Pour comprendre une situation aussi complexe que la conjoncture internationale chaotique actuelle, dont les tenants et aboutissants échappent à la capacité d’action de n’importe quel pays, et en particulier à celle des pays du Sud, il est important d’éviter les explications simplistes. En particulier celles qui réduisent les processus sociaux au volontarisme collectif ou individuel, car elles débouchent inévitablement sur des accusations mutuelles, et sont même susceptibles de conduire à l’usage de la violence institutionnelle ou spontanée.
Pour autant, on ne saurait nier la lutte des intérêts économiques qui, tant au niveau national qu’international, dominent le paysage, orientent les politiques et colonisent les esprits. D’ailleurs, s’il y a plusieurs façons de concevoir la lutte contre l’hégémonie du capital, la pertinence du choix dans la manière de le faire ne peut être jugée que par ses résultats. Le cas de l’Equateur est à cet égard exemplaire. C’est pourquoi on analysera ici, dans un premier temps, le contexte local et global, pour ensuite aborder les événements que le pays a connus au cours du mois d’août 2015.
On tentera d’élaborer des scénarios propices à favoriser le débat de fond. En ce qui concerne notre utilisation du terme modèle, celui-ci ne doit pas être compris comme étant lié à un système de valeurs en soi. Il s’agit plutôt d’un objet social qui prend forme selon la logique adoptée par les acteurs sociaux, et à des fins qu’ils se sont fixées. Donc, lorsque nous parlons d’un modèle de modernisation de la société, nous ne remettons pas en question l’intention de changer une société dans un sens de progrès, mais nous tenterons d’analyser le concept de modernité qui est sous-jacent, et ses conséquences sociales.
1. Le contexte
La double dimension du contexte – national et mondial – des manifestations d’août 2015 est assez claire. Dans l’ensemble du continent et à l’intérieur de chaque pays, on peut noter les éléments spécifiques qui caractérisent les différentes étapes de l’épuisement du modèle actuel. L’élément le plus important, cependant, est l’impact de la crise mondiale à l’échelle nationale et les répercussions vécues par chaque pays.
La grève du travail et le « soulèvement » indien d’août 2015 sont en fait le résultat d’une situation qui se détériorait depuis un certain temps déjà. Faisant suite à une période de chaos politique qui accompagna la sortie progressive de l’ère néolibérale en Équateur, une Constitution fut élaborée en 2008 et le pays connut une période de stabilité qui lui permit l’élaboration de plans de développement, le rétablissement du rôle actif de l’État, la reconstruction des services publics et l’amélioration de l’accès à la santé et à l’éducation des plus démunis.
Bénéficiant de la hausse des prix des matières premières et d’une nouvelle politique fiscale, des transformations socio-économiques ont dès lors pu être mises en œuvre en Équateur. Des mesures sociales importantes furent prises en faveur du travail déclaré et de l’augmentation du salaire minimum. La reconnaissance du travail des femmes au foyer a permis l’accès à une pension de retraite minimale pour elles. Par ailleurs, des investissements importants dans les secteurs de la santé et de l’éducation ont été engagés. De grands travaux publics pour l’accès à la souveraineté énergétique sont toujours en cours d’exécution ; et l’Équateur s’est doté ces dernières années de centaines de kilomètres de nouvelles routes.
Pourtant, un peu plus de deux ans après le début du deuxième mandat du président Rafael Correa, des protestations se sont fait entendre dans tout le pays, non seulement chez les différentes composantes de la droite, mais également au sein des classes populaires. Ce mécontentement s’explique par plusieurs facteurs, dont le principal est l’épuisement d’un modèle de modernisation de la société. Si, en effet, ce modèle a engrangé d’importantes réussites sociales et a permis de nombreux investissements publics, il ne fut pas capable de transformer un mode d’accumulation dont les contradictions fondamentales débouchèrent notamment sur une destruction dramatique de l’environnement, la prolétarisation d’une partie du paysannat, la désintégration des cultures indiennes et une urbanisation peu contrôlée.
Il s’agit, comme le président Rafael Correa l’a lui-même appelé, de la construction d’un « capitalisme moderne » fondé sur un nouveau modèle productif. Ce dernier favorise l’accélération des exportations de produits fossiles (pétrole, minerais) et agricoles (bananes, sucre, palmier, brocoli, des agro-carburants par le biais des monocultures), réduit les importations, assure la souveraineté énergétique et remplace ainsi l’exploitation pétrolière, dont le pic sera atteint prochainement, par l’extraction minière et l’agro-business.
