Trente ans, déjà ! Le 16 janvier 1992, dans l’Alcazar de Chapultepec, construit par l’éphémère empereur du Mexique Maximilien d’Autriche, le gouvernement du président Alfredo Cristiani et la guérilla du Front Farabundo Martí de libération nationale (FMLN) signaient la paix, au terme de plus de vingt-huit mois de négociations. Gros de 95 pages et de 27 pages d’annexes, l’accord paraphé ce jour mettait fin à une sanglante guerre civile née à la fin des années 1970 quand, les fraudes électorales et le pouvoir militaire devenant chaque fois plus insupportables, les luttes populaires s’étaient développées. En cette année 1992, il était plus que temps d’en finir avec le carnage : plus de soixante-quinze mille Salvadoriens avaient payé de leur vie cette terrible confrontation.
Qu’on se souvienne…
En 1979, au Nicaragua, le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) avait instauré un gouvernement révolutionnaire après avoir renversé le dictateur Anastasio Somoza. L’année suivante, Ronald Reagan arrivait à la Maison-Blanche, appuyé par les milieux d’affaires, le Pentagone et le lobby de l’industrie de la Défense. Venant après celui qu’avaient imposé les sandinistes dans leur pays, un changement significatif au Salvador aurait constitué un encouragement à la lutte armée au Guatemala, mais aussi dans toute l’Amérique du sud où les dictatures proaméricaines faisaient encore la loi. Ce que Washington voulait éviter à tout prix. Pour protéger le monde libre du « communisme », Reagan lâcha ses dollars, ses conseillers militaires et ses chiens.
Dès lors, face à la violence qui s’abattait sur eux, face à l’hydre impériale et aux tueurs de l’oligarchie, des paysans que tous ou presque avaient abandonnés rejoignirent la guérilla. Des soldats, aussi pauvres qu’eux, se retrouvèrent volontairement ou non dans les rangs de l’armée.
« Petit poucet » pas plus grand que la Sardaigne, coincé au cœur de l’isthme centraméricain entre le Honduras et le Guatemala, le Salvador n’a jamais prétendu être un pays de tout repos. Ne serait-ce que pour des raisons géologiques. En quelque endroit que porte le regard, il tombe sur un volcan : Santa Ana, Izalco, San Salvador, San Vicente, San Miguel, Usulután, Guazapa, etc… En quatre siècles, la capitale San Salvador a été détruite sept fois. Dans un autre registre, lorsqu’il conquit ces terres tumultueuses en 1523, l’Espagnol Pedro de Alvarado qualifia de « pervers, mauvais et belliqueux » les Indigènes en résistance qui, à l’est et au nord de ce qui allait un temps devenir la Capitainerie générale du Guatemala, refusaient de devenir les esclaves et les serfs des conquistadores.
La République d’El Salvador a reçu son nom lors de l’Indépendance définitive, en 1841. Au XIXe siècle, selon un schéma classique dans la région, elle voit s’affronter libéraux et conservateurs. A partir de 1880, récolté par des armées de « peones » de novembre à la fin janvier, le café occupe la première place en termes d’exportations. Mais la crise de 1929 frappe durement la région. La baisse des cours des matières premières, la réduction des possibilités d’exportation, un brutal désinvestissement des Etats-Unis mènent alors au long règne des « dictateurs de la dépression » : Tiburcio Carías Andino au Honduras, la dynastie des Somoza au Nicaragua, Jorge Ubico au Guatemala, Maximiliano Hernández au Salvador...
Un grand humaniste ce Maximiliano. Au florilège de sa pensée politique et sociale, la postérité retiendra quelques concepts dignes d’être notés : « Il est bon que les enfants aillent nu-pieds. Ainsi, ils reçoivent mieux les effets bénéfiques de la planète, les vibrations de la terre. Les plantes et les animaux n’utilisent pas de chaussures. » Ou encore : « Les biologistes n’ont découvert que cinq sens, mais, en réalité, il en existe dix. La faim, la soif, la procréation, la peur et les mouvements intestinaux sont les sens non inclus dans la liste des biologistes. » Ou même : « C’est un crime plus grand de tuer une fourmi que de tuer un homme parce que l’homme se réincarne après sa mort, alors que la fourmi meurt définitivement. » Confronté à une situation explosive – la dépression ayant laissé sans travail ni moyens de subsistance les paysans prolétarisés des fincas de café – c’est donc tout naturellement qu’il met ses principes en action. Paradoxalement en apparence, mais fort habilement, il a légalisé le Parti communiste (PC), dont les militants et dirigeants refont surface, emmenés par leur secrétaire général Agustín Farabundo Martí.
Figure historique du mouvement populaire, Farabundo Martí a connu très jeune la répression et l’exil, notamment au Guatemala ; rentré clandestinement au Salvador en 1925 après avoir acquis une expérience militaire au Mexique, dans les rangs des bataillons ouvriers, il s’est employé à l’organisation des travailleurs et des paysans ; en 1928, il a rejoint au Nicaragua le « général des hommes libres » César Augusto Sandino pour lutter à ses côtés contre les « marines » américains, qui occupent le pays. Le revoilà au milieu des siens.
En 1932, Hernández, qui sent la situation se dégrader, s’emploie non à prévenir le soulèvement en gestation mais à le précipiter pour l’écraser et consolider définitivement son pouvoir. Le 22 janvier, tombant dans le piège, des bandes de « peones » armés de leur redoutable « machete » se mettent en marche depuis le village d’Izalco, proche du volcan éponyme, prennent d’assaut les villes de Sansonate, Sonzacate et Nahuizalco. Brutale explosion de colère : des dizaines de milliers de paysans et d’ouvriers se joignent à l’insurrection. Celle-ci est responsable de la mort de cent personnes, dont trente-cinq civils. Mitrailleuses contre « machetes », l’armée entre en action. Le Parti communistea présumé de ses forces. Pendant les trois semaines qui suivent, les « Gardes blancs », groupe paramilitaire organisé par les « cafetaleros » et les militaires déclenchent ce qui demeurera dans l’Histoire sous le nom de « la Matanza » – la Tuerie. C’en fut une. Elle se solde par plus de trente mille morts, environ 4 % de la population du pays. Les dirigeants du PC, dont Farabundo Martí, sont exécutés. Des dizaines de milliers de paysans fuient, particulièrement au Honduras voisin.
Après 1932, les militaires s’incrustent au pouvoir ; la répression se poursuit sous les présidences successives de généraux et de colonels qui tous accèdent à la charge suprême à la suite d’élections frauduleuses. Si, à partir du début des années 1960, le Marché commun centre-américain(MCCA) – Costa Rica, Guatemala, Honduras, Nicaragua et Salvador – favorise une rapide croissance industrielle, ce progrès ne permet pas au pays de s’affranchir de sa dépendance agricole et le niveau de vie y demeure très bas. L’excessive concentration de la richesse constitue un frein à une réelle expansion. Néanmoins, maîtresse du pôle industriel le plus dynamique d’Amérique centrale, la bourgeoisie salvadorienne « colonise » en particulier, avec sa production, le marché du Honduras voisin, essentiellement agro-exportateur. En réaction, l’oligarchie hondurienne lance une campagne contre les produits des « guanacos », comme elle a rebaptisé les Salvadoriens – des êtres d’après elle « curieux, stupides, paresseux, opportunistes, violents, corrompus, mal nés et délinquants ». Le capital que ces derniers ont investi au Honduras se voit gelé et une loi de réforme agraire exproprie et expulse du pays des dizaines de milliers d’immigrés salvadoriens, dont l’arrivée remonte, pour nombre d’entre eux, à la fuite massive devant la répression de 1932. San Salvador perd son marché le plus important et la soupape à son crucial problème démographique – le pays est minuscule et le taux de natalité volcanique – est soudain coincée.
Dans un contexte aussi explosif, ce qui devait arriver arrive. Prenant prétexte de violentes bagarres entre supporters lors des éliminatoires de la Coupe du monde de football,les troupes salvadoriennes envahissent le Honduras le 14 juillet 1969 et, mieux équipées, remportent un triomphe facile contre les « catrachos » (car les Honduriens aussi sont affublés d’un surnom). Rebaptisée « guerre du football » pas des journalistes peu inspirés, cette conflagration oblige cent mille paysans et salariés ruraux salvadoriens à quitter précipitamment le Honduras pour rentrer dans leur pays.
Acquise par nombre d’entre eux dans les plantations de la República banana voisine, l’expérience des luttes se répand, fouette une paysannerie encore mal remise du traumatisme de 1932 et dont les problèmes sont demeurés aussi aigus (0,5 % des propriétés cumulent près de 38 % des terres exploitées). Né du développement du Marché commun, le prolétariat industriel subit de plein fouet l’effondrement de celui-ci.
