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Tuer Julian Assange à petit feu, ou la « solution » Gramsci

lundi 5 avril 2021   |   Vladimir Caller
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La joie, l’enthousiasme furent très partagés lorsque le 4 janvier 2021, la juge britannique Vanessa Baraitser communiquait la décision du tribunal londonien de ne pas extrader Julian Assange aux Etats Unis. Dans un élan compassionnel, la magistrate disait craindre pour la santé physique et mentale de l’inculpé en cas d’extradition, évoquant même des risques suicidaires. Et pourtant…

La décision de la juge britannique Vanessa Baraister est une manœuvre particulièrement habile, conforme aux intérêts réels de la Maison blanche et du 10 Downing Street. En effet, sa décision consiste à « refuser », provisoirement, l’extradition du fondateur de WikiLeaks pour – le cas échéant – mieux pouvoir l’organiser en temps opportun, tout en évitant le coût politique d’une mesure franchement impopulaire comme celle d’envoyer un lanceur d’alerte dans les griffes du Pentagone. Et nous disons « le cas échéant » parce que l’extradition en soi n’est pas, n’a jamais été l’objectif prioritaire des adversaires d’Assange ; l’objectif était et reste de le faire taire pour toujours, dead or alive.

La « jurisprudence » Gramsci

En 1928, Michele Isgro, procureur du tribunal spécial fasciste de Rome, conclut la lecture de la sentence condamnant le dirigeant communiste Antonio Gramsci à 20 ans de prison pour « incitation à la rébellion » par la phrase « Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner. » La décision de la magistrate Baraitser comporte un objectif identique. Elle ne diffère de celle de l’Italien que dans la forme, ce dernier faisant preuve de moins de perversité et de plus de franchise que la distinguée femme de main britannique.

Une deuxième illusion fut de croire ou de s’attendre à ce que Joe Biden soit plus humanitaire, plus accommodant que son prédécesseur Donald Trump. C’est exactement le contraire. Il ne s’agit pas, bien entendu, de dédouaner ce dernier, xénophobe et réactionnaire à outrance. Mais le préféré, et de loin, du Deep State (l’Etat profond), fut et reste depuis toujours Biden et non pas Trump. Et c’est ce Deep State, la conjonction de Wall Street, du Pentagone et de l’appareil médiatique, qui veut la peau d’Assange, qui veut son silence définitif, sans le moindre repit. N’oublions pas que lorsqu’il fallait qualifier le « délit » du fondateur de Wikileaks ce fut Biden – déjà en 2010 – qui utilisa tout son pouvoir politique de vice-président des Etats-Unis pour écarter toute association entre le travail d’information d’Assange et la liberté d’expression ou les délits politiques. C’est lui qui s’emploie pour les qualifier d’espionnage et même de « terroriste informatique » [1].

N’oublions pas non plus que dans les attendus de la décision, provisoire, de ne pas l’extrader, la juge Baraitser a pris scrupuleusement soin de donner son plein accord, sans la moindre réserve, au contenu des arguments du demandeur américain. Son prétexte « humanitaire » avait comme objectif concomitant de donner un peu de temps à la nouvelle administration Biden pour qu’elle prenne quelques mesures de toilettage et de maquillage des conditions de détention, pour que ses prisons puissent accueillir, sans remarques encombrantes, le lanceur d’alerte. De la sorte, elle n’aura plus besoin de prétextes humanitaires pour qu’à Londres ou en Virginie, puisse se poursuivre la torture, bien réelle, infligée à ce journaliste qui n’a commis d’autre faute que celle de faire du courage son métier. Et d’avoir utilisé son talent pour permettre que les gens sachent quelles sont la dimension et la banalité des crimes commis par nos « puissances démocratiques » lors, notamment, des guerres « humanitaires » qu’elles fabriquent. Et quelle est l’ampleur incroyable de leur hypocrisie lorsqu’ils donnent partout des leçons de liberté d’expression alors qu’ils sont occupés à bâillonner à vie celui qui est précisément le porte-parole de cette liberté. Un summum d’hypocrisie, de lâcheté et de sadisme, assurément.

Un honteux silence

Lâcheté hélas partagée par d’autres protagonistes de cette infamie. Julian Assange ne possède peut-être pas de carte de presse. Il n’est peut-être pas détenteur du diplôme officiel d’une école de journalisme. Mais il n’a fait que ça pratiquement tout au long de sa vie. Pratiquer le journalisme, c’est faciliter le passage à la lumière. C’est ressentir le devoir de s’exprimer lorsqu’on est témoin de quelque chose et qu’on a l’envie, le sentiment que ce « quelque chose » qu’on a vu doit être transmis, ne doit pas, ne peut pas, rester dans l’ombre. Les multiples prix de journalisme qu’Assange a reçus n’ont fait que lui reconnaître ce statut sans se préoccuper s’il était ou non porteur d’une carte professionnelle.

Il est donc désolant de devoir constater le silence criant de ses collègues journalistes et des partis politiques qui s’autoproclament démocrates, écolos, socialistes et progressistes et qui, face au crime en continu qui se déroule à Londres, optent pour la pusillanimité du silence. Car ce silence contribue, discrètement mais très efficacement, à faciliter l’ignominie qui se prépare. « Il y a des circonstances, disait Miguel de Unamuno face au général franquiste Millan Astray, dans lesquelles se taire c’est mentir ». Il y en a d’autres dans lesquelles se taire c’est cautionner. En l’occurrence, la condamnation à mort que l’on mijote contre Julian et sa parole.





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