Il s’agit donc d’un programme cherchant à engranger rapidement et efficacement des progrès matériels au bénéfice du peuple équatorien, piloté de façon dynamique et incluant l’adoption de connaissances et de technologies de pointe. L’Équateur est probablement le pays d’Amérique latine qui a su profiter du meilleur des réussites de ce modèle. En outre, il a joué un rôle de premier plan pour l’intégration latino-américaine, et l’image du pays à l’étranger a été transformée de manière positive.
D’un point de vue social, une classe moyenne dotée d’un accès appréciable à la consommation de biens importés a pu se développer ; près de deux millions de personnes sont sorties de la pauvreté grâce à la mise en place de programmes efficaces, mais qui eurent pour effet d’augmenter leur dépendance aux politiques d’ « assistanat » ; le pouvoir politique de la vieille oligarchie capitaliste fut rétréci. Enfin, les partis politiques traditionnels, connus sous le nom de « particratie », furent évincés. En même temps, de nouveaux groupes capitalistes « modernes » et économiquement efficaces se sont renforcés, grâce à des processus accélérés d’accumulation dans les domaines de la finance, de la construction, du commerce, des télécommunications, de l’agro-industrie et chez les intermédiaires des nouveaux investisseurs, notamment chinois.
Peu à peu, une droite « moderne », située à la fois dans l’opposition et au sein du gouvernement, est parvenue à se constituer. Les recettes fiscales se sont accrues par le biais de taxes et par la création de nouveaux impôts. Ces mesures fiscales restent néanmoins modérées à l’égard des plus riches, et n’ont pas touché certains intérêts étrangers. Par ailleurs, l’État a récupéré une participation croissante des profits des sociétés minières, ce qui lui a permis de financer ses programmes sociaux. Dans l’agriculture, le gouvernement a soutenu les monocultures d’exportation de haute productivité, ce qui a conduit à la destruction de l’environnement et du tissu social en milieu rural. Cette politique a été menée au détriment de l’agriculture paysanne et familiale, alors que celle-ci produit jusqu’à ce jour plus de 60% de l’alimentation du pays et garantit sa souveraineté alimentaire.
La droite équatorienne, opposée à l’actuel gouvernement, est plurielle. Il y a d’abord la vieille oligarchie, représentée par Alvaro Noboa, à la tête de la production bananière, mais qui n’a plus guère de poids politique. Le reste de la droite d’opposition se divise en trois branches principales : CREO, avec le banquier et ex-ministre Guillermo Lasso ; le Parti social-chrétien (de nos jours appelé Madera de Guerrero), avec Jaime Nebot, l’actuel maire de Guayaquil ; et SUMA, avec le maire de Quito, Mauricio Rodas. Chacune de ces trois branches est liée à des intérêts économiques spécifiques. Ainsi, l’opposition de droite n’a ni direction ni programme uniques. Elle se caractérise essentiellement par son opposition au président Correa avec comme principale stratégie l’infiltration des mouvements de protestation sociale.
Mais il y a aussi une droite présente au sein du gouvernement d’Alianza País, la formation politique de Rafael Correa. Ses membres sont prêts à accepter la lutte contre la pauvreté – car celle-ci leur permet d’élargir les bases du marché –, le travail formel et la Sécurité sociale. Ils acceptent même de payer un certain montant d’impôts, à condition que la stabilité politique leur permette de prolonger un processus d’accumulation accéléré dans certains secteurs de l’économie.
Plusieurs leaders indiens ont approché des personnalités de droite de l’opposition, afin d’exiger la démission du président Correa, au sein d’un front commun, comme cela s’était produit dans le passé avec d’autres présidents. Mais ils ont été désavoués par la Confédération des nationalités indigènes de l’Euateur (CONAIE). En outre, il ne fait aucun doute que les services secrets des États-Unis (CIA, notamment) sont agissants pour susciter le désordre, comme toujours. Mais ils ne peuvent être considérés comme la principale cause des processus socio-politiques qui se développent actuellement dans le pays. La théorie du complot est dangereuse, dans la mesure où elle peut cacher les causes profondes de ces processus.
Par ailleurs, certains groupes sociaux (les médecins, les travailleurs du secteur pétrolier, les retraités, les étudiants à l’université) ont défendu des intérêts corporatifs face aux réformes, certes nécessaires, mais souvent imposées d’en haut, en l’absence de tout dialogue réel et même, en plusieurs cas, de manière arbitraire, ce qui eut pour effet de faire reculer le gouvernement qui rectifia ses erreurs.
