João Pedro Stedile l’affirme sans détours : « La géopolitique sud-américaine est divisée en trois blocs ». Pour le fondateur et membre de la coordination nationale du Mouvement des travailleurs sans terre (MST) brésilien - le plus puissant des mouvements sociaux latino-américains - il existe un premier « projet de recolonisation du sous-continent par lequel les Etats-Unis essaient de se réapproprier [les] économies et [les] ressources naturelles [de la région] ». Il précise : « C’est pendant le second mandat de Barack Obama que se sont révélées des tentatives de réactivation d’accords de libre-échange fidèles à l’esprit de la défunte Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA, Alca en espagnol et portugais). Je pense ici, par exemple, au Partenariat transpacifique (PTP) ou aux tentatives de rapprochement avec le Mercosur. Il s’agit d’un projet impulsé par les Etats-Unis qui s’appuie sur plusieurs partenaires comme le Mexique, la Colombie et d’autres ».
Selon le dirigeant du MST, un second projet vise à accélérer « l’intégration de l’Amérique latine dans le système capitaliste mondialisé. Il s’agit d’une ambition portée par la bourgeoisie et une fraction capitaliste opposées à l’impérialisme états-unien. L’Argentine et le Brésil en sont les principaux promoteurs ».
Enfin, poursuit-il, « il y a l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (Alba), fondée à l’initiative de Cuba et du Venezuela. Il s’agit ici d’un projet anti-impérialiste et anti-néolibéral, mais qui n’est pas socialiste car les conditions de mise en place du socialisme n’existent pas actuellement ». Et d’ajouter : « Les acteurs de ces trois projets voient leurs marges de manoeuvre évoluer en fonction des circonstances politiques. Pendant la présidence Lula au Brésil, nous avons assisté à une alliance stratégique entre le second et le troisième projet » [1].
Les évolutions en 2013 semblent donner raison à João Pedro Stedile. En matière l’intégration régionale, l’année a été marquée par trois événements majeurs. Tout d’abord, le décès, le 5 mars, de Hugo Chavez. La disparition du président du Venezuela, après deux ans de lutte contre le cancer, a laissé l’intégration régionale latino-américaine orpheline de l’un de ses deux principaux animateurs avec le président Lula. Ces deux dirigeants populaires ont été, sans conteste, les artisans de l’affirmation de l’indépendance politique latino-américaine tout au long des années 2000, notamment vis-à-vis de la puissance tutélaire états-unienne (l’alliance stratégique mentionnée par Stedile).
Quelques semaines plus tard, le 23 mai, le 7e Sommet de l’Alliance du Pacifique à Cali (Colombie) consacrait le renforcement économique et politique de ce bloc constitué de la Colombie, du Chili, du Mexique et du Pérou [2]. Favorable au libre-échange [3] et aux relations privilégiées avec les Etats-Unis, cette Alliance représente 35 % du PIB de la région et 26 % des investissements directs étrangers. Elle lie également quatre pays disposant d’une façade maritime sur l’océan Pacifique. Sur le plan géoéconomique, elle cherche à disputer l’hégémonie régionale au Mercosur et à son champion brésilien. Son prochain Sommet se tiendra de nouveau en Colombie (Carthagène des Indes), le 11 février 2014.
Son développement s’inscrit dans le cadre d’un projet plus vaste : le Partenariat transpacifique. Directement impulsé par l’administration Obama depuis 2011, le PTP vise à mettre en place, entre douze pays de la région Asie/Pacifique, la plus vaste zone de libre-échange jamais créée au monde dans le but d’y renforcer le poids géoéconomique des Etats-Unis et de contrecarrer l’expansion de la Chine dans cette « méga-région » [4].
Pesant 40% du PIB mondial et 26% du commerce international, le PTP compte en son sein trois fondateurs de l’Alliance du Pacifique : le Chili, le Pérou et le Mexique. Pour sa part, la Colombie a exprimé son intérêt pour le projet.
Cet accord, négocié en secret et sous l’influence des lobbies états-uniens, devrait voir le jour au printemps 2014, période à laquelle Barack Obama entamera un nouveau voyage officiel en Asie.
