(Première partie)
« L’Hémisphère occidental [1] a toujours eu beaucoup d’importance pour les Etats-Unis. Je pense qu’il en a encore davantage aujourd’hui car à aucun moment de l’histoire américaine son potentiel n’a été aussi grand. » [2]
Ces propos tenus par Joe Biden lors de la 43e Conférence de Washington sur les Amériques (7-8 mai) – intitulée cette année « Les Etats-Unis et l’Hémisphère : opportunité et croissance » – visaient notamment à présenter la nouvelle feuille de route de l’administration étasunienne en Amérique latine. Et ce, à la veille d’un ballet diplomatique régional et international aussi intense qu’inédit illustrant les nouvelles dynamiques géopolitiques à l’œuvre en Amérique latine.
Le vice-président américain a, en effet, choisi de prononcer ce discours quelques jours après la visite du président Barack Obama au Mexique et au Costa-Rica [3] (2-4 mai), quelques semaines avant son propre déplacement au Brésil, en Colombie et à Trinité-et-Tobago [4] (durant la semaine du 26 mai) et la venue à Washington des présidents chilien (Sebastián Piñera, le 4 juin) et péruvien (Ollanta Humala, le 11 juin). Mais également avant celle du président chinois Xi Jinping. Ce dernier se rendra, en effet, à Sunnylands en Californie, les 7 et 8 juin, pour participer à son premier Sommet Etats-Unis/Chine [5].
Pour Joe Biden, les Etats-Unis doivent désormais se repositionner en Amérique latine sur la base d’une approche privilégiant les activités économiques et commerciales. Et ce, indépendamment des différends politiques qui opposent Washington à plusieurs pays du sous-continent (Bolivie, Equateur, Venezuela). Pour lui, ces derniers ne doivent plus écarter la première puissance mondiale des nouveaux potentiels de la région. Il s’agit désormais de réanimer et/ou d’appuyer tous les projets de développement du libre-échange en Amérique latine, qu’ils soient bilatéraux ou sous-régionaux.
De même, le vice-président américain considère l’achèvement du doublement du canal de Panama comme un investissement prioritaire pour augmenter les capacités d’échanges commerciaux à l’intérieur du continent, comme entre ses façades pacifique et atlantique.
Il souhaite enfin organiser le retour des Etats-Unis comme puissance énergétique incontournable de la région. En effet, le pays compte désormais sur de nouvelles réserves de pétrole et de gaz de schiste qui lui permettent de pouvoir espérer devenir, selon l’Agence américaine d’information sur l’énergie et l’Agence internationale de l’énergie, le premier producteur mondial de pétrole et de gaz naturel à l’horizon 2030 [6]. Cette perspective ouvre une nouvelle période géopolitique pour les Etats-Unis. Dans ce cadre, ces derniers souhaitent proposer des alliances dans le domaine des énergies conventionnelles et des « énergies vertes » au Brésil et à la Colombie qui disposent également d’importantes ressources. Selon Washington, il s’agirait d’accroître la part des importations de pétrole des Etats-Unis issue de ces deux pays – ce qui relativiserait régionalement celle du Venezuela – tout en positionnant leurs entreprises et leurs technologies dans l’exploitation des nouvelles ressources récemment identifiées, notamment dans les eaux profondes de l’atlantique brésilien où gisent de gigantesques réserves de pétrole « pré-sel ».
Pour Joe Biden, l’enjeu est tout simplement « de faciliter des changements profonds qui vont littéralement modifier le centre de gravité énergétique mondial vers l’Hémisphère » au détriment du Moyen-Orient et de bâtir les « partenariats qui vont (…) permettre de (…) configurer un système global pour les dix, vingt, cinquante années à venir ».
Par ailleurs, s’il estime les conflits entre Washington, l’Equateur et le Venezuela toujours vifs et de première importance, le vice-président américain se satisfait des avancées du dialogue entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), ainsi de ce qu’il qualifie de « petits signes encourageants depuis quelques années à Cuba ».
Depuis 2005 et le retentissant échec du projet de Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA – Alca en espagnol) à Mar del Plata (4e Sommet des Amériques - Argentine) imaginé pour la région par les Etats-Unis au milieu des années 1990, la première puissance mondiale a vu son hégémonie politique, économique et géopolitique sensiblement s’éroder sur le sous-continent. De ce point de vue, l’ère de la présidence Obama (ouverte en 2008) n’a en rien modifié cette dynamique. Les 5e et 6e Sommets des Amériques de Port-d’Espagne (Trinité et Tobago) de 2009 et de Carthagène des Indes (Colombie) de 2012 ont confirmé le relatif affaiblissement des Etats-Unis dans la région.