Dans le cas particulier des lois sur l’héritage et la spéculation, l’incompréhension a été si profonde que la droite est parvenue à susciter une réaction de rejet dans une grande partie des classes moyennes et populaires, y compris chez les paysans et les indigènes, alors que ces mesures étaient destinées à une meilleure répartition des richesses. Il y a eu, dans ce cas, un déficit évident en matière de communication, en raison d’un flux d’information trop vertical, sans qu’il soit prêté suffisamment attention aux réactions de ceux qui la reçoivent. Ce fut l’une des conséquences du mode de fonctionnement d’une équipe de gouvernement trop centrée sur elle-même, et pour laquelle la seule façon d’assurer la continuité du modèle repose sur le vote d’un amendement à la Constitution permettant d’assurer la réélection du président.
Ce projet, qui identifie la modernisation de la société au concept du Buen vivir (le « bien vivre », selon la conception traditionnelle des peuples indigènes) a progressivement provoqué un malaise généralisé, malgré des résultats positifs indéniables. D’une part, les groupes politiques qui avaient conclu un accord avec le gouvernement d’Alianza País ont perdu leur part de pouvoir et se sont retirés. D’autre part, des questions comme la défense de la nature par les mouvements sociaux, les droits des travailleurs touchés par le nouveau modèle de production, l’organisation de syndicats dans le secteur public, la plurinationalité, le lien entre les territoires et l’identité des peuples autochtones ont été considérées comme autant d’obstacles au projet de modernisation du pays.
Le nouveau Code pénal global (Código Integral Penal, COIP) et certains décrets présidentiels – tel le décret 16 sur les organisations sociales – sont les instruments utilisés pour limiter leurs actions. Simultanément, des mouvements parallèles favorables aux politiques du gouvernement ont été créés, s’appuyant sur une base fragile mais assez large, car reposant en grande partie sur des avantages économiques immédiats.
En même temps, s’est développé dans le pays un appareil d’État assez pesant et qui a été utilisé, dans plusieurs cas, comme un outil partisan pour assurer la continuité du projet politique où l’influence du pouvoir exécutif est déterminante. Il s’agit d’un État administré par une organisation politique pluriclassiste ( Alianza País ), où les forces de droite ont occupé un espace toujours plus grand dans les secteurs stratégiques, notamment à partir du deuxième mandat présidentiel.
Ces processus sont davantage le résultat de logiques sociales que de calculs individuels, même si ces derniers existent bel et bien. Ce sont des évolutions inhérentes à l’exercice d’un pouvoir qui cherche à atteindre l’efficacité et à poursuivre ses objectifs politiques depuis le sommet, tout en pouvant compter sur un fort soutien populaire. Il ne s’agit pas de déterminisme, mais bien d’un ensemble de conditionnements qui peuvent toujours être inversés par une autre conception du pouvoir.
Dans cet ensemble, les peuples indiens possèdent leur spécificité. En 2007, après l’installation du nouveau système politique, une Constitution très avancée fut adoptée. Elle affirmait aussi bien les droits de la nature que les droits collectifs des peuples indiens, allant jusqu’à la reconnaissance de l’Équateur comme État plurinational. Elle bénéficia du soutien de la CONAIE qui avait joué un rôle clé dans le soulèvement indien de 1990.
Peu à peu vint la déception due au non respect de la Constitution dans les questions relatives aux territoires, l’éducation bilingue ; à l’absence de réforme agraire ; aux nouvelles lois et codes qui encouragent les monocultures ; à la confiscation du contrôle communautaire sur l’eau en général et les versants de montagnes en particulier, pour ne rien dire du mépris, des insultes et de la délégitimation systématique véhiculée par le discours du pouvoir.
Dans les politiques sociales de l’Etat, les Indiens furent appréhendés comme des pauvres, des paysans ou des citoyens, et non pas comme des membres de communautés, de peuples ou de nationalités. La grande marche du 8 mars 2012 ne fut pas suffisamment entendue par le pouvoir politique. Le projet de modernisation fut de plus en plus perçu comme destructeur de l’identité indienne. Ce n’était pas forcément l’intention, mais ce fut en tout cas le résultat, même de la part de personnes bien intentionnées, mais qui éprouvaient beaucoup de difficultés à comprendre, dans leur essence même, la réalité et les perspectives des peuples indiens.
L’accélération de l’éclatement de toute référence socio-culturelle pour les communautés et les peuples indiens entraînée par le développement urbain, le démantèlement du tissu social en milieu rural, le système éducatif, les médias, la société de consommation, le renforcement de la propriété individuelle, la folklorisation de la culture et de la cosmovision indienne : autant de facteurs qui, intégrés dans la politique officielle, ont créé un sentiment de réel désespoir et de profonde déception pour de nombreux Indiens. Par ailleurs, nombre d’indigènes sont entrés dans le système et ont contribué à la formation d’une « bourgeoisie » indienne, dont les réactions politiques sont similaires à celles de la nouvelle classe moyenne en croissance.
