Juste quelques vibrations d’air surchauffé, pas le moindre souffle de vent. L’ATR 72-600 d’Avianca vient d’atterrir. Le taxi s’éloigne de l’aéroport. Le conducteur bougonne. Une manifestation « d’on ne sait trop qui » l’oblige à modifier son itinéraire pour gagner le centre de Barrancabermeja. Bavard, le conducteur, il a mille choses à raconter. Il répond sans réticences à toutes les questions. Et justement, en voici une. Un peu délicate, pas vrai ? Comme si de rien n’était, le conducteur répond : « A Barrancabermeja, on vote Petro ! »
Incroyable. Prodigieux. Ahurissant...
N’oublions pas qu’on est à « Barranca » (comme on appelle la ville en abrégé) ! Un port fluvial et centre pétrolier stratégique, doté de la première raffinerie du pays, mais aussi et surtout une ville longtemps livrée à la vindicte des tueurs paramilitaires (alors qu’y stationnaient cinq mille hommes des bataillons 45 et Nueva Granada, des Forces spéciales et de la police). Au cœur du Magdalena Medio (huit départements le long du fleuve Magdalena). Lui aussi sous la coupe des grands propriétaires, des militaires, des « narcos » et des « paracos ». Déchainés contre les militants et sympathisants de gauche, les syndicalistes, les paysans, accusés de connivence avec les guérillas. Une permanence de la violence – un paroxysme terrifiant. Un long cortège de morts, de torturés et de disparus. De messages téléphoniques aux militants : « Si vous ne quittez pas la ville, votre fille va souffrir, on va la brûler vive, on va éparpiller ses doigts dans toute la maison », « Vends ta terre ou c’est ta veuve qui le fera ». Une angoisse constante obligeant chacun à raser les murs. A regarder autour de lui avant de parler. A peser ses mots. A se méfier des inconnus. Et là… Dans un sourire capté par le rétroviseur, le chauffeur de taxi répond à un étranger qu’il voit pour la première fois de sa vie : « A Barranca, on vote Petro ! »
Oui, Gustavo Petro : le candidat de gauche, en tête de tous les sondages à quelques semaines de l’élection présidentielle.
Incroyable. Prodigieux. Ahurissant...
Quelque chose a changé en Colombie.
En bien ? Au-delà des apparences, pas complètement. Depuis 2018 et l’élection du président de droite extrême Iván Duque (Centre démocratique), on pourrait même prétendre que la situation s’est aggravée. Le pays vit une triple crise, humanitaire, politique et sociale. « Une criminalité croissante, une réduction des libertés, une absence de garanties pour les dirigeants sociaux », résume Yvan Madero dans les locaux de la Corporation régionale pour la défense des droits humains (Credhos), à Barrancabermeja. Sur le dernier point, les chiffres parlent d’eux-mêmes : entre le 1er janvier et le 5 avril 2022, 75 de ces dirigeants sociaux ont été assassinés. Presque 1 400 (quasiment un par jour, pour faire un chiffre rond) d’après l’Institut d’études pour le développement et la paix (Indepaz), depuis la signature des Accords de paix entre l’Etat et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) en 2016. Trois cent vingt des ex-guérilleros revenus à la vie civile ayant pour leur part été tués (sans parler des 27 portés « disparu »).
Là se trouve le cœur du problème auquel est confrontée la Colombie : aucune volonté politique du pouvoir n’accompagne cette période de transition dans la construction de la paix. Au contraire : dès son arrivée à la présidence, Duque a annoncé sa volonté de « mettre en pièces » les historiques accords signés à La Havane par son prédécesseur Juan Manuel Santos et entérinés à Bogotá le 24 novembre 2016. Avec l’aide de la Cour constitutionnelle, de la Cour suprême de justice et la majorité de droite du Congrès, il a partiellement réussi.
« Municipio » Yondo, « vereda » Caño Blanco [1]. Le soleil assomme la mauvaise route qui serpente entre collines verdoyantes et « haciendas ». A une soixantaine de kilomètres de « Barranca » et à l’initiative de l’Association paysanne de la Vallée du fleuve Cimitarra (ACVC), plusieurs Conseils d’action communale se réunissent sous un petit hangar ouvert à toutes les absences de vent. L’ACVC : une longue histoire. Née en 1996, elle a remis l’an passé à la Commission de la vérité un rapport détaillant comment, entre 1990 et 2010, le mouvement paysan du Magdalena Medio a subi une persécution systématique visant à désarticuler son tissu social et à exterminer ses dirigeants [2]. En 2003, le frère de l’actuelle présidente Irene Ramírez a été assassiné. En 2007, les six dirigeants de l’ACVC se sont retrouvés en prison. Quinze années plus tard, Irene Ramírez se bat toujours en première ligne. « Notre lutte, c’est de promouvoir les accords de paix en nous réunissant pour faire connaître aux autorités municipales la réalité du paysan, nous a-t-elle expliqué en préalable au déplacement. Dans ce sens, on organise un noyau dur de “juntas” [Conseils d’action communale], espace dans lesquels nous avons une pleine légitimité ».
La paysannerie a de fait eu un rôle primordial dans l’obtention de la négociation entreprise en octobre 2012 entre les FARC et le gouvernement. Elle payait le plus lourd du prix d’un interminable conflit dépourvu de sortie militaire. En mai 2013, c’est sous sa pression que les belligérants ont signé à La Havane le premier point d’une réforme rurale intégrale – stigmatisée dès l’origine par les secteurs dominants. Au cours d’un soulèvement marqué en août 2013 par de nombreux barrages routiers et de violentes manifestations, les paysans ne questionnèrent pas seulement la répartition des terres et les traités de libre commerce, mais revendiquèrent la dignité de la vie dans les campagnes – infrastructures, accès à l’éducation et à la santé –, le respect de leur environnement et, de manière générale, une place dans la société. Les engagements pris dans un plan d’aide spécial décrété par le président Santos ne furent pas tenus. En conséquence, lors d’un Sommet agraire de 5 000 personnes inauguré en mars 2014 par le maire de Bogotá Gustavo Petro, les revendications de souveraineté alimentaire, de défense des territoires et de « paix avec justice sociale » précédèrent un nouveau mouvement national qui bloqua pendant onze jours la « Panamericana », un important axe routier nord-sud qui traverse le continent sud-américain. « C’est sur la promesse de continuer les négociations avec le monde rural et, sur un autre plan, avec les FARC, que Santos a été réélu en 2014, précise Irene Ramirez. Les paysans ont eu du mal à voter pour lui, car il a été un protagoniste des faux positifs [3], mais c’est un effort qu’ils ont fait. »
Caño Blanco. Une certaine déception marque le début de la réunion. Les dirigeants de l’ACVC avaient prévu davantage d’assistance à cette assemblée. On doit y échanger sur les problèmes de sécurité de la zone, les modalités de la lutte contre les violences faites aux femmes et la prochaine élection présidentielle. « En sabotant les accords de paix, commente en grimaçant Any Martínez, le gouvernement ruine ce qui a été construit dans les espaces de participation communautaires. La seule chose qui a été accomplie est le désarmement des FARC. Le reste ? Rien ! D’où une certaine démobilisation des paysans. » Le constat concerne l’ensemble du pays. A titre d’exemple, le dernier rapport de la Mission de vérification des Nations unies souligne que, en ce qui concerne le premier point de l’Accord, à savoir la réforme rurale intégrale, 473 464 hectares ont été remis aux paysans, ce qui ne représente que 16 % des surfaces initialement envisagées.