Sur le plan politique, la nouvelle génération de gouvernements progressistes élus dans une majorité de pays (notamment sud-américains) a imposé à Washington un nouveau rapport de forces en éloignant la traditionnelle puissance tutélaire des affaires politiques et géopolitiques de la région. Et ce, notamment au travers de la création de nouvelles configurations d’intégration régionale proprement latino-américaines (Unasur, Alba, Celac) [7]. Sur le plan économique, le poids des Etats-Unis a sensiblement diminué au détriment de l’Asie et de la Chine en particulier. En 2012, le commerce entre les deux parties du continent représentait cependant 843 milliards de dollars, celui entre la Chine et l’Amérique latine atteignant, lui, 200 milliards de dollars (contre 10 au début des années 2000) [8]. Si les Etats-Unis restent la première destination des exportations latino-américaines, l’Asie est devenue, depuis 2011, la seconde devant l’Union européenne (UE). Dans ce mouvement inédit, la Chine constitue déjà la première destination des exportations du Brésil (17 % ; Etats-Unis : 10%), du Chili (23 % ; Etats-Unis : 11 %) et du Pérou (15% ; Etats-Unis : 13%), la seconde de l’Argentine (7 % ; Etats-Unis : 5 %), la troisième de Colombie ( 4 % ; Etats-Unis : 40 %), et du Mexique ( 2 % ; Etats-Unis : 79 %) [9].
Cette montée en puissance sur le plan économique de la Chine s’est accompagnée d’un renforcement de ses alliances avec plusieurs pays latino-américains et la région en tant que telle.
Ces dernières années, Pékin a signé des accords de libre-échange avec le Costa Rica, le Chili et le Pérou. La Chine a également négocié un accord de partenariat stratégique avec le Brésil et proposé un accord de libre-échange au bloc du Mercosur (Argentine, Brésil, Uruguay, Venezuela) [10]. A ceci s’ajoute le développement de relations économiques bilatérales renforcées et/ou privilégiées avec d’autres pays (Argentine, Cuba, Equateur, Mexique, Venezuela).
Dans ce contexte où certains évoquent l’existence d’un « défi hégémonique » à venir pour les Etats-Unis avec la Chine, Washington semble décidé à se réinvestir en Amérique latine. Et ce, alors que le gouvernement américain entrevoit la disparition de Hugo Chavez au Venezuela comme une fragilisation structurelle de la Révolution bolivarienne limitant cette dernière dans sa capacité à animer un front politique régional contre lui.
L’émergence de la Chine et le début de l’ère post-Chavez au Venezuela n’expliquent pas à eux seuls le regain étasunien qui s’annonce. Deux autres facteurs doivent être pris en compte. Sur le plan géopolitique, les Etats-Unis doivent intégrer l’existence d’un second concurrent dynamique dans la région, le Brésil, à qui ils assurent néanmoins sa première source d’investissements. Ce dernier s’est désormais affirmé comme la puissance régionale majeure - l’Amérique latine est son premier marché d’exportation pour les produits manufacturés [11] – et pèse dans les affaires internationales [12]. Sur le plan économique, l’Amérique latine connaît une croissance ininterrompue et soutenue depuis une décennie. Elle dispose désormais, dans plusieurs pays, d’une importante classe moyenne consommatrice (environ 225 millions de personnes) [13]. Comme veut le croire Joe Biden, ses membres sont éligibles à l’obtention de « la carte Gold ». Plus sérieusement, le vice-président américain affirme compter sur « le nouveau commerce, les investissements et la consommation de l’Amérique latine pour créer des emplois aux Etats-Unis ».
Pour mener à bien leur projet, il convient de rappeler que, grâce à leurs accords de libre-échange bilatéraux ou sous-régionaux, les Etats-Unis disposent toujours de places fortes sur le sous-continent pour leurs entreprises et leurs investissements. L’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) englobe le Mexique ; l’accord de libre-échange République Dominicaine/Amérique centrale/Etats-Unis (CAFTA-DR), signé en 2004, concerne, outre la République Dominicaine, le Costa Rica, El Salvador, le Guatemala, le Honduras, et le Nicaragua.
Par ailleurs, ils bénéficient d’accords de libre-échange bilatéraux avec le Chili, la Colombie, le Panama et le Pérou, ainsi que de commissions commerciales bilatérales avec l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay. L’administration étasunienne entretient également des relations commerciales institutionnalisées avec le Mercosur et le Marché commun caribéen (CARICOM).