Il fait désormais l’objet de sévères critiques des mouvements sociaux internationaux. WikiLeaks alerte, à juste titre, sur ses conséquences. Le site d’information a récemment révélé comment le PTP souhaite organiser le renforcement du droit de propriété intellectuelle en faveur des multinationales (copyright, augmentation des durées et des modalités d’application des brevets industriels, mise en place de tribunaux d’arbitrage spécifiques pour régler les différends entre Etats et multinationales disposant d’un droit supérieur aux juridictions nationales). De même, Wikileaks estime, avec d’autres, que cet accord accroîtra les pouvoirs de contrôle des Etats-Unis sur la Toile et la vie privée des individus [5].
La réélection de Michelle Bachelet (centre-gauche) le 15 décembre 2013 à la tête du Chili modifiera-t-elle le cours de ces dynamiques ? S’il est trop tôt pour le savoir, il convient toutefois de signaler que le programme électoral de la candidate Bachelet relatif à l’Alliance du Pacifique semblait tracer la voie d’une légère inflexion. Ainsi, celui-ci stipulait que la participation du Chili à cette initiative devrait s’inscrire dans « une perspective non exclusive ou antagonique avec d’autres projets d’intégration existants dans la région » [6].
Face à ces développements, les gouvernements progressistes, notamment ceux du Cône Sud, se réorganisent à leur tour.
La réaction est venue en premier lieu des pays de l’Alba [7]. Dans la « Déclaration du Pacifique » proclamée le 30 juillet 2013 lors de son Sommet de Guayaquil (Equateur), l’Alliance appelait de ses voeux, pour la première fois, la création d’une « zone économique complémentaire » entre l’Alba, les pays de l’espace Petrocaribe [8] et le Mercosur. Le Venezuela est désormais pleinement membre de ce dernier, notamment depuis le 18 décembre 2013 et la ratification, par la Chambre des députés du Paraguay, de son intégration [9]. La Bolivie et l’Equateur l’ont également rejoint. L’entrée de ces pays de l’Alba au sein du Mercosur constitue le troisième événement marquant de l’année 2013.
Pour eux, il s’agit d’investir, à court et moyen termes, sur la consolidation du bloc régional des pays dirigés par des gouvernements progressistes, ainsi que sur de bonnes relations avec la Chine face à l’Alliance du Pacifique et Washington.
Une première étape semble avoir été franchie lors du IIe Sommet Alba-TCP/Petrocaribe qui s’est tenu le 17 décembre 2013 à Caracas.
La Déclaration finale du Sommet [10] confirme la volonté de renforcer la substance institutionnelle de l’Alliance. On y précise, en effet, que « les membres de l’Alba-TCP saluent le progrès que constitue l’adoption du Traité établissant l’Alliance, après être parvenus à un consensus sur un texte qui sera bientôt signé et qui consolidera le cadre institutionnel de l’Alba-TCP ». Ainsi, pour la première fois, l’Alba se dote formellement d’un texte juridique fondateur.
De même, cette Déclaration annonce la création officielle d’une « zone complémentaire » entre l’Alba-TCP et Petrocaribe définie comme « zone économique de développement partagé, solidaire, interdépendant, souverain, et érigée en vue de consolider et d’étendre un nouveau modèle de relations économiques permettant de renforcer et de diversifier l’appareil de production et le commerce ».
Dans cet espace, « des mécanismes comme le Système unitaire de compensation régionale (SUCRE) [il s’agit de l’unité de compte commune aux pays de l’Alba], la Banque de l’Alba et les projets grand-nationaux joueront un rôle significatif ».
Un plan commun d’éradication de la faim et de la pauvreté dans la Caraïbe a également été décidé. Sa mise en œuvre sera assurée en lien avec l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
La Déclaration confirme enfin la proposition d’établir « une zone économique complémentaire Alba-TCP/Petrocaribe et Mercosur » et indique que cette perspective sera mise en débat lors du prochain Sommet du Mercosur qui se tiendra le 17 janvier 2014 à Caracas.
Ce sont désormais les choix du Brésil qui seront observés. Choisira-t-il de cantonner le Mercosur à un espace économique intégré aux dynamiques du libre-échange international, comme le pressent de le faire les Etats-Unis ou l’Union européenne qui attend actuellement une offre du bloc pour la signature d’un accord de libre-échange [11] ? Ou bien contribuera-t-il à lui donner une nouvelle dimension géoéconomique en s’appuyant sur l’entrée de ses nouveaux membres issus de l’Alba ? Et si oui, laquelle ?
Des choix de Brasilia dépendront, de manière déterminante, l’avenir et la dynamique d’intégration régionale de l’Amérique du Sud, notamment de l’Unasur.