« On survit, vous dit l’un, à Caño Blanco. Les coûts de production sont supérieurs au prix de vente de nos marchandises. » Une autre hausse les épaules, désabusée : « Il se perd beaucoup du peu qu’on cultive, comme le yucca, à cause du mauvais état des chemins. » Guérillera des FARC démobilisée, parfaitement à l’aise au milieu de l’assemblée, Alicia de Jesús Apriles assiste à toutes les réunions de son Conseil communal et de l’ACVC. Etonnant ? « On avait une base sociale, sourit-elle en évoquant l’ex-opposition armée, on était déjà intégrés dans les communautés, on faisait des “asados” [4] avec elles, on partageait régulièrement le café, on discutait. » Alicia habite un proche Espace territorial de formation et de réincorporation (ECTR) où ses « camaradas » tentent de vivre de la culture du yucca, de la banane et du cacao. « Pour nous, la vie est plus dure maintenant que quand nous étions dans la lutte armée », constate-t-elle, un léger réseau de rides se creusant sur son front.
- L’ACVC à Caño Blanco. Une part importante de l’activité de l’association est dirigée vers les droits des femmes.
Colonne vertébrale de (l’alors) ambitieux accord de paix, le Programme national intégral de substitution (PNIS) devait permettre de remplacer la coca – matière première de la malédiction appelée cocaïne – par des cultures légales. Pour les premiers intéressés, l’opportunité de sortir d’une illégalité qui leur a toujours fait courir des risques insensés. « Avec la paysannerie organisée, on a fait partie du processus de construction du PNIS », rappelle Any Martínez en évoquant le rôle de l’ACVC. Propositions de projets productifs, élaboration de plans, pédagogie dans les territoires… Résultat : « Le gouvernement de Duque n’ayant pas respecté les engagements pris avec les producteurs, la crise économique et sociale, déjà terrible, s’est aggravée. »
Entre 2017 et 2020, l’assignation de ressources au PNIS a présenté une diminution du 81 % [5]. En mai 2021, ce recul, les éradications forcées et les violentes agressions policières et militaires ont conduit des centaines de paysans à protester. Surgissant du Meta, du Caquetá, du Cauca et d’autres départements, ils ont rejoint les autres protagonistes de l’énorme explosion sociale qui a mis la Colombie cul par-dessus tête cette année-là [6].
Ce naufrage du PNIS a néanmoins d’autres conséquences. « Nous avons poussé les paysans à éradiquer volontairement la coca, précise Lucy Córdoba, travailleuse sociale au sein de l’ACVC. Après l’avoir fait, manuellement, de leur plein gré, ils se retrouvent dans une situation catastrophique. Ils nous reprochent aujourd’hui de les avoir poussés dans cette direction. Derrière la stratégie du pouvoir, il y a une intentionnalité : rompre le tissu social. » Mais il y a plus…
« Campesinos », ils binent, sarclent et récoltent dans des champs étriqués. Aucune garantie sur le prix des denrées alimentaires produites. Une charge de 150 kilos de yucca rapporte 100 000 ou 120 000 pesos (250 ou 260 euros). Demain, elle en vaudra peut-être moins. Il faut la vendre en ville, la transporter en camion sur des chemins de charretier. Un simple kilo de coca ramène 3,5 millions de pesos (875 euros). Une pleine journée de travail pour récolter le yucca : 30 000 pesos (7,50 euros). Une demi-journée de « raspachine », le journalier qui gratte les tiges des cocaïers pour en ôter les feuilles : 150 000 pesos (38 euros). Les comptes sont vite faits.
Ici, on appelle ça « le marché noir » ou « le micro-trafic », c’est selon. Dans le « municipio » de Yondo, il y avait peu de coca – 50 ou 60 hectares – au moment des accords de paix. La situation évolue, et pas dans la bonne direction. A Cantagallo, à San Pablo, au nord de Barrancabermeja, sur le fleuve Magdalena, les surfaces plantées ont augmenté de 100 à 200 hectares depuis un an. « Beaucoup de paysans n’ont pas d’autre alternative, constate Mario Martínez, qui vit à Cantagallo. Celui qui a un hectare ou deux de coca ne devient pas riche et ne se transforme pas en narco, mais il résout les problèmes de sa petite économie familiale. » Nul besoin, pour être payé, d’attendre que la marchandise soit transportée et vendue, comme l’exigent le maïs ou le yucca : culture illicite, la coca est achetée sur place et payée comptant par les intermédiaires des « narcos ».
« Quel est le principal bénéficiaire de la non mise en œuvre des accords de paix », interroge Any Martínez ? Sûrement pas le pays. Jouissant de bonnes terres, le Magdalena Medio pourrait produire du riz, du maïs, du haricot. Depuis des années, cette production agricole disparaît, remplacée par la coca. Le pays importe plus qu’il n’exporte – à l’exception de la cocaïne (3 % du PIB). Longtemps accusées d’être un groupe « narcoterroriste », les FARC ont déposé les armes. Les institutions devaient arriver dans les zones abandonnées par cette guérilla. Cela ne s’est pas produit. « L’Etat, sursaute Abelardo Sánchez, du Credhos, à « Barranca » ? Zéro ! Double zéro ! » Que ce soit en matière de sécurité, de santé, d’éducation ou de tout autre service public, il n’en existe effectivement aucune trace dans le Magdalena Medio, le Putumayo, le Catatumbo, le sud de Córdoba ou de Bolivar, sur toute la côte pacifique, dans le Choco…
La nature a horreur du vide. La dynamique de la guerre a changé. Les groupes générateurs de violence se sont renforcés. En tête d’affiche, les paramilitaires de toutes sortes, avec, en vaisseau amiral, les Autodéfenses gaitanistes de Colombie (AGC). Mais aussi, dissidences des FARC, séparées de l’organisation depuis la signature d’accords qu’elles ont d’emblée rejetés. Certains fronts de l’Armée de libération nationale (ELN), en proie à une profonde crise interne. Réduits de l’Armée populaire de libération (EPL) [7]. Groupuscules divers et mafieux, qui n’avaient jamais été présents sur le territoire. La dynamique des acteurs a changé, les colonnes vertébrales politiques se diluent. Indépendamment des discours, le contrôle de l’économie illégale – coca et activités minières – est devenu le cœur et la seule justification de l’activité.
La pratique nous est racontée par l’un de nos interlocuteurs. Le paysan est approché par des membres des groupes armés. Le naufrage du PNIS, auquel il a cru, l’a entraîné dans la noyade. « On te prête 5 millions de pesos [1 250 euros] pour que tu re-sèmes de la coca. » Quoi qu’il arrive, la somme (parfois très supérieure) devra être remboursée dans les deux ans. Asphyxié par les difficultés du moment, le paysan reconnaissant accepte, sans se rendre compte du danger. « Du coup, tout le monde est enchaîné à la coca ! » Avec impossibilité d’en sortir. Qui ne rembourse pas prend une balle dans la tête, cadeau de deux « sicarios » en moto. Quiconque entend cultiver autre chose est menacé, forcé à se soumettre. Entre le 24 novembre 2016 et le 30 juin 2021, 75 dirigeants promoteurs de la substitution des cultures illégales ont été assassinés [8].
Si l’on prend le Magdalena Medio, exemple facilement transposable à d’autres parties du pays, les FARC y existaient depuis un demi siècle. « Hormis les paramilitaires d’extrême droite, pour nous l’ennemi absolu, c’était le seul groupe qui exerçait un réel contrôle sur cette région, vous explique-t-on à « Barranca ». Ses méthodes pouvaient être parfois musclées. Mais, d’une façon ou d’une autre, en tant que paysans, nous y avions des interlocuteurs, certains même d’entre nous sympathisaient politiquement, on pouvait discuter… » Autres temps, autres mœurs. Bien que revendiquant le label « FARC », les dissidences ne dialoguent pas, imposent sans distinction leurs lois et leurs « vacunas » (impôts). Les paramilitaires tuent des paysans en les accusant de produire de la coca pour l’ELN. Les chefs de cette dernière procèdent de la même façon. Cette guerre de tous contre tous se transforme en mêlée. « N’importe lequel d’entre nous peut se retrouver dans cette situation, sans même savoir qui est qui. »
Santé, habitat, éducation, formations, possibilités professionnelles ? « Nada » ! Les jeunes ont très peu de chances d’échapper à cet univers désenchanté. Pain béni pour l’exécution des basses œuvres. « Sans exception aucune, tous les acteurs hors-la-loi les approchent et leur offrent un million de pesos [250 euros], une moto et une arme pour se joindre à eux. » Les gamins « se font un film », décrit l’enseignante Laicy Suárez. Ils plongent. Ils touchent 1,5 millions de pesos (375 euros) tous les mois. En boivent une partie. Se mettent à consommer eux-mêmes la cocaïne, « dans une région où c’était impensable auparavant ». Surveillent, menacent, forcent à partir ou assassinent sur ordre les dirigeants, porte-paroles et militants locaux.