Pour les organisations indiennes, la visite du pape François en Equateur en juillet dernier a rajouté un élément circonstanciel à cet état de choses : les peuples indigènes et leurs dirigeants ont été frappés d’« invisibilité » durant ces trois jours. Une situation très différente de celle d’il y a 30 ans, lorsque le pape Jean-Paul II alla à la rencontre de 300 000 Indiens à Latacunga. A cette occasion, Mgr Leonidas Proaño fut proclamé « l’évêque des Indiens ». En 2015, le seul qui ait rendu hommage à sa mémoire a été le président de la République dans son discours de bienvenue au pape. Pendant le reste de la visite pontificale, le silence a été complet.
Manifestement, l’alternative ne consiste pas à créer des « réserves » ou des « parcs zoologiques » comme le vice-président de la Bolivie, Alvaro Garcia Linera, les a nommés. Il s’agit de reconnaître les droits historiques de peuples dépossédés de leurs terres et de leur culture : d’abord par un capitalisme mercantile et colonial triomphant, et ensuite par leur intégration dans un capitalisme mondialisé. L’alternative, dans ce cas, consiste à réparer l’injustice historique, pour permettre aux peuples indiens de vivre le Sumak Kawsay et de maintenir leur identité avec des bases matérielles suffisantes. Soutenir l’agriculture indigène, l’éducation bilingue, la justice autochtone, les organisations indiennes en milieu urbain ; la définition des territoires ancestraux sont quelques-unes des mesures qui pourraient contribuer à une transformation tournée vers l’avenir. C’est dans ce contexte que doivent être interprétées les réactions des organisations indiennes historiques, perçues par de nombreuses personnes de la société équatorienne comme irrationnelles ou exagérées.
On devrait également aborder de nombreux autres aspects de la situation, comme l’utilisation des médias par le pouvoir. Bien qu’il n’ait pas supprimé la liberté de la presse, comme certains médias de droite l’affirment, il se caractérise par une hyper-communication de type vertical mise au service du modèle de modernisation, et dont l’effet est davantage l’ennui que la capacité à convaincre. On peut aussi remarquer la difficulté du gouvernement à promouvoir la participation, soit parce qu’elle est institutionnalisée d’en haut, soit parce que l’organisation politique a tendance à monopoliser les rôles et les décisions, et aussi parce que la décentralisation se veut davantage une sorte de régionalisation du pouvoir central plutôt qu’une vraie autonomie locale.
Comme partout ailleurs dans le monde, les mouvements sociaux équatoriens ont perdu la force qu’ils avaient dans les années 1990. Il y a eu l’effet de la crise économique, des erreurs politiques en raison de préoccupations immédiates, souvent électoralistes, la perte d’objectifs à long terme, l’invasion de la société de consommation, l’absorption du leadership par les nouvelles organisations et partis politiques (et leur bureaucratisation), voire également la cooptation individuelle et de groupe par l’appareil d’État. Pour ces raisons, les mouvements sociaux se trouvent dans une relation d’inégalité majeure face à l’État.
Les facteurs externes, telle la chute des prix des matières premières, jouent un rôle crucial dans la situation actuelle de l’Équateur, et sont essentiellement dus à la crise internationale qui, depuis 2012, a commencé à affecter les pays du Sud et notamment l’Amérique latine. La base matérielle la plus importante du projet de progrès social, souffre lourdement des conséquences de la crise du capitalisme mondial. Il s’agit d’un problème autrement plus grave qu’une crise financière et économique : c’est en réalité une crise de civilisation et ce n’est pas un phénomène temporaire, comme ne cessent de l’affirmer les dirigeants européens depuis 2008.
La situation internationale s’est dégradée. Non seulement le pétrole a, en quelques mois, chuté de près de 100 à 37 dollars le baril (pour l’Équateur, en août 2015), mais la crise européenne s’approfondit et la Chine, en observant son économie se rétrécir, dévalue sa monnaie. La dollarisation de l’économie équatorienne permet de ralentir l’inflation existante, mais diminue sa compétitivité face aux économies voisines qui dévaluent leur monnaie (Pérou, Colombie, Venezuela).