Mais désormais, les Etats-Unis comptent sur deux projets pour relayer leurs intérêts en Amérique latine. Il s’agit tout d’abord de l’Alliance du Pacifique. Cette nouvelle configuration d’intégration régionale a été lancée le 6 décembre 2012 et regroupe ses principaux alliés économiques dans la région : la Colombie, le Chili, le Mexique, le Pérou (dont chacun est lié aux Etats-Unis par un accord de libre-échange). Le Costa-Rica (dans la même situation) va l’intégrer à son tour (le pays a, par ailleurs, signé un accord de libre échange avec la Colombie le 22 mai), ainsi que le Panama (signataire d’un accord de libre-échange avec les Etats-Unis) qui était représenté par son président Ricardo Martinelli en tant qu’ « observateur candidat ». Pour sa part, le Paraguay en a formulé la demande.
L’objectif de l’Alliance est la constitution d’une zone de libre-échange entre tous ces pays disposant d’une façade pacifique (hors Paraguay), ouverte vers l’Asie et la Chine notamment. Il s’agit d’y établir, à terme, une liberté de circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes et d’y susciter les investissements internationaux. L’ensemble représente une population de 210 millions d’individus, 35% du PIB latino-américain et 3 % du PIB mondial (le Mercosur en représente 5 % [14]). Sorte de « hub » du libre-échange régional, cet espace constituera un point d’appui déterminant pour l’expansion commerciale des Etats-Unis ne serait-ce que par le jeu des accords de libre-échange bilatéraux qui lui permettront d’assurer une circulation sans entraves de leurs biens, services et investissements dans chacun des marchés nationaux et, ce faisant, au sein du nouvel espace constitué entre eux.
Le principe de la mise en place d’un parlement de l’Alliance a été décidé. Lors de son récent 7e Sommet qui s’est tenu le 23 mai à Cali (Colombie), l’Alliance et ses quatre pays fondateurs ont décidé, outre la signature de quinze accords de coopération, l’abaissement des tarifs douaniers au sein de l’ensemble à partir du 30 juin. Cette décision touchera dans un premier temps 90 % des biens et services qui circulent entre ces quatre pays. Parmi ceux-ci, 50 % seront d’emblée libres de tout droits de douanes [15].
Sept autres pays – dont un européen – assistaient à ce Sommet en tant qu’observateurs : l’Australie, le Canada, le Guatemala, l’Espagne, le Japon, la Nouvelle Zélande, l’Uruguay. Un groupe de sept autres – dont la France – disposent désormais d’un statut d’observateurs permanents du processus : l’Equateur, El Salvador, le Honduras, le Paraguay, le Portugal, la République Dominicaine.
Le second projet, auquel la plupart des acteurs de l’Alliance du Pacifique sont également associés, est le plus ambitieux que les Etats-Unis ait développé depuis des années. Il s’agit du Partenariat transpacifique (PTP) [16]. Evoqué dès 2009 par Barack Obama, il a étéofficiellement lancé le 12 novembre 2011. Ce projet, que le président américain souhaite voir aboutir cette année, consiste à mettre en place la plus grande zone de libre-échange jamais créée au monde. Il vise à contrecarrer l’expansion économique et commerciale de la Chine en Asie et dans le Pacifique (40 % du commerce mondial). Le PTP est, en quelques sorte, le pendant, dans cette région, du Grand marché transaltantique dont les négociations sont actuellement en cours entre les Etats-Unis et l’Union européenne [17]. Ces deux initiatives reconfigurent le positionnement des Etats-Unis dans la concurrence économique et commerciale internationale et le système-monde face aux BRICS et autres blocs régionaux formés depuis les années 2000 .
Le Chili, le Pérou et le Mexique sont les trois Etats latino-américains actuellement membres du PTP [18]. La Colombie a exprimé son intérêt pour le projet et dispose d’accords de libre échange avec cinq des onze pays impliqués à ce jour (elle est actuellement en négociation avec le Japon). Pour elle, ces onze pays représentent la moitié de ses exportations totales. Les autres pays associés sont l’Australie, le Brunéi, le Canada, les Etats-Unis, le Japon, la Malaisie, la Nouvelle Zélande, Singapour, le Vietnam. La Corée du Sud pourrait rejoindre cet ensemble géoéconomique qui représente à lui seul 30 % du PIB et un cinquième des exportations mondiales.
Pour ses promoteurs, “ à travers le PTP, les Etats-Unis cherchent à accélerer l’avénement de la prochaine génération d’accords sur le commerce et les investissements. Ceux-ci leur permettront de renforcer leur compétitivité, d’augmenter leur commerce dans la région Asie-Pacifique, de soutenir la création et la localisation d’emplois sur leur territoire” [19].