« J’ai pensé me déplacer, soupire une paysanne rencontrée à Yondo. Abandonner ce que j’ai, parce que je ne peux pas l’emporter. Mais, récupérer l’argent serait impossible. Cette terre a un prix et je ne l’obtiendrai jamais. » Avec une ironie un peu amère, elle ajoute : « Des gens opportunistes, qui ont de l’argent, attendent que des personnes comme moi leur en fassent cadeau… »
La force publique ? Le 22 mai, alertée en urgence, l’ACVC devra envoyer une « mission de vérification communautaire » dans les « veredas » Tamar Bajo et Puerto Nuevo Ité du « municipio » Remedios, situé dans la Zone de réserve paysanne de la vallée du fleuve Cimitarra [9]. La veille, alors que se déroulait un affrontement entre des unités de l’armée et un ennemi indéterminé, des hélicoptères ont balayé de rafales de mitrailleuses les humbles « caserios » [10]. Surgissant au milieu des habitations, dépourvus d’insignes et d’identification, les militaires se sont présentés comme « un groupe armé », semant la panique dans la communauté. Coups de crosse, horions, fouille brutale des logis, sans mandat de perquisition, les soldats ont menacé plusieurs hommes de les abattre, les traitant de « fils de putes de guérilleros ». Pour faire bonne mesure, ils ont volé argent et téléphones portables dans les maisons [11].
« En tant qu’organisation paysanne, concluait quelques jours plus tôt Any Martínez, dans les locaux de l’ACVC, on ne sait plus de qui on doit se protéger. Nous nous trouvons au cœur de la cible. Indépendamment des différents groupes armés, dont nous rejetons les méthodes, le pouvoir veut en terminer avec tant d’années d’organisation en faveur de la paix, et donc avec nous. »
Gros caillou dans le soulier du pouvoir : créée par les Accords, la Juridiction spéciale pour la paix (JEP). Un mécanisme qui, reconnaissant la centralité des victimes, limite les peines encourues par tous les acteurs du conflit armé en échange de la vérité, de la reconnaissance des responsabilités et de la réparation [12]. Guérilleros, membres des forces de sécurité, mais aussi agents de l’Etat et civils appartenant aux mondes économique ou politique devaient être appelés à comparaître. Malgré l’ombre de la mort et la persécution politique, Comunes – le parti fondé par les combattants des FARC démobilisés – respecte sa parole et se soumet aux exigences qu’il a signées, assumant les erreurs, exactions ou crimes commis dans le cadre du très long et très brutal conflit armé. Par leurs révélations, les ex-guérilleros se livrent à la vindicte des médias dominants – qui les crucifient systématiquement en décontextualisant allégrement les faits. Porté sur les fonds baptismaux et dirigé en sous-main par l’ex-président Álvaro Uribe, lié depuis des décennies au paramilitarisme, le pouvoir, lui, tourne le dos à ses engagements. Dès 2017, la Cour constitutionnelle a établi que la comparution des « tiers » – ce que d’autres appelleraient les membres de la « société civile » – ne se ferait que sur une base volontaire. En conséquence, la justice transitionnelle a perdu le pouvoir de les poursuivre, même si elle dispose de preuves de leur participation directe ou indirecte (en particulier par le financement) à des crimes liés au conflit.
Soupir de soulagement au sein de la classe dominante et des secteurs qui se sont toujours nourris de la violence. Et vigilance extrême pour limiter les confidences par trop compromettantes. Dernier exemple en date, mais ô combien significatif, l’ « affaire Otoniel ».
Dirigeant numéro un des Autodéfenses gaitanistes de Colombie (AGC), « Otoniel » s’appelle en réalité David Antonio Úsuga. Guérillero de l’EPL démobilisé en 1991, il rejoint sans états d’âme les paramilitaires d’extrême droite. Avec l’aide d’un des leaders des Autodéfenses unies de Colombie (AUC), Daniel Rendón Herrera, alias « Don Mario », il crée le groupe armé illégal Los Urabeños qui, après la capture de « Don Mario » en 2009, devient le Clan Úsuga, avant de changer une nouvelle fois d’appellation pour devenir Clan du Golfe, puis les AGC. En 2020, la structure criminelle compte plus de 3 000 membres, répartis dans 211 « municipios » des territoires du Bajo Atrato, du Choco et du Magdalena Medio, pour ne citer qu’eux.
Le 23 octobre 2021, « Otoniel » est capturé – ou se rend volontairement, comme il le prétend – dans le village de Pítica de Turbo, dans la région d’Urabá (Antioquia). Outre le narcotrafic, des dizaines de déplacements forcés, de « disparitions » et d’homicides de leaders sociaux lui sont attribués. Deux mois plus tard, il témoigne pour la première fois devant la Juridiction spéciale pour la paix (JEP). Créant l’émoi, il y exprime sa volonté de dire la vérité et de révéler les relations entre le narcotrafic, la politique, les affaires, la justice et les forces de sécurité. D’emblée, il affirme avoir travaillé avec l‘armée et met en cause l’ex-commandant en chef de cette dernière, le général Leonardo Barrero.
Chance : depuis 2018, les Etats-Unis ont mis 5 millions de dollars sur la tête d’« Otoniel » et réclament son extradition. C’est comme allumer la lumière pour approfondir les ténèbres. La justice de ce pays ne se préoccupe que des crimes liés au narcotrafic. En aucun cas elle n’oblige un individu extradé à évoquer d’autres questions spécifiques à la Colombie, quand bien même il s’agirait de crimes contre l’Humanité. En décembre 2021, les représentants des victimes colombiennes d’« Otoniel » envoient une lettre au président Joe Biden. Ils lui demandent de suspendre l’extradition afin de sauvegarder leurs droits « à la vérité, à la justice, à la réparation et à la non-répétition ». C’est que, la machine à gommer les crimes est déjà en action. Le 17 février précédent, l’audience tenue par la Commission de la vérité pour entendre le « narco », au siège de la Direction d’investigation criminelle et Interpol (Dijín), a été brusquement interrompue par des membres des forces de sécurité, obligeant le commissaire Alejandro Valencia Villa, l’enquêteur de la Commission et un avocat de la défense à quitter la cellule où se déroulait l’audience. Quelques jours plus tard, des enregistrements numériques contenant les premiers témoignages du baron de la drogue devant la Commission de la vérité disparaissent mystérieusement. En dénonçant le vol, l’instance indépendante réclame de pouvoir poursuivre son travail « sans intimidations ».