Pour l’Équateur, l’effet immédiat est la nécessité du recours à l’emprunt qui connaît une accélération rapide, même s’il reste, pour l’instant, relativement modeste par rapport aux États-Unis, à la Belgique ou au Japon. Le besoin de trouver des sources de financement exige de nouvelles relations avec d’anciens ennemis, comme la Banque mondiale, Goldman Sachs ou le FMI, même si les conditions des transactions sont différentes, ou avec de nouveaux créanciers comme la Chine, la Thaïlande, le Qatar ou l’Arabie Saoudite. Le gouvernement se trouve contraint de réduire le taux d’investissements publics et de solliciter la coopération du secteur privé. Des politiques similaires à l’ "austérité" de l’Europe sont annoncées, ce qui affectera inévitablement les revenus et l’emploi.
En se plaçant dans une perspective de modernisation du pays, surtout lorsqu’on pense que la crise sera passagère, il est logique d’envisager la mise en place de mesures estimées raisonnables et ayant pour but de sauver l’essentiel. Dès lors, une autre lecture de la réalité est perçue comme un réel danger. La réaction du gouvernement est d’autant plus forte qu’il a la conviction profonde de posséder la vérité et qu’il peut revendiquer d’authentiques réussites.
2. Les événements d’août 2015
Les manifestations et les violences qui ont explosé en août 2015 ont été précédées par plusieurs événements qui ont créé un terrain favorable à la détérioration de la situation. Nous ne pouvons pas être exhaustifs ici, mais nous soulignerons quelques éléments.
La décision d’exploiter le pétrole de Yasuni est l’un d’entre eux. Sans doute, y avait-il plusieurs raisons à l’adoption d’une telle mesure. La communauté internationale n’avait pas répondu aux attentes, et le président Correa déclara que ce fut la décision la plus difficile de son mandat. En outre, il a affirmé que seule une infime partie de ce parc national serait touchée par l’exploitation pétrolière car les nouvelles technologies permettraient de minimiser les impacts environnementaux et les communautés locales recevraient une part importante des bénéfices. Cependant, les groupes économiques nationaux avaient aussi intérêt à passer au plan B.
La résistance des jeunes, notamment ceux issus des zones urbaines, à l’exploitation du parc Yasuni, fut le résultat d’une prise de conscience généralisée de l’impératif écologique que nous pouvons retrouver dans de nombreuses régions du monde. En 2014, lorsqu’ils ont organisé une collecte de signatures (pétition) appelant à un référendum, la Commission électorale délégitima le processus et annula des centaines de milliers de signatures avec des arguments juridiques discutables, ayant un caractère formel (le format des formulaires, etc.) s’ajoutant à certaines objections justifiées (répétition de signatures). Quand une délégation de ces jeunes se rendit à Lima pour témoigner devant un tribunal international d’opinion, le bus dans lequel ils voyageaient fut arrêté pour des raisons "techniques", entraînant un retard du voyage.
L’exploitation minière dans la vallée d’Intag par l’entreprise d’Etat chilienne CODELCO, avec l’entreprise publique équatorienne ENAMI, a suscité également une forte opposition dans une partie significative de la population locale. Ce n’était pas la première fois. La lutte avait commencé au début des années 1990, lorsque l’entreprise japonaise Bishimetales avait remporté la concession d’une partie du territoire de la vallée. La résistance des habitants réussit à faire partir la société en 1997. En 2004, le gouvernement équatorien avait autorisé l’entrée d’une autre multinationale, la canadienne Ascendant Copper. Les 76 communautés de la vallée se mobilisèrent pour l’expulser. Mais le gouvernement démarra le projet Llurimagua avec les deux entreprises citées plus haut. Le 14 septembre 2014, les habitants de la région d’Intag bloquèrent l’accès à la mine. La réponse des autorités fut l’occupation militaire du site et l’arrestation de ses dirigeants en vue de gagner du temps et d’affaiblir les protestations.
Fin 2014, le siège de la CONAIE, concédé par l’État, fit l’objet d’une décision ministérielle de récupération du local à des fins sociales (des logements pour de jeunes toxicomanes). Cette décision fut soutenue par le Président, qui accusa l’organisation d’avoir mené des activités politiques incompatibles avec son statut de mouvement social et de s’être rendue coupable de négligences administratives. La mesure provoqua de fortes réactions nationales et internationales. Finalement, l’ordre d’expulsion fut retiré quelques jours avant la visite du pape, en juillet 2015. Mais les sept mois écoulés dans l’incertitude entraînèrent de nombreuses manifestations et mécontentements.