Les élections de 1972 opposent le Parti de la conciliation nationale (PCN), représentant de l’« élite » et des militaires, à une coalition de la petite bourgeoisie alliée avec la classe ouvrière, l’Union nationale d’opposition(UNO). Composée de la Démocratie chrétienne,du Parti démocratique national(communiste) et du Mouvement national révolutionnaire(MNR, membre de l’Internationale socialiste),l’UNO sort victorieuse du scrutin, mais son candidat, José Napoleón Duarte, évincé par le général Arturo Armando Molina, doit s’exiler au Venezuela. De nouvelles fraudes entachent les législatives de 1974. C’est alors que la situation évolue radicalement.
Dès 1969, une minorité dissidente du PC emmenée par Cayetano Carpio, alias « Marcial », a fondé les Forces populaires de libération(FPL). Née de la radicalisation de secteurs de la petite bourgeoisie d’obédience chrétienne, apparaît à son tour en 1971 l’Armée révolutionnaire du peuple(ERP). Une scission se produira au sein de cette organisation en 1975, suite à l’exécution criminelle du très populaire poète Roque Dalton, faussement accusé de travailler pour la CIA. Cet assassinat entraînera le départ de quelque deux mille guérilleros qui fondent les Forces armées de la résistance nationale(FARN). En 1979, confronté à la désertion de ses jeunes militants, le Parti communiste qui, jusque-là, échaudé par la catastrophe de 1932, s’opposait à la lutte armée, fonde sa propre guérilla : les Forces armées de libération nationale (FALN). Le 10 octobre 1980 enfin, après l’apport du petit Parti révolutionnaire des travailleurs centre-américains (PRTC), sera officiellement formé le Front Farabundo Martí de libération nationale (FMLN), qui les regroupe tous sous un seul drapeau. Chaque organisation n’en conserve pas moins son identité et ses propres structures, ainsi que ses zones d’intervention.
Entre-temps, poussés eux aussi à la radicalisation par la fermeture de tout espace politique, d’importants fronts de masse sont apparus : Bloc populaire révolutionnaire (BPR), Front d’action populaire unifié (FAPU), Ligues populaires du 28 février (LP-28). Vie misérable, enfants dénutris, calamités, souffrance, les campagnes gémissent sous le joug : 60 % de leur population n’a pas de terre et dispose d’un revenu inférieur à 190 dollars par an. D’après les statistiques des Nations unies, le pays a la plus basse consommation de calories de l’Amérique continentale. L’analphabétisme y atteint 45 %. « Si un enfant tombe malade, gémissent les mères, il est entre les mains de Dieu. » Il n’y a pas de médecins. Par contre, des« cipotes », comme on appelle les gamins, il y en a partout, gros ventre, cul et pieds nus. Pendant qu’une poignée d’oligarques – « les quatorze familles » – dont personne ne connaît l’étendue de la fortune, et qui n’en ont probablement eux-mêmes aucune idée, règne sur le pays.
Répression d’une manifestation à San Salvador, le 28 février 1977, suite à une énième fraude électorale : deux cents morts ! C’est le tarif en ce temps-là. Etat de siège. Alors que les latino-américains n’ont à peu près le choix qu’entre Fidel Castro et Augusto Pinochet, la sympathie de ceux qui rêvent de se nourrir, s’habiller, se soigner et s’éduquer va plutôt à « Fidel ». Les organisations populaires commencent à établir des liens organiques avec les guérillas. Ces dernières se manifestent par de spectaculaires prises d’otages avec demande de rançon – qui leur permettent de se constituer un trésor de guerre – et par des exécutions de membres de la police et de l’armée.
S’ajoutant à l’Organisation démocratique nationaliste (Orden) [1] qui, créée en 1960 avec la bénédiction de l’administration de John F. Kennedy, fait régner la terreur dans les campagnes, des escadrons de la mortfont leur apparition : la Main blanche,l’Union guerrière blanche,la Phalange, l’Armée secrète anticommuniste,tous étroitement liés à l’appareil militaire et policier. Une répression sans précédent s’abat sur le « mouvement organisé ».
Ebranlés par la chute d’Anastasio Somoza au Nicaragua le 27 juillet 1979, les Etats-Unis tournent un regard inquiet en direction du Salvador, autre maillon de leur « chasse gardée ». Un cri y résonne, repris par d’innombrables poitrines : « Si Nicaragua venció, El Salvador vencerá ! » (« Si le Nicaragua a vaincu, le Salvador vaincra »). Le constat est rapidement dressé. Son président, le général Carlos Humberto Romero, installé au pouvoir par la fraude de 1977, ressemble trop, par certains côtés, à l’ex-dictateur du Nicaragua. Il doit s’en aller. A sa place, on installera un gouvernement dit « modéré ». Une junte prend donc le pouvoir, le 15 octobre 1979. Le 3 janvier 1980, huit ministres civils et onze sous-secrétaires d’Etat en démissionnent en expliquant : « Les titulaires du ministère de la Défense et certains commandants de postes militaires exercent pratiquement le pouvoir par-dessus la Junte. » Washington fait immédiatement pression pour que la Démocratie chrétienne (DC) se lie à une seconde junte de gouvernement. S’alliant avec les secteurs les plus réactionnaires, Napoleón Duarte rentre du Venezuela après huit années d’exil et intègre cette seconde junte le 10 mars 1980. L’accord entre la DC et les militaires redonne au pouvoir un semblant de vernis démocratique. Mais il est clair pour tout le monde que le véritable pouvoir demeure entre les mains des durs de l’armée.
Chaque jour, au matin, sur les routes, les chemins, à l’orée des cimetières, sur les décharges publiques, on trouve des corps d’hommes et de femmes aux yeux crevés, torturés, découpés vivants, décapités, soumis aux plus abominables tourments avant d’être achevés. Des instituteurs sont assassinés simplement parce qu’ils appartiennent à un syndicat. La barbarie est telle que le militant salvadorien, fût-il modéré, n’a plus peur de mourir, mais vit dans la hantise d’être capturé vivant. Tout plutôt que se laisser attraper. Le 23 mars 1980, devant le martyre des populations civiles, Mgr Óscar Romero, archevêque de San Salvador, appelle les soldats à désobéir aux ordres des officiers : « Je supplie, je prie, j’ordonne, au nom de Dieu, que cesse la répression. Rappelez-vous que les paysans morts sont vos frères. Aucun soldat n’est obligé d’obéir à un ordre s’il va contre sa conscience. » L’armée et les escadrons de la mort dirigés par le sinistre major Roberto d’Aubuisson – que même l’ambassadeur des Etats-Unis, Robert White, décrit comme un « assassin psychopathe » – dictent leur sentence. Le lendemain, en pleine messe, Mgr Romero est exécuté. Concélébrées par le père Miguel d’Escoto, ministre nicaraguayen des Affaires étrangères, ses obsèques donnent lieu à un massacre perpétré par les escadrons de la mort et les militaires, qui tirent dans la foule, devant la cathédrale, y laissant une traînée sanglante de 35 morts et 650 blessés. Il faudra toutefois attendre la disparition de quatre religieuses américaines qu’on retrouvera violées, torturées et exécutées entre l’aéroport de San Salvador et le port de la Libertad (à l’ouest du pays), pour que le président américain James « Jimmy » Carter suspende tout aide économique au gouvernement salvadorien.
Regroupées au sein d’une Coordination révolutionnaire des masses (CRM), les organisations populaires s’unissent au Mouvement national révolutionnaire (MNR), affilié à l’Internationale socialiste, aux dissidents de la démocratie chrétienne, à une cinquantaine d’organisations syndicales et étudiantes représentant les classes moyennes, pour constituer le Front démocratique révolutionnaire (FDR). Qu’il soit « démocratique » ou pas, six membres de sa direction sont arrêtés le 27 novembre 1980, sauvagement torturés, puis assassinés. Présidé dès lors par Guillermo Ungo (social-démocrate) et Rubén Zamora (démocrate-chrétien, vice-président), le FDR passe dans la clandestinité et coordonne ses actions avec le FMLN, par le biais d’une Direction révolutionnaire unifiée (DRU). En règle générale, au sein de cette union civico-militaire pluraliste, le FMLN pèsera du poids le plus lourd dans les décisions.
C’est dans ce contexte, et alors que Duarte, l’homme de Washington, a été nommé président de la République en décembre 1980, que le FDR appelle à la grève générale tandis que, simultanément, le FMLN lance son « offensive finale » en janvier 1981.
Depuis déjà plusieurs mois, la police nationale fournit du matériel aux propriétaires de boutiques pour effacer les milliers d’inscriptions « Libertad ! » dont les « subversifs » ont recouvert tous les quartiers. C’est inutile. On peut nettoyer les pentes d’un volcan, on n’empêche pas son cœur de gronder.
« America is back ! » Non, ce n’est pas Donald Trump, c’est Ronald Reagan. Le républicain a été élu président des Etats-Unis le 4 novembre 1980. Sur son « Resolute Desk » du Bureau ovale est posé un dossier « Amérique centrale », qui dit à peu près ceci : le Salvador en ébullition est plus proche du Texas que cet Etat ne l’est du Massachusetts et le Nicaragua sandiniste est plus proche de Miami que la Floride de Washington. La moitié du pétrole brut importé par les Etats-Unis est acheminée par les Caraïbes ; Cuba, île damnée que soutient l’Empire du mal moscovite, se trouve au cœur de cette zone stratégique vitale. Le genre de truc qui arrive on ne sait pas comment. Mais qu’il faut à tout prix faire évoluer. D’autant que c’est à la veille de l’investiture de Reagan, et fort de l’exemple sandiniste, que le FMLN déclenche son « offensive finale » de janvier 1981.