Peine perdue. Début mars, les policiers qui l’escortent refusent une première fois de quitter les locaux où « Otoniel » doit être auditionné par la JEP. Le 22, une nouvelle audience au cours de laquelle il va témoigner sur la situation de violence en Urabá est suspendue : des membres de la Dijin refusent de quitter la salle de l’audition. Pourtant, une décision de justice oblige les membres de la police nationale à ne pas rester sur le site. « Comment un témoin va-t-il parler de personnels en uniforme impliqués dans des exécutions extrajudiciaires s’il y a des membres des forces de sécurité dans la salle d’audience », s’interroge un avocat des victimes [13] ? « C’est clair, a déjà protesté le sénateur du Pôle démocratique alternatif (PDA) Iván Cepeda : Ceux qui ont été ses partenaires et qui jouissent aujourd’hui de l’impunité veulent à tout prix faire taire alias "Otoniel". »
Malgré ce sabotage et l’inertie totale du chef de l’Etat, les magistrats de la JEP et des membres de la Commission de la vérité réussiront, le 23 mars 2022, à interroger l’ex-chef paramilitaire sur son implication dans des crimes contre l’humanité dans le département de Casanare. Lors de l’audience, celui-ci réitère ses accusations contre l’ex-général Leonardo Barrero – connu au sein des « paracos » sous le pseudonyme d’ « El Padrino » (« Le Parrain ») –, évoque le nom d’un autre ex-commandant en chef, le général Mario Montoya, d’après lui « au courant de la pratique des “faux positifs” dans le département du Meta », affirme que l’armée continue à collaborer avec les paramilitaires dans certaines régions du pays et fournit une liste de soixante-trois personnes ayant eu des liens avec les AUC et les groupes dissidents formés après leur démobilisation en 2005 [14]. Cette liste est transmise au bureau du procureur général et à la Cour suprême de justice afin qu’elles enquêtent sur ces accusations. Parmi les mis en cause figurent des membres des forces de sécurité, d’anciens fonctionnaires de l’Etat et des hommes politiques tels que l’ancien gouverneur d’Antioquia Luis Pérez, candidat indépendant à la présidentielle de 2022 ; les anciens sénateurs Miltón Rodríguez Sarmiento et Carlos Cárdenas Ortíz ; l’ex-directeur du Département administratif de sécurité (DAS) Jorge Noguera (qui purge déjà vingt-cinq ans de prison pour association de malfaiteurs et homicide) [15] ; l’ancien ministre de l’Intérieur et de la Justice Sabas Pretelt (condamné à six ans et huit mois d’incarcération en avril 2015 pour achat de votes et corruption)...
Il devenait urgent d’agir. Malgré la clameur de milliers de proches des victimes et du Pacte historique (l’opposition de gauche), la Chambre pénale de la Cour suprême de justice a entériné début avril 2022 la demande d’extradition des Etats-Unis. Menotté, portant un casque et vêtu d’un gilet pare-balles, escorté de policiers lourdement armés et même d’un convoi de véhicules blindés, « le plus grand narcotrafiquant du pays » s’est envolé pour New York le 4 mai. D’autres « capos », livrés par Uribe aux Etats-Unis, pour les mêmes raisons, ont certes collaboré à distance avec la justice colombienne depuis leur prison de New York ou de Floride, à l’image du plus redoutable d’entre eux, Salvatore Mancuso [16]. Mais, d’autres, comme Rodrigo Tovar Pupo, alias « Jorge 40 » et Daniel Rendón Herrera, alias « Don Mario », ont refusé de parler et de fournir une once de vérité sur leurs complices et sur les exactions auxquelles ils ont ensemble été mêlés. On ignore pour l’heure quelle sera l’attitude d’« Otoniel ». Pariant sur l’avenir, Duque n’en a pas moins « remercié » la Cour suprême, le Conseil d’Etat – ainsi que la JEP ! – « pour avoir évité les manipulations intentionnelles de ce criminel pour tenter d’éviter cette extradition ».
Premier coup de semonce pour l’« uribisme » en 2018 : candidat de la coalition Colombie humaine, Gustavo Petro se qualifie pour le second tour de l’élection présidentielle avec 25,1 % des suffrages. Si, le 17 juin, Duque l’emporte finalement avec 54 % des voix contre 41,8 % à son adversaire, il n’en demeure pas moins que jamais un candidat de gauche n’a obtenu un tel résultat. Arrivé en tête dans la capitale Bogotá et dans plusieurs départements – Atlántico, Nariño, Cauca, Chocó, Vaupés, Sucre, Putumayo et Valle –, Petro a fait de son mouvement la seconde force politique du pays. Bilan d’autant plus remarquable que, pour l’emporter, Duque a bénéficié, sur ordre d’Álvaro Uribe, d’achats de votes organisés par les familles Char et Gerlein – puissantes « camarillas » politiques de la région de la Caraïbe – en lien avec un « narco » notoire, José Guillermo Hernández Aponte, dit « Ñeñe ». Officiellement invité, ce dernier assistera à l’investiture du nouveau chef de l’Etat, le 7 août 2018, à une place privilégiée [17]. Pas de quoi fouetter un média. Nul ne cherche de poux dans la tête de Duque. Le « méchant absolu », dans la région, nul n’en ignore, s’appelle Nicolás Maduro.
En interne, Duque fait du Uribe ; à l’international il se marie avec Donald Trump. Torpillage des accords de paix, rupture des négociations entreprises à La Havane avec l’ELN, agression permanente du Venezuela, usurpation par l’exécutif des autres pouvoirs étatiques, politique antisociale (aggravée par les effets de la pandémie) : 21 millions de pauvres, dont 7,5 millions en extrême pauvreté… Le pays se révolte le 28 avril 2021. Une nouvelle génération entre en « première ligne » – rejetons de la classe moyenne, étudiants, jeunes précarisés des milieux populaires. La répression s’abat, démesurée : 84 morts, 1 790 blessés (dont 103 victimes d’un traumatisme oculaire) [18]. A balles réelles, des paramilitaires en civil assistent les brutes en uniforme des Escadrons anti-émeutes (ESMAD). Estomaquées, les villes découvrent les méthodes historiquement utilisées dans les zones rurales – « el campo ». L’épisode laisse des traces. Il y a désormais un avant et un après. Le crépuscule de l’« uribisme » et du néolibéralisme armé vient de commencer.
A quelques encablures de l’élection présidentielle du 29 mai 2022, sur la base de multiples sondages, le sénateur Gustavo Petro, candidat du Pacte historique, est donné largement en tête. Tant en interne, chez les Colombiens progressistes ou même simplement « civilisés », qu’à l’international, de nombreuses voix augurent d’une « nouvelle victoire de la gauche » – après le Pérou (Pedro Castillo), le Chili (Gabriel Boric) et le Honduras (Xiomara Castro), avant le Brésil (Luiz Inacio « Lula » da Silva) dans quelques mois. La perspective d’un renouveau dans une Colombie d’aujourd’hui 50 millions d’habitants, gouvernée par la droite depuis la nuit des temps.
Pour autant, et sans vouloir doucher l’enthousiasme de qui que ce soit, on attirera ici l’attention sur le parcours d’obstacles qui demeure à franchir pour qu’ne telle prophétie puisse se réaliser. « On ne fait pas la fête avant le mariage », nous a déclaré à cet égard Germán Navas, lucide conseiller juridique de la campagne de Petro, lorsqu’il nous a reçu à Bogotá.
Certes remportées par le Pacte historique, les récentes élections législatives donnent effectivement à penser…
Doivent être élus ce 13 mars 2022 : 107 sénateurs, 167 représentants (Sénat et Chambre formant le Congrès). Le même jour, lors de primaires, le corps électoral doit également désigner les candidats à la présidence des trois grands blocs qui proposent des listes au Congrès : le Pacte historique (gauche), la Coalition de l’Espérance (centre), Equipe pour la Colombie (droite).