Le 1er mai 2015, la traditionnelle marche du travail fut divisée en deux. La première fut organisée par les mouvements sociaux traditionnels, et l’autre par le gouvernement et des organisations proches. D’une ampleur similaire, les deux marches étaient toutefois assez différentes pour ce qui est des conditions matérielles de leur préparation. Les participants venus des provinces pour la marche officielle furent transportés gratuitement et reçurent de la nourriture distribuée par les autorités. Dans l’autre manifestation, et pour la première fois, l’un des slogans principaux fut « Correa dehors », et certains groupes de droite s’y joignirent également. A la fin, des violences eurent lieu, menées par des groupes de jeunes cagoulés qui ne purent pas être maîtrisés par les organisateurs.
Autre motif de tension, l’annonce des deux projets de loi mentionnés ci-dessus, l’un sur l’héritage et l’autre sur la spéculation. Ils enclenchèrent une forte réaction des différents groupes de la droite, traditionnelle et moderne prenant pour argument qu’il s’agissait d’une attaque contre la famille. Une partie de la classe moyenne rejoignit le mouvement. Des manifestations quotidiennes furent organisées dans le nord de la capitale, Quito, et il y eut une tentative, menée par des groupes de droite, d’occuper la place de l’Indépendance, siège du palais présidentiel. A son retour d’une réunion à Bruxelles en tant que Président pro tempore de la CELAC (Communauté d’États latino-américains et caribéens) Rafael Correa retira provisoirement les deux projets de loi, afin d’apaiser les tensions à la veille de la visite du pape François. Cependant, celle-ci fut seulement une parenthèse dans la confrontation politique. Bien que les explications et les détails fournis par le gouvernement aient eu pour effet d’atténuer l’opposition à ces textes, celle-ci n’a pas pour autant disparu.
Le premier élément de la contestation fut la décision des dirigeants du FUT (un mouvement syndical historique) de décréter une grève illimitée à partir du 13 août, avec plusieurs exigences, dont certaines de caractère politique : le retrait des amendements à la Constitution, y compris celui concernant la réélection présidentielle. Pour sa part, la CONAIE décida d’appeler à un soulèvement indien, en commençant par une marche démarrée le 2 août dans le sud du pays pour atteindre Quito le 12 août. Pour l’organisation indienne, l’objectif de la mobilisation n’était pas d’exiger la démission du président - il doit terminer son mandat - ni de renverser le gouvernement. Par ailleurs, toute alliance avec la droite fut rejetée. Il était seulement question de participer à une marche pacifique.
Préoccupé par une situation restée tendue après la visite du pape, le gouvernement appela à un « dialogue avec tous les citoyens de bonne foi », et commença à organiser des réunions à l’échelle nationale avec divers secteurs de la population. Dans l’espace d’un mois et demi, des centaines de groupes et d’organisations nationales et locales furent contactées. En fait, les discussions furent conduites en grande partie avec des organisations plus ou moins proches du gouvernement. Malgré cela, de nombreuses critiques furent exprimées, qui ciblaient de manière générale le manque de reconnaissance des bases populaires par les organismes et les autorités de l’État. Les organisations indiennes et syndicales traditionnelles refusèrent de participer à ces initiatives, en estimant que les conditions pour le dialogue n’étaient pas réunies, celui-ci se réduisant souvent à une communication des décisions ou des projets gouvernementaux.
La grève du travail, au départ pour une durée illimitée, ne connut pas un énorme succès, même si, dans la capitale, les activités diminuèrent et si le centre de Quito fut paralysé. Il faut rappeler que la grève est illégale dans les services publics où les syndicats ne sont pas autorisés. Le soulèvement indien qui avait démarré dans le sud du pays se transforma en marche qui fut accueillie sans incidents par des sympathisants et des adversaires rencontrés sur le trajet. Mais son impact ne fut pas comparable avec les révoltes du passé. Plusieurs anciens dirigeants de la CONAIE et un certain nombre d’organisations indiennes et syndicats nationaux et locaux se prononcèrent contre la marche. Ce qui permit au gouvernement de parler d’échec.
Pourtant, la marche du 13 août fut impressionnante. Il y avait des dizaines de milliers de personnes. Les Indiens étaient en tête. Dans la marche il y avait aussi des drapeaux noirs caractérisant les groupes de droite. Plusieurs de ces derniers montrèrent une certaine agressivité dans leurs échanges verbaux avec la police. Leurs slogans étaient clairement hostiles au président Correa. Des jeunes cagoulés étaient présents dans plusieurs endroits, malgré l’existence d’un service de sécurité organisé par les mouvements sociaux.
Les partisans du gouvernement et les membres d’ Alianza País étaient sur la Grande Place, en face du palais présidentiel, où une estrade avait été installée pour un ensemble musical. Quelques dix mille personnes, dont beaucoup issues des couches populaires, étaient présentes sur la place et les rues avoisinantes, protégées par un dispositif policier et militaire impressionnant afin d’empêcher les affrontements. La garde présidentielle avait été déployée, ainsi qu’un groupe de combattants Shuar vêtus de noir, qui avaient servi dans la dernière guerre contre le Pérou.