Au Salvador, de fait, arrive l’heure des « compañeros ». Ils sont jeunes, incroyablement jeunes, ont entre 16 et 25 ans. Ils ne sont pas là par hasard, esprit d’aventure ou manipulation. Tous ont connu un père, une mère, des frères et des sœurs, tellement de paysans, d’ouvriers, d’étudiants massacrés sans défense, sans avoir jamais tenu un fusil. « Un jour, à force de voir tout ce qui se passe autour de toi, tu arrives à la conclusion que seule la lutte armée permettra de retrouver la liberté », nous confie à l’époque un jeune insurgé.
Dans un premier temps, l’offensive bouscule les forces gouvernementales mal équipées, mal entraînées. Cependant, malgré l’appel à la grève générale, la population de San Salvador ne se soulève pas. Militarisant usines et administrations, la junte a établi un contrôle total sur la population. En l’absence d’un appui suffisant de la guérilla – une armée en construction avec toutes ses faiblesses et une capacité de feu réduite – et sans garantie quant à la suite des événements, la population reste majoritairement passive. Vu l’ampleur et la cruauté de la répression, il est trop dangereux de se découvrir tant qu’il n’existe pas un rapport de forces évident. Toutefois, malgré ces limites de leur ennemi, les Forces armées s’essoufflent et peinent à résister. Sous pression, Duarte dénonce « le débarquement d’une force mercenaire en provenance d’un pays voisin ». Entendre : le Nicaragua sandiniste. Il est en revanche bien incapable de préciser l’itinéraire supposé de l’invasion à travers le golfe de Fonseca, étroitement surveillé par les marines du Salvador, du Honduras et des Etats-Unis. Ce débarquement imaginaire permet néanmoins le rétablissement immédiat d’un fort programme d’aide militaire US ; en quelques semaines, les Forces armées reçoivent 35,4 millions de dollars d’équipement, d’armes, de munitions, et cinquante-cinq conseillers militaires étatsuniens.
« Le Salvador, aussi grave sa condition fût-elle, écrit le secrétaire d’Etat états-unien Alexander Haig, n’est pas simplement un problème local ; c’est également un problème régional qui menace la stabilité de toute l’Amérique centrale, y compris le canal de Panamá, le Mexique et le Guatemala, avec leurs immenses réserves pétrolières. » Tout est dit.
Faiblement équipé en armes lourdes, le FMLN a échoué. La contre-offensive de l’armée oblige chacune de ses organisations à se replier sur son sanctuaire – Morazán (ERP), Chalatenango (FPL), San Vicente, Cabañas et Santa Ana (FARN, FAN, PRTC). Trois vastes zones dans l’est, le nord et le centre du pays – les « zones libérées ». Car, de cette grande offensive, la guérilla sort avec une plus grande expérience, une réelle valeur combative, une mobilité accrue et un meilleur recrutement. Dans ces territoires, la population paysanne – « les masses » comme on dit chez les insurgés –, majoritairement acquise aux « subversifs » – comme on dit côté gouvernement – est mobilisée. La mise en place du « pouvoir farabundiste » implique l’élection de responsables pour le contrôle de la population, l’organisation, l’éducation, la culture, la santé, l’alphabétisation. Une découverte pour tous ces paysans privés de parole de toute éternité. Découverte également que le travail collectif – qui ne va pas toujours sans difficultés : trois jours par semaine de labeur volontaire, 50 % de la production étant destinée à l’armée de guérilla, le reste théoriquement distribué au prorata du travail fourni.
En dehors des combats, 12 500 Salvadoriens ont été assassinées en 1981 dans les opérations de répression (contre 224 exécutions de « justice populaire » imputées au FMLN). Près de trois cent mille personnes se sont déjà réfugiées hors des frontières, essentiellement au Honduras et, à un degré moindre, au Nicaragua. En mai 1980, en tentant de traverser le fleuve Sumpul pour gagner le Honduras, environ six cents personnes, pour la plupart des femmes et des enfants, ont péri sous les balles de l’armée salvadorienne. Le 17 mars 1981, sept à huit mille autres civils essaient eux aussi de se réfugier au Honduras en traversant les eaux profondes et boueuses du río Lempa. Tandis qu’ils sont attaqués depuis les deux rives du fleuve par la soldatesque salvadorienne et hondurienne, deux avions de chasse et un hélicoptère récemment fourni par les Etats-Unis les bombardent. On déplore entre vingt et trente morts auxquels s’ajoutent cent quatre-vingt-neuf disparus – dont beaucoup se sont noyés.
Cette même année 1981 pourtant, loin de toute option jusqu’au-boutiste, le FMLN-FDR a effectué huit propositions de médiation et de solution négociée à travers les gouvernements du Mexique et du Panamá, des missions du Parlement européen (né en 1979), de l’Assemblée générale de l’ONU et de l’Internationale socialiste (IS) qui, à cette époque, n’a rien de la coquille vide qu’elle est devenue. En effet, aussi fort que le traumatisme de la guerre civile espagnole, le renversement et la mort de Salvador Allende, le 11 septembre 1973, au Chili, a déclenché chez les socialistes européens une « solidarité émotionnelle » avec les mouvements sociaux représentatifs de la gauche latino-américaine. L’appui des Etats-Unis aux dictatures constitue un point de dissension majeur d’une génération sociale-démocrate – Willy Brandt (Allemagne), Olof Palme (Suède), Mario Soares (Portugal), Felipe González (Espagne), Bruno Kreisky (Autriche), François Mitterrand… – avec le traditionnel allié américain. Et les Européens franchissent le Rubicon : la présence de partis « frères » au sein du Front démocratique contre la répression (FDCR) au Guatemala, du Front patriotique (FP) au Honduras et in fine du FDR au Salvador, les amène à soutenir, de fait, la lutte armée.
Plus que les autres, Paris, où Mitterrand s’est installé à l’Elysée avec la rose au poing, défie les Etats-Unis dans une région très sensible pour eux. Il ne cache pas sa sympathie pour les sandinistes ; les relations avec Cuba sont au beau fixe. Le 28 août 1981, provoquant une sorte de séisme, les gouvernements de la France et du Mexique signent une déclaration commune dans laquelle ils reconnaissent « que l’alliance du FMLN et du FDR constitue une force politique représentative ». Comme il se doit, Reagan s’étouffe devant l’initiative. Neuf pays latinos – dont les régimes dictatoriaux de l’Argentine, du Chili, de la Bolivie, du Guatemala et du Paraguay – critiquent Paris et Mexico pour leur ingérence dans les affaires intérieures du Salvador et, surtout, les condamnent pour « favoriser un des mouvements extrémistes de subversion qui opère dans ce pays... ». Il n’empêche que cette déclaration franco-mexicaine a un impact considérable et renforce considérablement la position du FDR-FMLN [2].
Pour donner un semblant de légitimité au pouvoir, l’Empire contre-attaque en poussant à l’organisation d’élections. N’y sont représentés que les partis de droite et d’extrême droite au profit desquels a été levé l’état de siège, en vertu d’une curiosité constitutionnelle : l’état de siège sélectif ! Malgré cette vilenie, la guérilla, qui a appelé au boycott, est « mise en échec ». La carte d’identité tient lieu de document électoral et, à l’occasion du scrutin, un cachet y est apposé : au premier contrôle militaire, et ils sont incessants, il est aisé de détecter qui n’a pas participé au vote, c’est-à-dire qui est un potentiel sympathisant de l’opposition. Dans ces conditions, emmenée par l’Alliance républicaine nationaliste (Arena) du major d’Aubuisson, l’extrême droite l’emporte, marginalisant la démocratie chrétienne au grand dam de Washington qui voit s’effondrer son espoir de « modèle salvadorien ». Álvaro Magaña est élu en juin 1982 par l’Assemblée constituante à la présidence provisoire du pays en attendant les élections présidentielles de 1984.
Malgré la montée en ligne de nouveaux « bataillons d’élite » formés dans les bases de Fort Bragg et Fort Benning, aux Etats-Unis, l’armée subit des pertes importantes qui épuisent ses forces, sans reprendre un pouce de terrain. Alors que, jusque-là, la structure de base de l’opposition armée était la colonne guérillera, appuyée sur les milices populaires, 1983 voit le FMLN se consolider en une véritable armée révolutionnaire de dix mille à douze mille hommes qui peuvent se permettre de monter des opérations de grande envergure. Les milices, en ce qui les concerne, ont pour mission l’autodéfense. Car le terrorisme d’Etat perdure. Entre le 11 et le 13 décembre 1981, neuf cent soixante-six habitants du hameau d’El Mozote et des environs, dans le Département de Morazán, n’ont-ils pas été sauvagement assassinés lors d’une opération du bataillon Atlacatl, aux ordres du colonel Domingo Monterrosa [3] ?