Jadis militant de la guérilla du M-19 qui, en échange de sa démobilisation en 1990, obtiendra la création d’une Assemblée constituante pour doter (en 1991) le pays d’une nouvelle constitution, Petro a mené une longue carrière politique, élu au Congrès depuis la fin des années 1990, maire de Bogotá entre 2012 et 2015. Le Pacte historique regroupe son parti, Colombie humaine, le Pôle démocratique alternatif (PDA ; centre gauche), l’Union patriotique (UP ; gauche ; exterminée dans les années 1980), le Parti communiste (PCC), des formations amérindiennes et afro-colombiennes, des mouvements de femmes et autres organisations de la « société civile ». Son programme décline tous les ingrédients d’une politique sociale-démocrate (ce qui, en Colombie, s’apparente à une révolution) : revenu de base, réforme de la santé, de l’éducation et de la protection de l’environnement, redistribution de la propriété agricole, réforme fiscale structurelle, respect total et relance des accords de paix. Sur une telle perspective, et fort de sa trajectoire, Petro a réussi à articuler diverses forces sociales et politiques qui, séparément et isolées, ne seraient pas en mesure d’affronter la caste dominante. Au terme du scrutin, il s’impose sans surprise (plus de 80 % des suffrages) pour porter les couleurs de cette famille politique le 29 mai.
Le centre – Coalition pour l’Espérance – se caractérise d’emblée par son hétérogénéité, les égos de ses dirigeants et ses conflits internes. S’y disputent le leadership Sergio Fajardo (ex-maire de Medellín, puis gouverneur d’Antioquia), Alejandro Gaviria (ex-ministre et intellectuel respecté de l’élite libérale de Bogotá), Jorge Robledo (dissident du PDA, ennemi intime de Petro) et Juan Manuel Galán, fils du leader du Nouveau libéralisme Luis Carlos Galán, assassiné le 18 août 1989 par des tueurs des cartels de la drogue. Dirigeante du micro-parti Oxygène vert, récemment ressuscité, l’ex-prisonnière des FARC Ingrid Betancourt rejoint un temps la coalition avant d’y « mettre le bazar » et de s’en retirer, accusant ses brefs amis de magouilles politiciennes. Tout en prônant quelques mesures positives – le contrôle des prix des médicaments, l’interdiction de l’utilisation du glyphosate et des épandages aériens contre la coca ou respect des accords de paix signés avec les FARC –, ces centristes assumés négligent quelque peu l’urgence sociale, « rejettent les extrêmes » et se concentrent sur le sociétal cher aux classes moyennes – euthanasie, avortement, etc. Au terme de la primaire, Fajardo s’impose à ses concurrents.
Droite ou extrême droite ? Equipe Colombie ne peut renier sa filiation abruptement néolibérale. La plupart de ses protagonistes sont liés aux gouvernements Uribe et Duque ainsi qu’aux politiques socialement dévastatrices qui ont été mises en œuvre. S’y retrouvent la droite dure, dont le Parti conservateur, Changement radical et La U, qui fut le parti de l’ex-président Santos. S’y distinguent Federico « Fico » Gutiérrez (ex-maire de Medellín, membre de l’Opus Dei), Alejandro Char (figure notable de la mafia caribéenne), David Barguil (grand propriétaire lié au paramilitarisme) Dilian Toro (ex-gouverneure de Cali), Juan Carlos Echeverry (ex ministre des Finances sous la présidence de Santos), Enrique Peñalosa (deux fois maire de Bogotá). Ne manque dans le tableau que le Parti libéral de l’ex-président et ex-secrétaire général de l’Organisation des Etats américains (OEA) César Gaviria. Et, d’où la question ouvrant ce paragraphe, le Centre démocratique, parti d’Uribe et Duque, qui annonce vouloir jouer seul sa partition avec Oscar Iván Zuluaga comme candidat. Il n’en demeure pas moins que l’aspirant à la présidence émergeant de la consultation, « Fico » Gutiérrez, est considéré proche de l’ « uribisme ». Ce que l’avenir confirmera.
Un premier constat s’impose alors : lors de ces primaires, Petro a rassemblé 4 475 000 voix ; Gutiérrez, 2 152 670 voix (deux fois moins) ; Fajardo, 721 521 voix (six fois moins). Un rapport de forces significatif dans la perspective de la présidentielle. Cerise sur l’« empanada » [19] : lors de la primaire du Pacte historique qui l’opposait à Petro, la militante sociale afro-colombienne Francia Márquez a recueilli 783 000 voix, ce qui la place globalement en troisième position des postulants à la présidence, derrière Petro et Gutiérrez, mais devant le centriste Fajardo et tous les autres pré-candidats.
Spécificité colombienne : après l’enregistrement des listes de candidats aux législatives, la Fondation pour la paix et la réconciliation (Pares) a présenté un rapport intitulé « Les héritiers et héritières de toutes les formes de corruption » dans lequel elle a révélé qu’au moins 108 de ces candidats – 50 au Sénat, 58 à la Chambre des représentants – faisaient l’objet d’enquêtes judiciaires, disciplinaires ou fiscales pour des actes présumés de corruption ou de liens avec des groupes armés illégaux. « Bien que ce pourcentage semble très faible par rapport au nombre total de candidats, les candidats mentionnés sont les plus susceptibles d’être élus », précisait le texte [20].
Au jour dit, 54,5% des personnes disposant du droit de vote s’abstiennent (plus qu’au Venezuela où la droite non démocratique promeut le boycott des scrutins !). Les résultats tombent. Au Sénat, avec 14,52 % des suffrages, le Pacte historique arrive en tête et obtient 16 sièges, faisant jeu égal avec le Parti conservateur et précédant le Parti libéral (15). Jusque-là hégémonique, la droite dure – Centre démocratique, Changement radical et Parti de la U – perd 16 sièges et 1 700 000 voix.
A la Chambre des représentants, la coalition dirigée par Petro obtient 25 sièges, en seconde position derrière le Parti libéral (32), mais au coude-à-coude avec les conservateurs. L’« uribisme » s’effondre en abandonnant 41 sièges (Centre démocratique, 17 ; Changement radical, 14 ; La U, 10). Avec deux représentants, les centristes de la Coalition pour l’Espérance subissent une véritable Bérézina.
Les premiers commentaires enthousiastes fleurissent : « Le Pacte historique a obtenu les meilleurs résultats du progressisme dans l’histoire de la République ». Ce qui est vrai. Mais encore incomplet… Car, nous l’avons déjà noté, la Colombie demeure la Colombie.
« Ici, l’imagination dépasse tout. Ce qui ne peut se passer nulle part ailleurs se passe ici ! » Conseiller juridique de la campagne présidentielle de Petro, Germán Vargas, représentant de la circonscription de Bogotá à la Chambre, pour le compte du Pôle démocratique, raconte avec le recul l’épisode en souriant. « On s’en est rendu compte le jour même, alors que les élections se terminaient : curieusement, il y avait des endroits ou aucun vote n‘apparaissait en faveur du Pacte historique. C’était absolument impossible ! » Chaque bureau de vote comporte plusieurs tables de vote. Alors que, dans l’ensemble du pays, le Pacte réalise un score historique, dans 29 000 de ces tables, soit 25 % du total, il n’obtient aucune voix. « Dans les villes, dans les campagnes, nos militants et assesseurs se sont répandus partout, comme des langoustes. Ils ont commencé à faire un recomptage et se sont rendus compte qu’il avait de grossières altérations. » Plus de 500 000 voix manquent à l’appel, Petro et son parti ont disparu ! Juristes et avocats montent au créneau. Bien que minimisé par les médias, le scandale éclate. Dirigée par Alexander Vega, la Registraduría (organisme chargé de la logistique des élections) affirme que cette anomalie est liée à la conception d’un imprimé – le formulaire E-14 – et aux « erreurs » commises par les jurys électoraux. Vargas en sursaute encore : « 29 000 tables ! Cela a été fait de façon réitérée, il n’y a pas d’erreurs, c’est intentionnel, l’exemple qu’a donné la Registraduría est honteux. »
La clameur oblige les autorités à réagir. Le Pacte historique récupère finalement 600 000 voix, ce qui lui octroie quatre sénateurs supplémentaires [21]. Dont l’historique pilier de l’Union patriotique (UP) Jahel Quiroga.