A l’arrivée de la marche à proximité de la place de l’Indépendance, au lieu de suivre l’itinéraire prévu jusqu’à la Place Saint-Dominique, un groupe de jeunes cagoulés de la gauche radicale, d’ailleurs assez discréditée - entre autres raisons à cause de l’utilisation de la violence - commença à lancer des pierres et des cocktails Molotov sur la police et l’armée, qui contrôlaient l’accès à la place de l’Indépendance. C’est un fait qu’une partie de la jeunesse de la CONAIE est influencée par eux. Les marcheurs tombèrent dans la provocation. Deux dirigeants d’une organisation indienne se joignirent aux jeunes. La police et l’armée ont réagirent durement, en utilisant des gaz lacrymogènes.
Un autre dirigeant, le président de l’ECUARUNARI, fut blessé par la police et placé en détention provisoire dans un hôpital. Sa compagne, Manuela Picq, journaliste et anthropologue franco-brésilienne, fut également bousculée, placée en détention et transférée dans un autre hôpital, puis dans un lieu de détention du ministère de l’intérieur. Son visa fut annulé, ce qui déclencha une campagne internationale de protestation. Une juge décida sa remise en liberté, en considérant que sa détention avait été illégale. Elle fut libérée, mais deux jours après un juge rejeta une demande de mesures de protection. Comme elle était restée sans possibilité de se défendre, elle fut contrainte de quitter le pays.
La marche se déroula sans autres incidents jusqu’à la place Saint-Dominique, mais plusieurs manifestants se dirigèrent ensuite vers la place San Francisco, où se produisirent de nouveaux affrontements. La police utilisa des chiens et des cavaliers pour disperser les manifestants, ce qui eut pour résultat des blessés des deux côtés.
Le soir, le président Correa se rendit à la Grande Place pour condamner les participants à la marche par un discours particulièrement dur. Dans une déclaration reflétant toute son exaspération, il affirma que la violence faisait partie de la stratégie de l’opposition. Il dénonça l’existence d’une coalition entre les Indiens, les syndicats et la droite. Il donna des détails sur une tentative de déstabilisation du gouvernement menée par une minorité et réitéra les propos injurieux contre des dirigeants indiens.
Dans une certaine mesure, on peut comprendre son emportement quand on connaît les autres paramètres de la situation du pays. Les prix du pétrole poursuivent leur déclin. La Chine et la Russie, mais aussi les pays voisins, continuent à dévaluer leurs monnaies. Le déficit commercial s’est accentué. Le budget de l’État devrait être sérieusement réduit. A cela se sont ajoutées les menaces d’éruption du volcan Cotopaxi, situé à proximité de Quito, et des prévisions pessimistes concernant le phénomène climatique d’ « El Niño. »
Dans les provinces, théâtre durant une semaine entière d’actions des militants de base de la CONAIE, des dizaines d’incidents eurent lieu, tels que des marches non autorisées, des blocages de routes et des occupations de bâtiments publics. Ces actions ont notamment été menées dans la région comprise entre Loja et Cuenca, où elles furent organisées par le peuple Kichwa Saraguro, ainsi que dans l’est du pays (l’Amazonie). A Macas, par exemple, le gouverneur fut retenu dans son bureau par des Indiens Shuar et Achuar, armés de lances à la façon traditionnelle. La réaction de la police fut dure, et les Indiens amazoniens décidèrent finalement de quitter les lieux afin d’éviter une montée de la violence. A Quito, les Indiens campèrent dans des tentes dans le parc Arbolito pendant plus d’une semaine. A partir de cet endroit, les marches se poursuivirent tous les deux jours en direction du centre historique de la ville sans incidents et avec une plus grande maîtrise de la situation par les organisations.
Pendant la première semaine de protestations, une centaine de policiers furent blessés. On compta également une centaine d’arrestations et des dizaines de blessés parmi les Indiens et d’autres manifestants, ainsi que des brutalités contre des femmes indiennes.
A plusieurs reprises, des séances d’évaluation furent mises en place par l’organisation indiennes et les syndicats. Il fut reconnu que la déclaration d’un soulèvement indien aurait dû être mieux préparée et qu’une grève illimitée n’était pas vraiment envisageable dans les circonstances socio-économiques actuelles du pays. Les dirigeants qui essayèrent de se rendre sur la place de l’Indépendance furent critiqués. Ceux qui prétendaient que le départ de Rafael Correa devait être l’objectif principal des protestations furent désavoués, car cette position était en contradiction avec la position initiale de la CONAIE. Pourtant, après la première semaine de protestations, il fut décidé de poursuivre les actions avec des marches dans la capitale et des actions spécifiques dans d’autres secteurs du pays, tout en essayant d’en préserver le caractère pacifique.