Lors des offensives militaires de « la tira » (la tyrannie), s’il y a risque d’encerclement et de massacre, les milices aident donc à évacuer les populations civiles. Quand celles-ci se trouvent à l’abri, les milices décrochent et se retirent. En périodes calmes, elles participent aux tâches de production en travaillant, comme au Vietnam, le fusil à la main.
Malgré sa montée en puissance, le FMLN doit doser ses actions afin d’éviter une intervention directe du Southern Command – le commandement sud de l’armée des Etats-Unis, basé à Miami. C’est cette situation d’équilibre stratégique qui provoque l’une des crises les plus graves jamais traversées par l’une des composantes de l’organisation armée. En 1981 déjà, on l’a vu, l’alliance FMLN-FDR avait mis sur la table, sans résultat, plusieurs propositions de solution négociée. Au moment où il convient de décider d’une ligne politique face à d’éventuels et nouveaux pourparlers, Melida Anaya Montes, alias « Ana María », numéro deux des FPL, est retrouvée décapitée et labourée de coups de pic à glace, au Nicaragua, le 6 avril 1983. Six jours plus tard, Salvador Cayetano Carpio, dit « Marcial », fondateur et leader de la fraction armée, se suicide.
Au mois de janvier précédent, lors d’une réunion avec les chefs guérilleros des FPL, Ana María, ralliée à l’idée de négociation et défendant la thèse qu’il n’était « pas nécessaire d’affronter toute la bourgeoisie, mais seulement l’oligarchie », avait mis Marcial en minorité. Lors de son interrogatoire par la police sandiniste, l’un des quatre assassins, Rogelio Bazzaglia Resino (nom de guerre « Marcelo »), chef de la sécurité personnelle de Marcial, déclara que ce dernier avait « donné les ordres et supervisé le plan ». Il fit la même déclaration à une commission de commandants du FMLN arrivée en hâte du Salvador. Mais il se rétractera lors du procès au terme duquel il fut condamné en affirmant que le crime avait été « son idée » parce qu’Ana María « discréditait Marcial et avait l’intention de rendre publiques les divergences internes ».
L’affaire ne sera jamais totalement élucidée, mais à l’époque, non seulement la disparition brutale de ses deux plus hauts responsables décapite les FPL, mais elle provoque en leur sein un trouble profond. Néanmoins, le « comandante » Salvador Sánchez Céren – alias « Leonel González » –, qui remplace « Marcial » à la tête des FPL, deviendra, trente ans plus tard, le 9 mars 2014, le premier président de la République issu des rangs de la guérilla.
Loin d’imaginer ce dénouement, les FPL, en 1983, après huit mois de crise aiguë, se résoudront finalement à dénoncer Marcial, leur chef historique, dont le crime a été dans un premier temps imputé à... la CIA.
A ce conflit « maison » s’ajoutent les contradictions entre dirigeants de l’intérieur (FMLN) et de l’extérieur (FDR) au sujet de la participation de ce dernier à la campagne présidentielle du printemps 1984, qui se terminera finalement – sans le FDR et avec plus de 50 % d’abstentions – par l’élection du démocrate chrétien Napoleón Duarte. La coalition résiste pourtant à l’épreuve, tandis qu’on assiste à un début de régionalisation du conflit.Alors que les Etats-Unis gavent l’armée salvadorienne d’hélicoptères Bell, d’avions de transport C-47, de fusils M-16 et de mitrailleuses M-60, Reagan transforme le Honduras voisin en un porte-avions bardé d’acier. Depuis et sur son territoire, les contre-révolutionnaires – les « contras » – mènent une guerre de « basse intensité » contre le Nicaragua, tandis que des conseillers militaires américains forment et entraînent les militaires salvadoriens.
- Rations de combat US retrouvées par la population civile après le passage d’une opération militaire.
Une menace d’intervention directe de Washington pèse de plus en plus ouvertement. En mars 1984, devant le Congrès, Jeane Kirckpatrick, l’ambassadrice de Reagan devant l’ONU, ne se croit pas obligée de faire dans la dentelle : « Les intérêts stratégiques des Etats-Unis au Salvador ont plus d’importance que la violation des droits de l’Homme dans ce pays centraméricain. » Seulement, cette fois, et malheureusement pour la Maison-Blanche, la mémoire ne fait pas défaut aux latinos. Préfigurant le grand bouleversement qui, à la fin des années 1990, sous l’étendard de Simón Bolivar, verra un certain nombre de pays – Venezuela, Brésil, Equateur, Bolivie, Argentine, etc. – contester l’hégémonie des Etats-Unis, quelques nations, et non des moindres, parce qu’elles ont « les Malouines » en travers de la gorge, refusent de mordre à l’hameçon....
Situées au large de l’Argentine, occupées et rebaptisées Falklanddepuis un siècle et demi par les Britanniques, les îles Malouines ont fait l’objet d’une guerre quand, le 2 avril 1983, l’état-major de l’armée argentine s’est lancé à leur reconquête. L’équipée s’est terminée par un désastre militaire, qui a lui-même provoqué la chute de la dictature, mais le soutien accordé par Washington à Londres plutôt qu’à Buenos Aires afoulé aux pieds les sentiments de tout un continent. En ne désavouant pas son allié de l’OTAN, Washington a mis à jour le caractère « bidon » du Traité interaméricain d’assistance réciproque(TIAR), qui avait toujours tiré sa justification de la garantie d’une intervention militaire US en cas d’agression extracontinentale contre un pays membre.
Remettant en question l’équilibre de l’Organisation des Etats américains (OEA), le « Ministère des colonies des Etats-Unis » selon Fidel Castro, un certain nombre de nations ont réclamé alors que son siège ne soit plus situé à Washington et qu’une nouvelle organisation politique interaméricaine se constitue, sans les Etats-Unis. Ce rêve sera réalisé en 2011, à l’initiative du président vénézuélien Hugo Chávez, lors de la création de la Communauté des Etats latino-américains et caraïbes (Celac) – tous les pays continentaux et insulaires, à l’exception des Etats-Unis et du Canada.
Qu’on nous pardonne cette digression. En 1984, en Amérique centrale, on n’en est pas là.
S’inquiétant de la déstabilisation régionale que pourrait provoquer une intervention des « gringos », des gouvernements aussi peu suspects de sympathies communistes que ceux du Mexique, de la Colombie, du Panamá et du Venezuela entreprennent de coordonner leurs efforts au sein du groupe dit de Contadora – du nom de l’île panaméenne dans laquelle ils se sont initialement réunis – pour tenter de trouver une solution politique et latino-américaine aux conflits armés qui, outre le Salvador, affectent le Nicaragua et le Guatemala.
Sous leur pression et celle de l’Internationale socialiste, ainsi que celle de La Havane, l’opposition salvadorienne abandonne son projet radical de « Gouvernement démocratique révolutionnaire » pour une plate-forme en vue d’un « Gouvernement provisoire de large participation ». Un fort débat traverse toute l’organisation armée : à sa naissance, son but affiché était la prise du pouvoir. Aux pragmatiques, lucides, s’opposent les idéalistes ou les radicaux, combattants qui estiment que négocier est « trahir la lutte révolutionnaire ». Toutefois, dès cette année 1984, au Salvador, il est devenu évident que, compte tenu de l’appui des Etats-Unis à l’armée, la guérilla n’est plus en mesure de faire la décision. La guerre civile risque de s’éterniser dans un pays économiquement et humainement épuisé. Le principe d’« entretiens diplomatiques » étant accepté, Guillermo Ungo, du FDR, dirige la délégation rebelle qui rencontre Duarte à La Palma le 15 octobre 1984. Sachant, évidemment, que le radicalisme existe des deux côtés. Torpillé par la résistance déterminée de l’extrême droite et des militaires, le dialogue échoue.
L’armée relance la confrontation, même si, retranchée dans les gros villages, elle piétine, tandis que la guérilla contrôle le terrain. Pour les « compas » (diminutif de « compañeros »), c’est une guerre de souffrance, une guerre de sacrifice. Il leur faut se fondre dans le paysage couleur de trouille, se frayer un passage à travers la végétation. En l’absence de moyens de communication modernes – où se trouve le matériel prétendument fourni par Moscou, La Havane et Managua ? – ils doivent passer les courriers, les messages, les ordres et les contre-ordres à pied. Pour tout repas, quelques poignées de haricots noirs, de maigres « tortillas ». Les innombrables missions. Parfois, rien ne se passe. Ils vont et ils reviennent ; la fatigue, les piqûres de moustiques en plus, et puis c’est tout. Souvent, les blessures et la mort. La fatigue physique et morale, le spleen parfois. « Ah, bon sang », murmure à cette époque Lucía, jeune étudiante passée à la lutte armée lors de l’« offensive finale » de 1981 en pensant que la victoire était affaire de quelques semaines, « le jour où je vais revoir une auto… le jour où on va rentrer en ville, on sera tellement déshabitués qu’on ne pensera même plus à prendre le bus, on courra dans les rues. »
S’ils ne reprennent pas un pouce de terrain, l’armée, la Garde nationale et les escadrons de la mort continuent à faire supporter tout le poids de la répression à la population. Les mesures d’austérité adoptées sous la contrainte du Fonds monétaire international (FMI), le taux de chômage très élevé (environ 50 %), l’inflation (40 %), la baisse du niveau de vie (30 % depuis 1982), le tremblement de terre du 10 octobre 1986 (deux mille morts, soixante mille blessés) ne feront qu’augmenter le chaos.