Dirigeante de l’association Reiniciar, Quiroga se bat depuis des décennies pour faire reconnaître la responsabilité de l’Etat dans le massacre des militants de l’UP par les paramilitaires, la police politique (DAS) et l’armée, dans les années 1980 [22]. Le 4 mars dernier, la JEP a rendu public les derniers chiffres établis par le juge Gustavo Salazar : 8 300 victimes dont 5 733 assassinés ou disparus. Parmi ces derniers figurent les candidats à la présidence Jaime Pardo Leal et Bernardo Jaramillo, tués respectivement en 1987 et 1990. En octobre 2017, Quiroga a elle-même été menacée de mort dans un pamphlet intitulé « Plan pistolet contre l’Union patriotique » diffusé par les AGC. Longtemps éliminée de la scène politique « faute de combattants », l’UP n’a récupéré son statut légal, grâce à un arrêt du Conseil d’Etat, qu’en 2013.
Bien que surprise par cette élection obtenue lors des « prolongations », Quiroga se réjouit : « C’est une grande satisfaction que de voir l’UP au Sénat, les victimes le prennent ainsi. » Et elle raconte la suite de l’histoire : « Après qu’on ait récupéré les voix qui nous avaient été soustraites avec une mauvaise intention, Uribe, qui sait qu’il a perdu, a protesté, exprimé des doutes sur le processus électoral et réclamé de nouvelles élections ! Comme on dit en Colombie, c’est une « “payasada” – une pitrerie. Heureusement, tous les partis ont été contre, sauf Ingrid Betancourt. Même les libéraux et les conservateurs ont fait le pari de sauver la démocratie. »
Une démocratie qui prend eau de toutes parts. Pour la première fois, ce 13 mars, des représentants des victimes du conflit devaient être élus dans seize « circonscriptions spéciales temporaires pour la paix », promises par les accords de La Havane. Une telle élection destinée à donner une représentation aux régions et communautés historiquement les plus frappées par le conflit aurait dû prendre effet en 2018. Par son action au Congrès, l’« uribisme » a réussi à empêcher cette avancée jusqu’à ce que, en août 2020, la Cour constitutionnelle n’ordonne enfin de respecter les engagements pris en 2016 par l’Etat. Les populations ciblées ont été identifiées sur la base de quatre critères : nombre élevé de victimes, fort taux de pauvreté, faiblesse des institutions de l’Etat et présence d’une économie illicite, telle que la culture de coca. La règle : seules les victimes enregistrées peuvent concourir pour ces sièges et les partis politiques ordinaires en sont exclus. Dans ce contexte, 403 personnes se sont présentées pour ces 16 sièges qui, à la Chambre des représentants, seront en place pour deux mandats. Avec, au final… une déception à la hauteur des espoirs entrevus.
« Jamais les ressources prévues ne sont arrivées pour que nous puissions travailler », nous a relaté Irene Ramírez à Barrancabermeja. Que ce soit le long du fleuve Magdalena, dans le Cauca, le Putumayo ou dans le Choco, difficile pour des habitants qui peinent déjà à débourser 16 000 pesos pour parcourir quelques dizaines de kilomètres dans une embarcation ou un car déglingué, de payer 7 000 000 de pesos (1 750 euros) au bureau de la Registraduria pour enregistrer une candidature. Dans ces zones rurales, avec les distances, les mauvais chemins, l’absence d’inscription sur les listes électorales, beaucoup ne voient pas l’utilité d’envoyer à Bogotá un « politique » impuissant à changer le désastre quotidien. Seuls 42,8 % des électeurs autorisés à voter dans ce cadre ont exercé leur droit. Par ailleurs, dans la majorité des cas se répètent les phénomènes déjà connus. Si dans les villes et les métropoles, le progressisme progresse (comme il se doit !), le « campo » demeure soumis aux structures politiques traditionnelles, au clientélisme, aux relations de voisinage – « Je connais Fulano qui connaît Fulano [23] »… Même en milieu urbain, comme à « Barranca », les habitants peuvent très bien choisir Petro pour la présidentielle, mais voter à droite aux élections locales, là où se concentre le pouvoir qui régit leur vie quotidienne.
Pour en revenir à nos seize sièges de victimes, tous attribués en milieu rural, il a fallu aussi compter sur les acteurs armés. « Dans le Magdalena Medio, les paramilitaires ont mis des candidats. L’ELN en a eu aussi. “Votez pour untel” : ils ont fait pression sur les habitants. »
C’est ainsi que, dans la circonscription numéro 12, qui couvre treize « municipios » du Cesar, de La Guajira et du Magdalena, Jorge Rodrigo Tovar, dit « Yoyo », fils du redoutable chef paramilitaire « Jorge 40 », a été « élu » en représentation des victimes. Lorsque, après sa démobilisation, « Jorge 40 » a été soumis au procès dit « Justice et Paix » imaginé par Uribe pour sortir du champ médiatique des criminels devenus trop voyants, il a avoué environ 600 crimes. Puis a été extradé pour « trafic de drogue, en mai 2008, aux Etats-Unis. En 2020, son fils « Yoyo » a été nommé par Duque, au sein du ministère de l’Intérieur, au poste de Coordinateur des victimes du conflit armé. La promotion a déclenché des hurlements : Tovar défend publiquement son père, qu’il considère comme un « prisonnier politique aux Etats-Unis » et un « héros ».
Quelques semaines avant les élections de mars dernier, certains des candidats de la douzième circonscription ont dénoncé l’existence de zones qui leur étaient fermées pour faire campagne, seul le fils de « Jorge 40 » pouvant y accéder. Le 11 mars, dix-huit de ces candidats ont renoncé, estimant insuffisantes les garanties leur permettant de se présenter. Et « Yoyo » a été démocratiquement élu.
Ailleurs, des candidats qui se prétendaient apolitiques ont été promus par des partis. « Ici, rappelle Irene Ramírez, nous avions un candidat, Francisco González. Il a été battu. Le vainqueur, on ne le connaît pas. Il est de Santa Rosa del Sur. Ce qu’on comprend, c’est qu’il disposait de ressources économiques. Les conditions n’ont pas été égales. On n’a pas grand-chose à dire de plus. » Ah, si… « Les principaux vainqueurs, dans ces juridictions, n’ont pas défendu les accords de paix ; ils les ont même attaqués. C’est une réalité. A l’exception de trois ou quatre sièges, le mouvement social a perdu. »
Foin de ces détails, passés inaperçus. Pour la première fois dans l’histoire de la Colombie, notent nombre d’observateurs, les secteurs alternatifs sont la première force au Congrès. De bon augure pour la présidentielle. Soit. Mais, tout de même. La prudence s’impose. Il ne s’agit pas ici de désespérer les Billancourt colombiens, mais de conserver un regard lucide sur la suite possible des événements.
Vingt sénateurs, d’accord, mais sur… 108. Vingt-cinq représentants sur… 188. Le Pacte historique pourra bien sûr compter sur quelques alliés. Les dix représentants et sénateurs des ex-FARC, en vertu des sièges qui leur ont été accordés d’office par les Accords pour les périodes législatives 2018-2022 et 2022-2026. Les vainqueurs des deux circonscriptions spéciales indigènes, qui lui sont acquis. Une poignée de représentants des victimes, comme nous venons de le voir. Et puis ? A la Chambre des représentants la majorité absolue s’établit à 95 sièges ; au Sénat, à 54. Le Pacte historique en est très loin. Même si Petro gagne la présidentielle, les droites conserveront largement le contrôle du Congrès. C’est tout sauf une partie de plaisir qui se profile à l’horizon.