La zone PTP constitue le premier marché d’exportations des Etats-Unis (942 milliards de dollars en 2012, 61 % de leurs exportations totales, 75 % de leurs exportations de produits agricoles). Services, barrières non tarifaires (normes sanitaires, phytosanitaires, règlementations des produits, etc.), marché du travail, agriculture, cadres juridiques des Etats, e-commerce, investissement, propriété intellectuelle, services financiers, droits de douanes, traçabilité des biens, règles de la concurrence, règles environnementales, etc. Tous ces secteurs feront l’objet d’une libéralisation intégrale.
L’affaire est à ce point prioritaire pour Barack Obama qu’il cherche à limiter l’implication du Congrès dans les négociations en voulant utiliser le mécanisme dit du « fast-track authority ». Ce dernier autorise le président à négocier directement un accord commercial qui sera, in fine, soumis au Congrès pour un vote d’approbation ou de rejet, mais sans possibilité pour ce dernier de l’amender ou d’organiser un débat élargi. De même, cette procédure oblige le Congrès à ne pas modifier, une fois voté, le texte pendant la législature. En revanche, plus de 600 lobbyistes de multinationales américaines accompagnent l’administration Obama dans ces négociations. Celles-ci vont, selon l’analyste politique Malaisien Nile Bowie, octroyer « des droits jamais connus aux multinationales face aux Etats pour obtenir d’eux des compensations financières lorsque leurs politiques publiques affecteront, selon les critères de ces firmes, leurs perspectives de profits futurs dans un pays ». Ainsi, « l’objectif est d’affranchir les firmes multinationales de toute responsabilité juridique vis-à-vis des gouvernements des pays dans lesquels s’applique le PTP. Le droit du commerce doit prévaloir et obliger les gouvernements signataires à être responsables devant les multinationales pour les coûts que leur imposeraient des lois nationales de réglementations. Cette logique s’appliquant aux secteurs de la santé, de la sécurité et de l’environnement ».
Et de préciser : « Dans l’Etat pour investisseurs privés que le PTP tente de mettre en place, les grandes entreprises étrangères peuvent porter plainte contre les gouvernements nationaux en plaçant les pays signataires sous le juridiction de tribunaux arbitraux d’investisseurs composés d’avocats du secteur privé ».
Par ailleurs, « la législation proposée sur la propriété intellectuelle aura d’énormes répercussions pour les signataires du PTP, y compris la possibilité de couper l’accès à Internet des foyers, des entreprises et des organisations. Sanctions acceptées en cas de non respect du copyright. En substance, les Etats signataires se soumettraient à des règles de propriété intellectuelle oppressives élaborées par les cartels du copyright de Hollywood, ce qui limiterait sévèrement leurs possibilités d’échanges d’informations numérisées sur des sites comme You Tube où les vidéos en streaming sont considérées comme susceptibles d’être assujetties au copyright ».
Pour l’analyste, « face à l’émergence de pays en développement comme ceux des BRICS ou d’autres qui cherchent un accès plus important à la croissance et au développement économique, l’administration Obama réalise qu’elle doit offrir aux nations du Pacifique – qui pourraient sinon approfondir leurs relations économiques avec la Chine – des débouchés plus généreux dans l’économie américaine ». Ainsi, « tout comme le Pentagone repositionne la puissance militaire des Etats-Unis dans la région Asie-Pacifique, le PTP s’affirme comme le véritable bras armé économique de la politique américaine du « pivot asiatique », attirant les économies stratégiques de la région dans un cadre juridique de gouvernance d’entreprises qui leur promet un accès libre aux marchés de la première puissance mondiale » [20].
L’Amérique latine offre un panorama tout à fait inédit. Elle se révèle le théâtre d’une nouvelle donne géoéconomique et géopolitique qui dépasse son propre périmètre géographique. Dans celle-ci, la Chine renforce ses positions, de nouvelles alliances géoéconomiques faisant la part belle au libre-échange et aux alliances commerciales avec les Etats-Unis se déploient aux côtés de configurations d’intégration régionale visant précisément à limiter l’influence de ces derniers dans la région et à renforcer l’indépendance du sous-continent.
Les Etats-Unis intègrent l’Amérique latine dans une stratégie plus large qui vise, dans le périmètre de la région Asie-Pacifique, à organiser leur réplique face à l’émergence de nouveaux acteurs économiques et politiques dans le système-monde depuis le début des années 2000. Et ce, alors qu’ils peuvent désormais s’appuyer sur de nouveaux atouts énergétiques et politiques.
Comment les pays latino-américains, et au premier rang desquels le Brésil [21] dont les intérêts contredisent, à termes, ceux des Etats-Unis et de la Chine dans la région, se déterminent dans ce nouveau jeu ?
Cette question fera l’objet de la seconde partie de cet article. Ce dernier tirera également un bilan des différentes rencontres officielles de la période.