- Guérilleros du FPL – dont la jeune étudiante Lucía – pourchassés pendant plusieurs heures par un groupe de paramilitaires (Chalatenango).
- Guérilleros du FPL – dont la jeune étudiante Lucía – pourchassés pendant plusieurs heures par un groupe de paramilitaires (Chalatenango).
Esquipulas ! Le 25 mai 1986, symbole d’espérance pour une Amérique centrale exsangue, ce nom – celui d’un chef indien qui lutta contre les Espagnols – fait les titres des médias du monde entier. Dans cette bourgade guatémaltèque en effet a lieu le premier sommet réunissant, sans les Etats-Unis, les présidents Duarte (Salvador), Vinicio Cerezo (Guatemala), Óscar Arias (Costa Rica), José Azcona Hoyos (Honduras) et le sandiniste Daniel Ortega (Nicaragua), pour analyser la pacification de la région et signer un accord demeuré historique : Esquipulas I. Un peu plus d’un an après, le 7 août 1987, malgré un sabotage permanent des négociations par Washington, sera signé un plan de paix régional encore plus historique : Esquipulas II.
Marquant une évidente mise à l’écart de la diplomatie états-unienne et une attitude plus indépendante des pays signataires, Esquipulas II proclame avec insistance le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de toutes les nations concernées. Visant le Honduras (antisandiniste) et le Nicaragua (pro FMLN), sa section 6 traite de l’interdiction pour les Etats signataires de permettre l’utilisation de leur territoire par des groupes insurgés ou de leur fournir une aide militaire et logistique. Si elle divise l’administration nord-américaine, la déclaration commune reçoit en revanche, et immédiatement, l’appui latino-américain et mondial. Au Salvador, ce plan permet à Duarte de relancer le thème de la paix. Mais le processus sera encore long et douloureux.
A l’intrusion du parti d’extrême droite Arena qui, à partir de mars 1988, contrôle l’Assemblée nationale et une majorité des conseils municipaux, correspond une restructuration au sein de l’armée. Le déplacement du général Adolfo Blandón de la direction de l’état-major, en novembre, et son remplacement par le général René Emilio Ponce consacrent l’influence de la génération d’officiers connue sous le nom de « la Tandona » ou « Philarmonica » – car ils sont si nombreux qu’ils pourraient former un orchestre philharmonique ! A la « guerre de basse intensité » prônée par les Etats-Unis se substitue la formule traditionnelle de la guerre généralisée. Seulement, la mise en application se révèle difficile : sept ans après leur création, les « bataillons d’élite » Atonal, Atlacatl, Belloso, Arce et Bracamonte ont perdu au combat les hommes initialement formés et entraînés. Ils ne maintiennent leurs effectifs qu’en intégrant des recrues dont la préparation hâtive laisse à désirer. L’Arena prend acte et amorce une évolution : il n’est plus possible de laisser la conduite de l’Etat aux seuls militaires qui, défendant surtout leurs intérêts propres, s’avèrent incapables de l’emporter sur le terrain.
Le 19 mars 1989, disposant d’énormes moyens, Alfredo Cristiani, candidat de l’Arena, est élu président de la République avec 53,82 % des suffrages. Lorsqu’il prend ses fonctions, le 1er juin 1989, ce pragmatique, représentant des milieux d’affaires du café, entouré d’économistes néolibéraux, s’attache à modifier l’image du parti et prend ses distances avec les escadrons de la mort. Il doit maintenir des espaces démocratiques s’il ne veut pas perdre les 500 millions de dollars annuels d’aide de Washington où George Bush (père) a remplacé Reagan.
Une série de rencontres avec le FMLN débute à Mexico (13 au 15 septembre 1989), se poursuit à San José du Costa Rica (16 au 18 octobre), sans résultats concrets, le gouvernement entendant obtenir un cessez-le-feu immédiat qui serait suivi de réformes, tandis que le FMLN exige la mise en place d’un processus de démocratisation avant de déposer les armes. Du fait de cette impasse et des difficultés grandissantes du Nicaragua sandiniste à qui les « contras » imposent une guerre interminable, le FMLN, qui risque l’isolement, doit démontrer à Washington que l’armée salvadorienne n’a pas la capacité de résoudre le conflit par la voie militaire.
Le 12 novembre 1989, les révolutionnaires lancent une très violente offensive – « Hasta el tope ! » [4] – sur San Salvador. Ombres silencieuses, les guérilleros attaquent simultanément une vingtaine de positions militaires. Conquis sans coup férir, les quartiers populaires qui entourent la capitale – Santa Marta, Zacamil, Mejicanos, Soyapango – se transforment en bastions rebelles. L’armée panique. Malgré les deux cents conseillers militaires américains présents dans le pays, elle ne contrôle plus la situation. Les combats acharnés vont durer une dizaine de jours, marqués, entre autres faits, par la prise de l’hôtel Sheraton. Qualifiée par le Département d’Etat d’« abominable acte de terrorisme », les guérilleros y prennent au piège dix-huit bérets verts des Forces spéciales US (qui pourront finalement quitter l’hôtel le 21 novembre, 18 heures après le départ des guérilleros). Cinq jours auparavant, le 16 novembre, le jésuite espagnol Ignacio Ellacuria, recteur de l’Université centre-américaine José Simeón Cañas (UCA), a eu moins de chance : partisan et artisan fervent du dialogue entre le gouvernement et le FMLN ainsi que d’« une paix juste », il a été exécuté de sang froid par un commando du bataillon Atlacatl, ainsi que cinq autres prêtres et deux employés. Ce crime abominable provoque une commotion au sein de la « communauté internationale » et met le gouvernement en difficulté.
Bien que l’aviation et l’artillerie pilonnent les quartiers populaires et que les combats fassent au moins mille cinq cents morts dans les rangs des militaires et des rebelles, le pouvoir, sauvé in extremis de la défaite par une assistance massive de Washington, doit admettre le rapport de forces et accepter la présence comme médiateur du secrétaire général de l’ONU.
Il faudra néanmoins que, en novembre 1990 encore, le FMLN lance une offensive « à caractère limité » au cours de laquelle, pour la première fois, il utilise des missiles sol-air (fournis par le Nicaragua). En aucun cas le pouvoir ne peut désormais envisager une issue militaire (son aviation et ses hélicoptères, déterminants, ne pouvant plus appuyer les combats au sol).
Les Etats-Unis ayant congelé la moitié des 85 millions de dollars de leur aide militaire, faute de progrès dans les poursuites judiciaires contre les assassins des jésuites, Cristiani écarte du pouvoir l’aile la plus réactionnaire d’Arena et relance les négociations. Ayant préparé l’avenir, les colonels membres de « la Tandona » se « résignent » : grâce au détournement d’une partie de l’aide étatsunienne, ils sont devenus propriétaires de firmes nationales et actionnaires de holdings internationaux. De son côté, le FMLN ne peut plus tergiverser : l’effondrement des partis communistes en Europe de l’est et l’échec électoral à venir des sandinistes aux élections vont l’isoler définitivement. Le 4 avril 1990, les négociations reprennent.
Issu d’une famille proche de la démocratie chrétienne, le colonel Mauricio Ernesto Vargas représente l’armée au sein de la délégation gouvernementale. « En premier lieu, il a fallu établir des relations de travail », nous racontera-t-il. « On n’était pas dans un cercle social ou un club d’amis. » Vargas a toujours été clair. « Vous devez résoudre un problème et les problèmes se résolvent avec ceux avec qui ils doivent être résolus ! » Bien sûr, il lui reste, mais comment pourrait-il en être autrement quand on s’est tant accroché au dogme, y compris contre toute évidence, un résidu d’arrière-pensée. On n’est pas colonel pour rien. « On aurait pu gagner la guerre. Mais gagner la guerre, c’était peut-être perdre la paix. Ça en a fait réfléchir beaucoup. » La violence d’un conflit déshumanise. L’individu rationnel finit par chercher une solution. La Nation demandait la paix. « A tous ceux qui ne démordaient pas de leur terminologie de guerre froide – “ les subversifs ”, l’ “ ennemi ” –, il fallut expliquer : Nous allons parler aux "adversaires" dans une perspective politico-idéologique ». Vu par Vargas, cela donne : je ne suis pas d’accord avec tes idées, tu n’es pas d’accord avec les miennes, mais il vaut mieux discuter que nous enfermer dans la violence. Aspect fondamental : la connaissance de l’autre. Il a sa façon de penser. Le but, c’est de la respecter. Pas de la partager. Mais oui, de la respecter. Et ce respect mutuel, ce passage d’une culture de la mort à une culture de la vie, de la confrontation à la tolérance, c’est ça le changement. La tâche n’est pas facile pour un militaire. L’ennemi, la situation la plus naturelle, c’est de l’affronter. « Donc, il fallut une relation de travail pour trouver une solution au problème et le dépasser. Jusqu’à parvenir au nécessaire point d’équilibre. » Chacun faisant des concessions.