L’étoile d’Álvaro Uribe s’éteint peu à peu. Les poursuites judiciaires le cernent. Pour des accusations de corruption et de subornation de témoins, il risque jusqu’à 12 ans de prison. Enfoncé dans les profondeurs des sondages, son homme lige, Oscar Iván Zuluaga, en a rapidement pris acte et, renonçant à sa candidature, a rallié « Fico » Gutiérrez. Lequel a évité de s’en féliciter trop ouvertement. Il a besoin des voix, mais ne souhaite pas avoir, ce qui serait contre-productif, Uribe à ses côtés sur la photo. D’où un discours tiré au cordeau : « Il y a deux modèles de pays. Je veux un pays qui progresse, pas un pays brisé, dans la misère. Et toi, Petro, tu es Chávez et Maduro. Moi, je ne suis ni Uribe ni Duque. Je suis Fico et je vais être le président des gens. » Belle tentative. Personne n’est dupe. Malgré l’appui de Changement radical, du parti de la U et du Parti conservateur, Gutiérrez ne décolle pas dans les enquêtes d’opinion.
Panique à bord. Une partie de la droite semble tentée de changer son fusil d’épaule. Dans un possible deuxième tour, un candidat jusque-là considéré secondaire, apparait susceptible de rassembler plus facilement les forces conservatrices : Rodolfo Hernández. Riche homme d’affaires, ex-maire de Bucaramanga (500 000 habitants), l’homme a un côté excentrique, voire grossier, et joue à merveille des réseaux sociaux sur lesquels il se positionne dans le registre anti-establishment et anti-corruption [24]. Si l’on considère les sondages (à croire avec modération), Hernández, que rallient en panique de nombreux transfuges de la coalition Centre Espérance, monte en puissance et « pourrait » menacer « Fico ».
Au centre, en effet, un poids écrasant s’abat sur les épaules de Fajardo. Il a beau hausser la voix, ses discours ne portent pas. Son projet politique se résume en quelques mots : « Les changements doivent être modérés », « nous ne pouvons pas sauter dans le vide », « Petro est un populiste et un démagogue ». Fajardo traîne pas mal de casseroles, au demeurant : accusé par la Cour suprême de graves irrégularités dans la gestion de contrats durant son mandat de gouverneur de Medellín, il devrait comparaître en justice courant 2022. Lors de la présidentielle de 2018, ratant de peu le second tour, devancé de 250 000 voix par Petro, Fajardo a appelé à voter « blanc », favorisant ouvertement la victoire de l’extrême droite en la personne de Duque (53 % des voix). En 2021 enfin, s’il a critiqué vertement la brutalité excessive de la répression, il s’est maintenu prudemment à l’écart du mouvement. Interrogé à ce sujet, il s’est contenté de répondre : « Nous (la Coalition de l’espérance) ne sommes pas allés dans les cortèges parce on ne devrait pas y trouver de politiciens ; nous devons interpréter et comprendre qu’il y a un mécontentement face à la politique du pays, mais participer est usurper l’espace d’autres personnes. » Sans faire directement référence à Petro, vu à Bogotá au milieu des protestataires (sans en faire des kilos et en rejetant la violence), il souligna que la présence de politiciens dans les manifestations lui semblait « irresponsable [25] ». Les rebelles d’alors, et en particulier la jeunesse, lui passent la facture aujourd’hui.
Restent, le vent en poupe, Petro et le Pacte historique. De très nombreux Colombiens veulent un changement. Petro sait qu’il lui faut élargir sa base dans l’espoir de gagner au premier tour (hypothèse idéale, mais, sauf grande surprise, assez improbable) ou, dans des conditions plus difficiles, tous ses adversaires faisant bloc, au second. La rumeur a longtemps couru d’une alliance avec le Parti libéral, dépourvu de candidat, à qui serait offerte la vice-présidence. A cet effet, Petro a rencontré le chef de cette formation, César Gaviria. « On veut les ministères de l’Economie et de la Défense », a exigé celui-ci. « Ah oui, les armes et le fric ! », s’est esclaffé Petro. Devant tant d’arrogance, la négociation en est restée la. Fidèle à sa véritable nature, Gaviria a donc annoncé illico qu’il rejoignait Gutiérrez (en 2018, au second tour, il a appuyé Duque). Prenant la décision qui lui fera peut-être gagner l’élection, Petro a du coup choisi pour vice-présidente Francia Márquez, la dirigeante éco-féministe noire qui, par sa spectaculaire irruption lors des primaires, a étonné la Colombie. « En terme électoral, c’est un bon choix, analyse David Moreno, conseiller de la sénatrice Sandra Ramírez (Comunes) ; au lieu d’offrir cet espace à la droite, Petro fait le pari d’une femme qui impacte fortement l’opinion publique par ses origines et ses prises de positions radicales. » De fait, là où l’hypothèse Gaviria suscitait de vives réticences au sein du Pacte historique, « Francia » provoque l’enthousiasme dans les milieux populaires. « Petro et elle, c’est la formule parfaite pour tout ce dont nous avons besoin, aussi bien dans notre région que dans toute la Colombie », pouvons-nous entendre à Yondo et, sous d’autres formes, mais dans le même esprit, à Bogotá ou dans le département d’Arauca.
- L’ACVC à Caño Blanco : les difficultés quotidiennes et l’âpreté de la lutte n’empêchent pas la bonne humeur.
La tension marque la fin de campagne. La droite se sait le dos au mur. Les signes de raidissement et de nervosité se multiplient. Le 10 mai, provoquant la stupeur, la procureure générale Margarita Cabello (ex-ministre de la Justice de Duque) suspend de ses fonctions, par un communiqué envoyé aux médias, sans comparution ni droit à la défense, le maire indépendant de Medellín, Daniel Quintero. Il lui est reproché une brève déclaration supposée « appuyer » la candidature de Petro. La Constitution colombienne interdit (assez curieusement) aux fonctionnaires publics et aux élus de s’ingérer dans la vie politique. En fait, il semble que tout le monde ne soit pas au courant. Duque lui-même multiplie les déclarations contre le leader du Pacte historique. Par ses insultes et ses menaces, le commandant en chef de l’armée, le général Enrique Zapateiro, ne se prive pas de faire la même chose, violant autrement plus sérieusement les articles 127 et 219 de la Constitution. La procureure générale ne semble pas le remarquer. Plutôt que de nommer pour l’intérim à Medellín un proche du maire défenestré, Duque a désigné à sa place Juan Camilo Restrepo Gómez, un fonctionnaire de son gouvernement. Difficile de ne pas faire le rapprochement avec la destitution par le procureur d’extrême droite Alejandro Ordoñez, pour, « erreurs administratives », le 9 décembre 2013, de Gustavo Petro, alors maire de Bogotá. Ce dernier se vit infliger une interdiction d’exercer toute fonction publique pendant une durée de quinze ans. Il lui fallut attendre le 23 avril 2014 pour que la justice mette un terme à cette tentative d’évincement de la vie politique et le rétablisse dans ses fonctions.
Les plus de 500 000 voix égarées des législatives ont laissé des traces. « On demande que soit suspendu le “registrador” [directeur de la « Registraduria »], nous déclarait Germán Vargas le 22 avril dernier. Des actions juridiques sont en cours pour le séparer de la fonction, car il ne jouit d’aucune crédibilité. » Nulle réaction des autorités compétentes, justifiant une autre affirmation de Vargas : « La concentration du pouvoir est totale. La Fiscalía, la Controlaría, la Registraduría, la Procuraduría, la Defensoría sont entre les mains du gouvernement » [26]. Silence total, donc, jusqu’au 17 mai, quand le conservateur Juan Diego Gómez, président du Sénat, demande qu’Alexander Vega soit destitué de sa fonction pour avoir altéré les résultats des législatives en faveur… du Pacte historique ! Dès le lendemain, le Ministère public ouvre une enquête préliminaire contre Vega. A onze jours de la présidentielle, que celui-ci est censé organiser ! L’annonce provoque l’effroi – peut-être même un début de paranoïa (qui s’apparente souvent à de la clairvoyance en Colombie). Petro monte au créneau : « J’appelle toutes les campagnes concurrentes, celle de Sergio Fajardo, celle de Rodolfo Hernández, à être vigilantes et à se réunir lundi parce que, mardi 24, ils ont l’intention de porter un coup aux élections du 29 mai. Ils prévoient de les suspendre et de suspendre les organes qui régissent le processus électoral en Colombie. » En d’autres termes, un coup d’Etat.
