyque consumériste, productiviste et croissanciste, est non seulement intenable d’un point de vue environnemental, mais il est aussi inacceptable d’un point de vue social et humain. Par son objectif de rentabilité maximale du capital investi, le système économique actuel pousse sans cesse à la recherche du plus bas coût, qui est toujours celui du drame humain. Il n’est donc ni soutenable, ni désirable.

L’alternative est possible

Mais ce système n’est pas irrémédiable, même si on tente de nous le faire croire depuis les années, de Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Leur credo du « Tina » (« There is No Alternative ») a peu à peu affaibli l’espoir que l’action, individuelle et collective, pouvait encore changer la vie. En faisant croire qu’il existe une loi d’airain, celle des marchés, une règle d’or, celle de la réduction des déficits publics, et une foi aveugle dans la technique comme nouvelle magie, les partisans du libéralisme et du capitalisme ont invalidé par avance toute option alternative. Ils ont discrédité l’action collective et retiré aux peuples l’idée même de construction d’un devenir commun par l’expérience politique.

Ils leur ont pourtant dans le même temps indiqué l’ennemi commun contre lequel peuvent s’unir des forces émancipatrices : le système d’organisation de la production tel qu’il existe aujourd’hui, qui exploite d’un même mouvement les travailleurs et la nature comme le disait Karl Marx. Réconcilier monde du travail et défense de l’environnement, sortir de l’opposition fausse et stérile entre emplois et préservation de la nature, unir toutes les formes d’oppression et de précarité que produit le système, c’est tout le travail politique que nous devons donc engager. Pour cela il nous faut un projet.

Il nous faut un projet

Le socialisme, historiquement — je ne parle pas du parti du même nom et de ce qu’il en advint — le socialisme donc, malgré son horizon émancipateur, n’a pas su intégrer la dimension finie des ressources naturelles et notre interdépendance avec les écosystèmes dans lesquels nous vivons. Les mouvements de l’écologie ont quant à eux trop souvent sombré dans l’environnementalisme en négligeant la dimension systémique et radicale du problème : les solutions à l’urgence écologique ne résident pas dans des mécanismes de compensation carbone ou dans la création de zones préservées. Il s’agit avant tout de chercher ses causes profondes dans les fondements mêmes du système économique capitaliste si on souhaite réellement y remédier. Il nous faut donc redéfinir le projet progressiste de gauche, en y intégrant la réappropriation citoyenne de la politique et la préservation des écosystèmes. Non pas en faisant table rase de ce qui nous a précédé, mais en s’inspirant ce qui s’est fait de meilleur dans les différents courants de luttes et de pensée, tout en tirant les leçons du passé.

Le projet écosocialiste tente de réaliser cette synthèse de Karl Marx, André Gorz et Jean Jaurès, pour rompre avec les schémas traditionnels et remettre l’économie au service des besoins, produire autrement et se munir de nouveaux indicateurs en redéfinissant la richesse. Il peut servir d’appui pour soutenir la convergence de toutes celles et ceux qui luttent, résistent et inventent déjà le monde de demain.

Sans attendre, et au nom de la dignité du présent, il nous appartient de mener la bataille de l’hégémonie culturelle, comme la désignait Antonio Gramsci, pour s’affranchir des dogmatismes en tout genre et des tutelles qu’on ne s’est pas choisis. Pour cela, tous les lieux où s’aiguise l’esprit critique du citoyen doivent être défendus, de même que toutes les initiatives permettant de nous assurer que le système institutionnel lui fournit les moyens de rendre un avis éclairé et que celui-ci soit sollicité, entendu et respecté.





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