Idem pour les guérilleros. Tous ces proscrits qui, hier, tournaient leurs yeux vers La Havane, Managua, Hanoï ou Moscou croisent la délégation d’un pouvoir dont l’assassinat constitua souvent la principale forme de gouvernement. A San Miguel de Allende (Mexique), lors d’une des ultimes phases des conversations, les deux groupes résident dans le même hôtel. Il leur arrive de manger ensemble – mais à des tables séparées. Ils se saluent avec courtoisie. Ils partagent la même église et la même messe au Costa Rica. On passe aux choses sérieuses, ils se retrouvent en tête-à-tête, le couteau entre les dents. Jusqu’au dernier jour, le « comandante » Shafick Handal enrage : « Sur la table de négociations, n’ont été posées que nos idées. Le gouvernement se contente de réagir. Il n’a jamais émis la moindre suggestion dans le sens de la réforme. » Mais la haine n’est pas individualisée. Durant tous ces mois, ils ne s’insulteront jamais [5].
Après un pré-accord signé le 31 décembre 1991 à New York, sous les auspices du secrétaire général des Nations unies Javier Pérez de Cuéllar, les pourparlers aboutissent, le 16 janvier 1992, à Chapultepec. Mais le cessez-le-feu n’entrera officiellement en vigueur que le 1er février.
Dans le maquis, un étrange tressaillement saisit les « compas ». Ils vivaient pendus aux nouvelles, tous savaient que « los viejitos » [6]étaient en train de négocier. Petite guérillera du Morazán, Léona pensait bien que la guerre allait se terminer un jour ou l’autre. « Mais personne n’imaginait qu’elle allait se terminer comme elle s’est terminée. Déposer les fusils et tout... » Elle ne sait pas trop ce qu’elle en pense, mais un grand contentement la saisit. Elle a toujours eu peur. La peur est normale, même si au bout de tant d’années, on finit par s’y habituer. Et là, soudain... « Il ne va plus y avoir de “balaceras” ! » – ces fusillades tant redoutées. On discute ferme, le soir, autour du feu, avant que l’air froid ne vous prenne à la gorge. Car merde, s’insurgent certains, on était partis pour s’inscrire dans la grande Histoire et, au bout du compte, on n’a pas pris le pouvoir ! Dans les montagnes d’Usulután, Amilcar fait la part des choses : « Si on arrive à un accord comme celui qu’a accepté le gouvernement, c’est qu’il ne pouvait pas nous battre. Et vice-versa. Pour moi, la négociation a été le plus intelligent. » On débat à n’en plus finir et parfois très vivement. Mais nul n’oublie que le cessez-le-feu n’entrera en vigueur qu’à partir du 1er février. Des patrouilles s’enfoncent toujours au cœur du Chalatenango dès que l’aube rosit les monts. Celle de Roman Torres tombe sur l’armée à proximité du barrage Cerrón Grande. Elle se fait courser dans les « cerros ». Le fantôme de la mort rôde autour d’eux, tout le monde tire plus ou moins en l’air. Personne, ni d’un côté ni de l’autre, n’a envie d’être le dernier tué. Quelques jours plus tard, avec un ridicule peloton, ils feront courir une centaine de soldats. Non, « puchica », tant de sang est passé sous les ponts, personne ne veut être le dernier.
- Département de Cabañas : « Journaliste, prends-nous en photo, ça fera un souvenir, on sera peut-être morts demain. » (1981)
Le Salvador entre dans une nouvelle phase de son histoire. S’il n’a pas gagné la guerre, le FMLN ne l’a pas perdue non plus. Son poids, à la table des négociations, met fin à une hégémonie militaire vieille de soixante ans et va permettre une profonde réforme de l’Etat assise sur une série de mesures sans précédent : respect du suffrage universel ; réforme du système judiciaire ; réforme constitutionnelle ; séparation de la Défense et de la Sécurité publique, réduction drastique des effectifs de l’armée, création d’une Police nationale civile.
Certes, les premiers pas sur le chemin de la paix sont malaisés. Le 15 décembre 1992 pourtant, après des mois de retard, de méfiance et d’accusations mutuelles, une cérémonie marque officiellement la fin de la guerre civile. En cette circonstance, les Etats-Unis annulent 466 millions de dollars de dettes. Ils ne feront guère plus pour la reconstruction d’un pays qu’ils ont largement contribué à ravager.
Le Salvador va encore vivre un moment particulièrement difficile quand, en mars 1993, est rendu public le rapport de la Commission de la vérité constituée sous l’égide de l’ONU. Premier point sur cette tragédie qui a fait plus de 75 000 morts, dont deux tiers de civils, et un million de déplacés, dans un pays de 5,5 millions d’habitants : « Cette explosion plonge ses racines profondes dans une histoire nationale de violence qui a permis de qualifier les opposants politiques d’ennemis pour mieux les éliminer [7] . » Qu’on nous pardonne le rapprochement : on se croirait en Colombie ! Du document salvadorien, il ressort que, pendant douze années, les présidents salvadoriens Duarte et Cristiani, les ambassadeurs américains Deane Hinton, Thomas Pickering, Edwin Corr, William Walker, ainsi que les présidents Reagan et George Bush ont sciemment menti, couvert ou caché des crimes. En effet, révèle la commission d’enquête, « la grande majorité des violations étudiées (…) ont été commises par des membres des Forces armées ou par des groupes en lien avec elles ».
Durant les pires années, celles de la « guerre sale » (1981-1984), 65 % des cas relèvent des exécutions extrajudiciaires, 25 % des disparitions forcées, 20 % des tortures. En ce qui concerne les responsabilités, presque toujours citées dans les dénonciations, elles sont attribuées aux agents de l’Etat, aux paramilitaires reliés à celui-ci et aux escadrons de la mort pour 85 % des cas ; au FMLN pour… 5 % [8] !
« L’Etat salvadorien, peut-on lire, dans les agissements de membres des Forces armées et/ou de fonctionnaires civils, est responsable d’avoir aidé, encouragé et toléré le fonctionnement des escadrons de la mort qui ont illégalement attaqué des membres de la population civile ». Allant plus loin, la Commission écrit, d’une manière qu’on qualifiera d’explosive : « Il faut également signaler que, pour sa part, le gouvernement des Etats-Unis tolérait, apparemment sans grande considération officielle, les agissements d’exilés salvadoriens vivant à Miami, en particulier entre 1979 et 1983. Ce groupe d’exilés a directement financé et indirectement dirigé quelques escadrons de la mort. Il serait bon que d’autres enquêteurs, disposant de plus de moyens et de temps, fassent toute la lumière sur cette histoire tragique pour pouvoir donner l’assurance que ne se répétera jamais plus aux Etats-Unis une tolérance envers des personnes ayant quelque chose à voir avec des actes de terreur dans d’autres pays. » Inutile d’ajouter qu’il s’est agi là d’un vœu pieux.
Offrant à la réflexion l’une des clés du conflit, le rapport note que les escadrons de la mort sont nés entre 1967 et 1979 – c’est-à-dire avant le déclenchement de l’insurrection populaire –, dans le but « d’identifier et d’éliminer les prétendus communistes en milieu rural », permettant aux gouvernements de se maintenir essentiellement grâce à cette « violence sélective ». Dans ces conditions, était-il illégitime d’avoir recours aux armes, alors même que toute sortie démocratique demeurait désespérément fermée ?
Suite à la publication de ce document, l’ensemble de la direction du FMLN assume ses responsabilités et se déclare solidairement responsable des violations des droits humains qui lui sont reprochées – quelque quatre cents meurtres et plus de trois cents disparitions. Les militaires salvadoriens, à qui sont imputés l’immense majorité des crimes, nient les faits, accusent l’ONU de partialité et multiplient les manœuvres pour empêcher l’épuration de l’armée.
Lorsque se profilent les élections de 1994, le président Cristiani est toujours l’otage du haut commandement, radicalement opposé à toute « punition ». Le 3 janvier, le ministre de la présidence, Óscar Santamaria annonce que le gouvernement décrétera une amnistie générale, après le cessez-le-feu. Cette mesure vise à permettre... « la réinsertion des rebelles dans la vie civile et politique » ! Elle est surtout le résultat de tractations entre le pouvoir et l’armée : l’impunité en échange d’un engagement de ne pas torpiller les accords de paix.
Pendant la campagne électorale précédant ces « élections du siècle », l’extrême droite agite encore le slogan : « Patrie oui, communisme non, El Salvador sera la tombe des rouges ! » Avec « seulement » vingt et un assassinats politiques, et malgré une grande violence verbale d’Arena, le scrutin se déroule néanmoins dans un calme relatif. L’espace politique s’est ouvert à ce qui fut l’opposition armée et, pour la première fois de leur histoire, les Salvadoriens vont pouvoir faire leur choix sur l’ensemble du spectre politique.