Le pouvoir s’insurge, multiplie les démentis. Les élections auront bien lieu, et dans des conditions exemplaires. A condition, bien sûr, de ne pas se montrer trop regardant.
A cinq jours du premier tour – cinq jours ! –, le directeur du Conseil national électoral (CNE), Luis Guillermo Pérez, informe que, par manque de temps et de prestataire, il n’a pas été possible de procéder à l’audit international du software du logiciel qui sera utilisé pour le décompte du scrutin. Il y avait bien une offre de l’entreprise Datasys, « mais il y a une série d’exigences légales et ils ne les ont pas respectées ». Bien entendu, précisent les autorités, un tel audit aurait permis la tranquillité d’esprit, mais « la transparence de l’élection n’est pas en danger », assurée qu’elle sera « par les témoins électoraux et les autres entités territoriales ». Tout va bien, fermez le ban (qu’on imagine la même situation au Venezuela !).
Puisqu’on parle du Venezuela… Habituellement plus prolixes, les Etats-Unis se montrent particulièrement discrets. Washington se contente de ligoter le prochain gouvernement. Après avoir fait de la Colombie un « partenaire global » de l’Organisation de l’Atlantique nord (OTAN) [27], le président Joe Biden a désigné le 24 mai la Colombie comme « principal allié des Etats-Unis non membre de l’OTAN ». Les deux formulations peuvent sembler contradictoires, elles ne le sont pas : tout en permettant une interopérabilité poussée des armées, le statut de « partenaire global » n’accorde pas les garanties de sécurité dont bénéficient les membres à part entière du bloc militaire. En tout cas, avec un tel blindage, bon courage à qui vaudrait remettre en cause la permanence des sept bases militaires utilisées par les Etats-Unis en Colombie. Pour bien marquer son appartenance au « camp du bien », Bogotá vient d’annoncer l’envoi d’une escouade de ses militaires en Ukraine. De son côté, l’ambassadeur de Washington en Colombie, Philippe Goldberg (expulsé de Bolivie par Evo Morales en septembre 2008 pour son ingérence dans la vie politique du pays) a enfin réussi à se faire remarquer : le 15 mai, s’attirant une réaction vigoureuse de Francia Márquez, il affirmé détenir des informations « sur un éventuel financement et une intervention éventuelle des gouvernements de la Russie et du Venezuela dans les élections en Colombie ».
La campagne se termine. Insultes, calomnies. Francia Márquez reçoit des menaces de mort. Après avoir suspendu quelques jours sa campagne, Petro ne s’exprime plus en public que derrière une haie de boucliers blindés. Le Pacte historique l’emportera le 29, c’est certain. Si un deuxième tour s’avère nécessaire, la victoire sera plus incertaine. Classes supérieure et même moyenne, « les gens » protègent leurs biens, leurs intérêts économiques. La droite pilonne : « Si Petro gagne, il y aura des expropriations, des spoliations. » « Si Petro l’emporte, la Colombie deviendra un nouveau Venezuela. » Chez les centristes, les dirigeants qui ne gagnent pas se vendent assez facilement. « Ils se disent du centre, maugrée Germán Vargas, mais basculent là où il y a des prébendes. » Nul ne sait de quel côté leurs électeurs tomberont. En toute hypothèse, ils se diviseront. Après la décision de Gaviria de soutenir Gutiérrez, le Parti libéral s’est cassé – une partie de la base soutient Petro. Une victoire au second tour n’est donc nullement impossible, compte tenu de la dynamique et des attentes du moment.
Restera dans ce cas pour le Pacte historique à gérer la victoire et à gouverner. Sur l’enthousiasme manifesté par ceux et celles qui souhaitent le changement flotte une crainte perceptible. La tâche sera ardue. A commencer par la gestion des Forces armées. Sous la férule d’Uribe et de Duque, celles-ci ont été politisées comme jamais. Sombre bilan. En février, le général Jorge Hernando Herrera Díaz, commandant de la septième division, a été destitué, pour ses liens avérés avec les narco-paramilitaires « Los Pocillos ». Cinq autres généraux et colonels ont été condamnés. Les 26 et 27 avril, lors d’une audience historique, dix militaires à la retraite, dont un général et quatre colonels, ainsi qu’un civil, ont reconnu leur responsabilité dans l’assassinat de pauvres hères qu’ils faisaient passer pour des guérilleros morts au combat – les « faux positifs » (6 402 en tout, d’après la JEP). Déjà sur la défensive, montrés du doigt, nombre d’officiers supérieurs vivront mal de ne plus être protégés par un pouvoir passablement complice et, qui plus est, d’avoir comme commandant en chef un… ex-guérillero. Uribe a ses fanatiques dans l’institution. Petro envisage une réforme de la doctrine militaire – doctrine de la « sécurité nationale » et de l’ « ennemi interne » toujours en vigueur dans le pays. « Certes, la Constitution colombienne dit que les Forces armées sont soumises au pouvoir civil, rit David Moreno, mais le pouvoir civil auquel elles se soumettent est celui des Etats-Unis ! »
Militaire ou civil, l’« uribisme » a beaucoup à perdre. Il ne va pas partir sans résister. Dans le Magdalena Medio, dans le Cauca, sur les terres particulièrement violentes de l’Arauca [sujet d’un prochain article], en gros dans le « campo », les militants et sympathisants de gauche souhaitent la victoire et se battent pour l‘obtenir, mais tous expriment la même idée : « Si Petro gagne, préparons-nous au pire, l’extrême droite va se déchainer. » A cet égard, un fait récent a commotionné les campagnes. Le 5 mai, suite à l’extradition de leur chef « Otoniel », les paramilitaires des AGC se sont déchainés. Pendant quatre jours, un « paro armado » (par la menace, confinement et arrêt des activités) a paralysé une centaine de « municipios », dans dix départements – Antioquia, Bolivar, Magdalena et Magdalena Medio, Sucre, Santander, Córdoba, Choco, etc. –, imposé d’une poigne de fer et avec une violence extrême aux populations. Six morts, près de deux cents véhicules détruits (la plupart brûlés) ont payé leur non respect des consignes. La Police nationale a annoncé avoir détenu 92 personnes à cette occasion. Toutefois, il n’échappé à personne que les AGC ont désormais la capacité de contrôler de vastes zones du pays et que la police et l’armée, si promptes à réprimer les manifestations populaires, n’a en réalité déployé aucune opération d’envergure pour affronter ces hordes de « paracos ». De quoi, à juste titre, inquiéter les communautés.
- Soleny Torres, ex-guérillera des FARC dans l’Espace territorial de formation et réinsertion (ETCR) de Poblado Villapaz (département d’Arauca) : « Le destin de la Colombie ne peut pas être la guerre ».
Paradoxe… En ville, c’est une autre partie de la population qui a peur, celle qui a voté Duque en 2018 parce qu’une arrivée de Petro la terrorisait : « Si la gauche gagne, elle va vouloir se venger ! »
A en croire la tonalité générale et le discours des intéressés, il n’en est rien. Même les ex-guérilleros rencontrés à Bogotá, dans le Magdalena Medio et en Arauca se battent essentiellement et avant tout pour une mise en œuvre intégrale des accords de paix. Et partout, dans les quartiers aux murs proprets, à la frange des villes, dans les baraques de planches vermoulues et les cabanes en papier goudronné, dans la lumière qui escalade les collines, dans les Andes et au bord de la Caraïbe, dans l’ensemble du pays, flottent un espoir, une mélopée, une consigne : « Pour que la Colombie change, c’est maintenant ou jamais. »
Photos : Maurice Lemoine