Plusieurs membres du gouvernement, conformément à la position du Président, déclarèrent que le dialogue avec les responsables du désordre et du chaos n’était pas envisageable.
Pour l’avenir, il semble évident que la première étape vers une solution consiste à empêcher de nouvelles violences, qui pourraient conduire à la perte de vies humaines et accroître la polarisation. Une telle situation mérite éventuellement une médiation venue de l’extérieur. Une seconde étape serait la création d’espaces propices au dialogue, basés sur une lecture réaliste de la situation. Pour y parvenir, les organisations indiennes et syndicales devraient se démarquer clairement des manœuvres de la droite et le gouvernement devrait reconnaître la légitimité des protestations.
3. Un processus intégré dans une logique mondiale
Les réflexions de Bolívar Echeverría, l’un des plus grands intellectuels équatoriens d’après-guerre, dont la pensée se situe dans la ligne de l’Ècole de Francfort, nous permettent de comprendre que la situation décrite ici n’est pas un phénomène purement équatorien, ni le projet machiavélique d’une organisation politique particulière, comme Alianza País, et encore moins celui d’un seul homme, le président Correa. C’est la conception occidentale de la modernité qui est en question, parce que, selon cet intellectuel, depuis le début du Siècle des Lumières, cette dernière fut absorbée par la logique du capitalisme. Karl Polanyi, historien de l’économie, a développé des idées similaires en affirmant que le capitalisme est parvenu à dissocier l’économie de la société, ce qui lui a permis d’imposer la loi de la valeur à tous les aspects de la vie communautaire.
L’échec du « socialisme du XXème siècle » est due en grande partie au fait que sa conception du développement humain n’avait pas rompu avec l’ordre antérieur, puisqu’elle concevait le progrès de façon linéaire, comme le résultat de la science et des techniques, et la Planète comme un réservoir inépuisable de ressources naturelles. Pour la même raison, la Chine et le Vietnam ont adopté des politiques économiques basées sur la loi du marché, en ignorant les externalités, c’est-à-dire les conséquences écologiques et sociales. En Équateur, le même manque de vision holistique caractérise la notion du « nouveau modèle productif » : exporter sans tenir suffisamment compte des externalités, à savoir les dommages environnementaux et sociaux.
Il ne s’agit pas de proposer un retour au passé, mais de redéfinir une nouvelle modernité, impliquant un changement de paradigme, avec des applications concrètes et des processus de transition afin de répondre aux besoins de l’humanité et de la Planète. Appliquée à la situation de l’Équateur, cette nouvelle modernité pourrait être baptisée « Bien commun de l’humanité, ou encore Buen vivir.
Comme dans d’autres parties du monde, beaucoup pensent que le seul modèle possible, dans la conjoncture actuelle, est une amélioration du capitalisme (social et vert). D’une part, la force du système, malgré la crise, est énorme (on a pu le vérifier en Grèce) grâce à la combinaison du capitalisme des monopoles avec les institutions financières et commerciales internationales. D’autre part, la pensée économique et sociale des mouvements et des nouveaux dirigeants politiques ne s’aventure pas au-delà de la formulation d’une nouvelle forme de « néo-développementalisme » (neo-desarrollismo), tout en évitant de faire la critique de la modernité capitaliste. Les défenseurs de ce modèle ont bénéficié d’un réel soutien populaire, qui a commencé à décliner seulement avec l’évolution des conditions économiques mondiales et, dans certains cas, à cause des erreurs commises. A cela on devrait ajouter l’absence d’une référence crédible après la chute du socialisme en Europe et l’évolution des modèles du socialisme asiatique. Dans une telle perspective, la proposition d’un nouveau paradigme semble illusoire.
Pourtant, une autre pensée est possible et, face à la crise systémique du capitalisme, et notamment de la gravité de la destruction de l’environnement, elle apparaît désormais comme indispensable. Les transitions ne peuvent pas être conçues comme de simples adaptations du système à de nouvelles exigences sociales, culturelles, écologiques. On doit aller résolument vers un nouveau paradigme, basé sur les pratiques dans les différentes sphères de la vie économique, sociale et culturelle, avec une vue d’ensemble (holistique) et sur la base de l’exigence éthique de produire, reproduire et améliorer la vie.
Traduction : Joan Anfruns
Illustration : Cancillería del Ecuador