Membre fondateur d’Arena et maire de San Salvador, appartenant à la frange moderniste des entrepreneurs du parti et non à celle des grands propriétaires terriens, Armando Calderón Sol, l’emporte avec 49,6 % des votes. Pour sa première participation, le FMLN a choisi d’appuyer une coalition, Convergence démocratique (CD), sous la direction d’un de ses traditionnels alliés de la gauche modérée, Rubén Zamora, et se présente de façon indépendante pour les législatives et les municipales. Si les présidentielles sont perdues (27 % des voix), le Front porte vingt-et-un députés à l’Assemblée, soit le quart des sièges à pourvoir, et devient la deuxième force politique du pays.
Il n’y aura néanmoins pas de miracle immédiat. Si les « élites » ont perdu la capacité de tuer, elles demeurent bien en place et, dans un contexte global post-mur de Berlin, la diabolisation des « communistes » du FMLN dans un pays extrêmement polarisé va permettre à l’Arena de gouverner pendant quinze ans – Calderón Sol (1994-1999), Francisco Flores (1999-2004), Tony Saca (2004-2009). Avec l’appui, bien entendu, des Etats-Unis. Lors de la campagne électorale de 2004, le gouvernement de George W. Bush intervient sans pudeur pour appuyer l’Arena. Prédisant les pires catastrophes « si le communisme venait à s’emparer du Salvador », Washington va jusqu’à menacer d’y empêcher l’envoi d’argent – les « remesas » – des immigrés salvadoriens vivant aux Etats-Unis. L’avertissement n’a rien d’anodin : seconde source de revenus du pays, ces « remesas » pèsent alors pour 17 % du produit intérieur brut (3,8 milliards de dollars en 2008).
Quinze années de purgatoire… C’est qu’on ne sort pas d’une guerre comme on revient d’une promenade de santé. Des dizaines de milliers de réfugiés rentrent dans un pays que la guerre a laissé exsangue, désarticulé. La réduction des effectifs des forces armées provoque l’apparition de bataillons de désœuvrés, la démobilisation d’une génération de guérilleros pose problème alors que le chômage écrase déjà les sociétés de tout son poids. Hier au Salvador, un peu plus tard au Guatemala, depuis 2016 en Colombie, se pose une même question : comment passer de la lutte armée à la vie démocratique ? Comment retrouver sa place dans cet univers individualiste dont on ne connaît plus les codes, dont on ne possède pas les clés ? Au sein de chacune des composantes du FMLN, s’ouvrent des débats pour trouver un mode de fonctionnement moins verticalement hiérarchique que celui imposé par la guerre. La guérilla se transforme en un parti « démocratique, révolutionnaire et chrétien », les six structures qui le composent étant dissoutes en mars 1995 au sein d’un seul FMLN, qui accepte néanmoins les « tendances ». Une transformation difficile, en l’absence d’expérience et de moyens financiers.
La réinsertion se révèle plus difficile qu’espérée. Les guérilleros (et les militaires démobilisés) ont donné une partie de leur vie. Ils pensaient que la société leur accorderait une reconnaissance à la mesure de leur sacrifice. Ils sortent de la montagne avec, pour unique bagage, une chemise et un sac à dos. Grâce à la solidarité de la communauté, ils survivent pendant quelque temps. Mais les programmes prévus pour l’octroi de terres ou le financement de projets productifs patinent. Pour les non paysans, « un passé au sein de la guérilla n’est pas forcément le meilleur passeport pour trouver du travail » ! Crédits à la micro-entreprise, formation (très brève) pour la plomberie ou la pose de structures métalliques... Il n’y a pas de marché ! Ils demeurent avec leur crédit inutile (à rembourser), leur formation aussi inutile, et vont grossir les ceintures de misère de San Salvador, à la recherche d’un improbable boulot. En 1996, Shafik Handal, ex-« comandante » qui sera candidat à la présidence en 2004, accuse : « La réinsertion des ex-combattants a été délibérément freinée par le gouvernement. Avec un but politique. Provoquer des problèmes au FMLN, envoyer un message : il n’a pas été capable de résoudre les problèmes de ses gens. » De fait, des colères à peine rentrées s’expriment, telle celle-ci, recueillie cette même année 1996 : « Tout ça, c’est de la merde, j’étais dans les commandos urbains, on n’était pas d’accord avec ces accords de paix [9] ! »
Aux obstacles et aux pièges tendus par le pouvoir, s’ajoutent les contradictions existant au sein même du FMLN. Depuis 1983, celui-ci était divisé entre une aile sociale-démocrate (ERP, RN) et une aile marxiste (FPL, PC, PRTC). Si le principe d’une « révolution démocratique » en lieu et place d’une « révolution socialiste » avait été adopté par tous en 1987, sur le fond, le débat continuait. En 1989, lorsque tomba le mur de Berlin, Joaquín Villalobos, leader de l’ERP (militairement la plus puissante des organisations), put triompher en se moquant des « dinosaures archaïques ». L’alliance dura cependant, malgré les frictions, jusqu’aux « élections du siècle ». Pour ce scrutin présidentiel, l’ERP et la RN souhaitaient une large alliance avec… la Démocratie chrétienne. Le reste du mouvement imposa son allié historique Rubén Zamora. En septembre 1994, les dissensions idéologiques atteignirent leur sommet : l’ERP et la RN firent scission (essentiellement les cadres, la base demeurant fidèle au FMLN) et fondèrent le Parti démocrate (PD). Villalobos souhaitait désormais que son pays suive le modèle costaricien, allemand ou japonais.
Dans la pratique, à la recherche d’un improbable centre, dans ce pays polarisé, et faute d’alliés représentatifs, le PD – comme le fera au Nicaragua le Mouvement de rénovation sandiniste (MRS) – tombera à droite, s’éloignant chaque jour un peu plus de ses anciens compagnons. Une trahison et un trouble terribles pour la majorité des ex-combattants.
De cet affrontement fratricide, le FMLN sortira vainqueur. Le PD ne mordant jamais sur l’électorat, Villalobos, voyant frustrée son ambition personnelle, finira par s’exiler. Vivant désormais en Grande-Bretagne, il y deviendra, à l’image de tout « défroqué », l’un des ennemis les plus agressifs des gauches latino-américaines. Là encore, un parallèle s’impose avec les « ex-commandants » sandinistes du MRS qui, en 2018, en alliance avec la droite nicaraguayenne et Washington, tenteront de renverser Daniel Ortega. En ce qui le concerne, dans les années 1990, Villalobos ira jusqu’à devenir conseiller auprès du gouvernement mexicain dans la répression de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) au Chiapas.
Le FMLN, de son côté, s’est attaché à retisser avec le mouvement social des liens quelque peu distendus. Au bout du compte, malgré les rancœurs, ses militants sont demeurés « FMLN » au plus profond d’eux-mêmes. Leur organisation, contrepartie dans les accords de paix, conserve la possibilité de faire pression dans les mécanismes institutionnels – chance que n’ont pas les anciens soldats – et de se mobiliser contre la brutalité du modèle économique imposé.
Car les structures qui ont conduit à douze années de guerre civile sont toujours présentes ! Les programmes économiques qui se succèdent s’inscrivent dans la continuité des politiques d’ajustement structurel instaurées par Cristiani. Désireux de supprimer l’agriculture et de transformer le Salvador en un nouveau « tigre asiatique », les gouvernements appellent les investisseurs étrangers, en particulier dans le secteur des « maquiladoras » – usines de sous-traitanceétats-uniennes, coréennes ou taïwanaises dans lesquelles la main d’œuvre, essentiellement féminine, subit maltraitances et surexploitation. D’agro-exportatrice, l’économie se tourne vers les services, mais ne survit toujours que grâce aux envois de la communauté exilée aux Etats-Unis. La pauvreté touche la moitié de la population, la délinquance commence à exploser (plus de quatorze mille homicides en 1995).
Le 1er janvier 2001, adoptée à la va-vite par une courte majorité de députés présents, sans véritable discussion, la « dollarisation » de l’économie suscite des mouvements de colère de la rue et des représentants du FMLN à l’Assemblée. En effet, lors des élections législatives et municipales du 16 mars 1997, ceux-ci ont créé l’événement : au terme d’une campagne au cours de laquelle le parti a recentré son discours, se réclamant d’une « social-démocratie radicale », il a quasiment fait jeu égal (27 sièges) avec l’Arena (28 sièges) et contrôle désormais soixante mairies, dont Mejicanos, Soyapango, Ilopango, Santa Ana, Chalatenango, Zacatecoluca, plus, bien sûr, celle qu’il a tenté par deux fois de prendre par les armes : San Salvador. Nulle part ailleurs en Amérique latine, une ex-guérilla n’a obtenu de tels résultats si peu de temps après son retour à la vie civile. Et l’ascension va se poursuivre, lentement mais sûrement.
Bien que la majorité reste à droite du fait des alliances de circonstance de l’Arena, les législatives du 12 mars 2000 vont faire du FMLN, grâce à son unité et aux résultats de sa gestion des municipalités conquises trois ans auparavant, le premier parti du pays. Reste la magistrature suprême, qui continue à lui échapper. Les blessures sont encore trop fraîches pour que puisse être élu un candidat directement impliqué hier dans la lutte armée. Battu à deux reprises en présentant d’anciens « comandantes » de la guérilla – Facundo Guardado en 1999 et Schafick Handal en 2004 –, candidatures contre lesquelles sont grossièrement intervenus les Etats-Unis, le FMLN en tire les leçons et change son fusil d’épaule : en 2009, il investit un « proche » de tendance sociale-démocrate, Mauricio Funes, qui, de sa vie, n’a jamais porté un fusil. Et triomphe enfin, le 15 mars, avec lui ! Cette victoire électorale est bien sûr favorisée par la dynamique régionale, « les gauches » gouvernant à ce moment le Venezuela (Hugo Chávez), Cuba (Raúl Castro), le Brésil (Luiz Inácio « Lula » da Silva), l’Equateur (Rafael Correa), l’Argentine (Cristina Kirchner), l’Uruguay (Tabaré Vázquez), le Paraguay (Fernando Lugo), le Chili (Michelle Bachelet), ainsi que les voisins hondurien (Manuel Zelaya) et nicaraguayen (Daniel Ortega).
Changement d’époque ? Pas encore. En politique, nul n’en ignore, il existe les amis et les faux amis. Ex-journaliste du Canal 12 de télévision et ancien correspondant de CNN en espagnol, Funes, plus opportuniste que radical, prend rapidement ses distances avec le parti qui lui a permis d’accéder au pouvoir. Lequel FMLN reçoit pour sa part un avertissement sans frais quant aux limites que, en Amérique centrale, on ne peut en aucun cas dépasser : au Honduras, le 29 juin 2009, considéré trop proche de Chávez, Manuel Zelaya est renversé par la Sainte alliance de l’oligarchie et des Etats-Unis que gouverne depuis peu Barack Obama. A bon entendeur, salut…
Entre le chef de l’Etat et son vice-président, l’ex-comandante Salvador Sánchez Cerén, ainsi qu’avec les députés du parti, qui n’a pas la majorité absolue à l’Assemblée, le feu va brûler en permanence tout au long du mandat. Se déclarant publiquement « frustré par les positions irresponsables » du FMLN, Funes critique vertement les voyages très symboliques qu’effectue Sánchez Céren à Cuba et au Venezuela et le désavoue lorsque celui-ci se prononce contre l’installation de bases militaires US en Colombie. Désireux de maintenir l’alliance stratégique du pays avec les Etats-Unis, il refuse catégoriquement d’intégrer l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), créée par Hugo Chávez et Fidel Castro [10]. Avec l’appui et le vote des partis de droite, il envoie un contingent militaire en Afghanistan. Bref, il provoque une telle déception que cette droite, emmenée par l’Arena, l’emporte aux législatives de mars 2012. Triste bilan. Un coup pour rien ? Pas si sûr…
Si Funes et ses conseillers – appelés « les Amis de Mauricio Funes » – ont pris le contrôle des questions stratégiques, des matières économiques essentielles et du secrétariat aux réformes politiques, le FMLN a géré des domaines tels que la santé publique, l’éducation et la sécurité. Dans ce registre, sans réussir les changements dont ses partisans rêvaient, divers programmes sociaux ont tout de même réussi à faire baisser de presque six points le taux de pauvreté qui, d’après le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), s’établit désormais à 40 % de la population. Durant la campagne présidentielle de 2014, Sánchez Cerén, désormais candidat, promet d’approfondir cette orientation. Et l’emporte de très peu, mais l’emporte (50,11 % des voix), au terme du scrutin « historique » du 3 février ! Dans un hourvari de cris enthousiastes – « El pueblo, unido ! jamas sera vencido ! » – ce signataire des accords de paix de 1992 devient ainsi le sixième ex-guérillero à accéder au poste de président en Amérique latine et dans la Caraïbe, après Fidel puis Raúl Castro à Cuba, Daniel Ortega au Nicaragua, José « Pepe » Mujica en Uruguay et Dilma Rousseff au Brésil – sans parler du maire colombien de Bogotá (2012-2015), Gustavo Petro (ancien du M-19 et candidat très sérieux à la présidence colombienne en 2022).
Après 2014, les dissensions politiques entre le gouvernement du président Sánchez Cerén et l’Assemblée, où le FMLN n’avait acquis que 31 sièges sur 84, bloqueront en partie les réformes sociales. Le 4 mars 2018, le FMLN s’affaiblit plus encore en perdant les législatives (23 sièges, 20,61 % des voix) au profit l’Arena (37 députés, 40,23 % des suffrages). Lors de l’élection présidentielle qui suit le 3 février 2019, à la tête d’une Grande alliance pour l‘unité (GANA), Nayib Bukele (37 ans), spécialiste du virage politique, l’emportera dès le premier tour avec plus de 53 % des voix. Maire de San Salvador (2015-2018) sous la bannière du FMLN, avant d’être exclu du parti en 2017, il fait voler en éclat le bipartisme droite gauche ayant cours depuis près de 30 ans.
Cette défaite marque un tournant historique. Le collectif des quatorze anciens « commandantes » qui ont dirigé la guérilla dans les années 1980 puis pris les principales décisions du parti dans l’après-guerre annoncent leur retraite. Ils ne pourront pas être réélus lors des élections internes à venir – et ils ne le seront pas.
Le 28 février 2021, Nuevas Ideas – le parti politique créé pour soutenir Bukele – obtient la majorité des deux tiers à l’Assemblée législative. Dans ce pays ensanglanté par les « maras » (bandes de délinquants particulièrement violentes), le nombre d’homicides (35,6 pour 100 000 habitants en 2019) a diminué de moitié. La population en sait gré au président. Elle sera moins enthousiasmée par la suite des événements. Déjà, fait sans précédent, des militaires et policiers lourdement armés avaient fait irruption en sa compagnie au sein du Parlement, le 9 février, pour sommer les députés d’approuver un prêt destiné à équiper les forces armées. Le 1er mai, le nouveau Parlement va destituer neuf magistrats du Tribunal constitutionnel et le procureur général de la République, qui avaient lancé des enquêtes sur la corruption. Jusque-là considéré comme un « président millenium » pour son usage systématique des réseaux sociaux, sur lesquels il s’est proclamé « le dictateur le plus cool du monde », Bukele gouverne depuis de façon de plus en plus despotique. Dévoilant, le 20 novembre 2021, le projet d’une « Bitcoin City », il entend faire du Salvador le premier pays à utiliser le bitcoin comme monnaie officielle, à côté du dollar. Les trois quarts des Salvadoriens protestent, qui redoutent l’instabilité et l’inflation susceptibles d’être provoquées par l’extrême volatilité de cette monnaie. Le 12 décembre dernier, accompagnés de juges et d’anciens juges, des milliers de personnes ont manifesté, à San Salvador, contre la corruption et ce qu’ils considèrent comme une dérive autoritaire.
Tout ça pour ça ! murmurera-t-on peut-être en songeant à l’odyssée des « compañeros »… A chacun sa perception. Si les Salvadoriens manifestent aujourd’hui, c’est qu’ils peuvent le faire sans être massacrés.
Au-delà de la justesse de sa cause et de l’héroïsme de ses militants et combattants, le rapport de forces n’a pas permis au FMLN d’imposer des réformes structurelles en matière économique et sociale à la table des négociations. Mettre un terme à une guerre meurtrière et sans victoire possible constituait la priorité. Dans le contexte des années qui ont suivi et l’étouffant tête-à-tête avec les Etats-Unis, le modèle néolibéral a pu étrangler le pays. Toutefois, on aurait tort d’oublier l’essentiel : les progrès institutionnels, l’apparition d’un Etat de droit, l’émergence d’une vie démocratique qui n’avait jamais existé. C’est le pistolet sur la tempe (et le bazooka à la main) que l’oligarchie de l’archéo-Salvador a consenti à ces réformes. Elle n’aurait pas accepté de remettre en cause son pouvoir absolu sans la lutte armée. Les générations nées après les accords de paix ne peuvent imaginer ce que fut, dans le temps, l’exclusion politique, les fraudes électorales, les coups d’Etat, les menaces, les assassinats, les disparitions.
Une autre étape commence, un nouveau cycle, dans la recherche d’une « remontada » et d’un modèle alternatif de développement. D’un Salvador sans guerre qui tue ni paix qui opprime. Le rêve éternel de la démocratie… Celle à laquelle ils aspiraient lorsqu’ils parcouraient les montagnes, le fusil à la main. Car, disaient-ils déjà : « Pour manger la tortilla, il faut moudre le maïs ; pour obtenir quelque chose, il faut lutter. »
Texte et photos : Maurice Lemoine