Même sans connaître les résultats des « méga-élections » de la veille, il n’était guère difficile de les deviner en ce matin du 22 novembre : dans les journaux de 6 heures, 6h30, 7h, 7h30 de France Culture, ou à 8h et 12h sur France Inter ou France Info (pour ne citer qu’eux), aucune mention du Venezuela. La pilule, il est vrai, était dure à avaler : devoir annoncer à l’antenne une victoire de Nicolás Maduro ! En effet, et sans contestation possible (comme le précisait l’Agence France Presse), le chavisme venait de remporter une éclatante victoire lors des élections régionales en s’adjugeant vingt (ramenés ultérieurement à dix-neuf) des vingt-trois Etats du pays ainsi que la mairie de Caracas. Après avoir boycotté la présidentielle de 2018 et les législatives de 2020, l’opposition radicale et pour partie « putschiste » participait cette fois au scrutin.
Comment comprendre un tel succès dans un pays systématiquement présenté par les « chiens de garde » comme un mélange d’Etat failli et d’Etat voyou à l’origine d’une catastrophe humanitaire ? Pour pallier aux carences prévisibles du « service public » (tant son hostilité au chavisme est devenue caricaturale), nous nous sommes rendus au Venezuela avant cette « méga-élection » (23 gouverneurs, 335 maires, 253 législateurs d’Etat et 2 471 conseillers municipaux). Au terme d’un séjour passé essentiellement à Caracas et sur la frontière colombienne, dans l’Etat du Táchira, deux zones aussi emblématiques que stratégiques, il était relativement aisé de prévoir la future victoire du Grand pôle patriotique (GPP) et la forte abstention qui, de toute évidence, caractériseraient le scrutin [1].
Autant le préciser d’emblée : l’arrivée au Venezuela provoque une sorte de soulagement. La logique voudrait que l’on débarque dans un pays de zombies et de « morts-vivants ». Il n’en est rien. Pourtant, d’après une Enquête nationale sur les conditions de vie (Encovi) publiée le 30 septembre à Caracas par l’Université catholique Andrés Bello (UCAB) et reprise avec délectation par l’internationale médiatique [2], plus de neuf Vénézuéliens sur dix (94,5 % !) ont sombré dans la pauvreté ; plus de trois sur quatre (76,6 %) vivent même en-dessous du seuil de l’extrême pauvreté (moins de l’équivalent de 1,25 dollar par jour, d’après l’ONU). « Nous avons définitivement atteint ce qui pourrait être le plafond de la pauvreté totale. C’est le maximum possible », a doctement expliqué le sociologue Luis Pedro España, chercheur à l’Institut de recherche économique et sociale (IIES) de l’UCAB.
Saisissant. Mais, tout de même… Avec de tels chiffres, on devrait croiser des foules aux pieds nus, en haillons, le visage mangé par une barbe de huit jours, dans un état de délabrement physique avancé. Rien de tel à Caracas, sur Sabana Grande, ce boulevard piétonnier de quelque 3 kilomètres, bordé de boutiques, ponctué d’amateurs de jeux d’échec et de vendeurs ambulants, où circule tranquillement, masques sur le visage, un monde d’hommes et de femmes, sans parler des enfants, ni trop petits ni trop grands, ni trop maigres ni trop gras. Normaux, osera-t-on avancer. Même constat dans le vieux centre, autour de la place Bolivar, du Congrès et de la cathédrale, ou, plus significatif encore, dans les « barrios » populaires – Petare (le plus grand faubourg de la ville), Catia, Lidice, etc.
A 9 heures, sur la place de La Pastora, quartier pentu, lui aussi populaire, où s’alignent des demeures de style colonial joyeusement peintes ou décrépies, un groupe de femmes du troisième âge pratique avec assiduité une gymnastique douce tandis que des grappes éparses échangent les derniers potins – on appelle ça « Radio Bemba » – en buvant du café dans des gobelets en plastique et en prenant le soleil du matin. Le soir, dans la tiédeur retrouvée, les promeneurs musardent sur une autre place, celle de La Candelaría, où des athlètes musculeux martyrisent leurs biceps, dorsaux et pectoraux sur des installations sportives mises à disposition par la municipalité. Même sensation de normalité dans les bastions de l’est de Caracas – classes moyenne et supérieure, locaux commerciaux et restaurants – où la circulation bat son plein ; dans les grouillants terminaux d’autocars et de bus ; dans les campagnes ; dans les petites et grandes agglomérations. Partout, l’approvisionnement des marchés, des magasins, des pharmacies et de tous les établissements de services saute aux yeux.
Lorsque, à Rubio (Táchira), nous rapportons l’information qui circule, véhiculée par les journalistes et les « universitaires de plateaux télé », à savoir que, « complété par une prime alimentaire de l’Etat, le salaire minimum mensuel dépasse à peine l’équivalent de 2 dollars par mois » (trois pour les employés et retraités, un peu plus de 10 pour les professeurs d’université, accordera généreusement Le Monde du 21 novembre) [3], l’enseignante Ixiareny Godoy ne peut masquer son ironie : « Quels crétins ! Un paquet d’un kilo de Harina Pan [farine de maïs précuite, omniprésente dans les foyers vénézuéliens] vaut un dollar. Avec mon époux, un kilo nous fait trois jours. Un salaire de deux dollars permettrait donc de faire… un repas par mois. Et le reste ? Les vêtements, les transports, les fournitures diverses, la parfumerie ? »
D’après le président de la Confédération nationale des industriels (Conindustria), Luigi Pisella, un ouvrier ou un opérateur industriel gagne actuellement, en moyenne, 124,95 dollars par mois, un professionnel ou un technicien 253,68 dollars [4]. Pas de quoi s’extasier, et tout le monde – travailleurs de l’informel, paysans, petits commerçants, retraités, etc. – n’est pas logé à la même enseigne, mais on est loin de la situation infrahumaine décrite quasiment à l’unisson.
Au risque de troubler la quiétude des « observateurs » aux yeux quelque peu bouchés, on précisera, pour expliquer la distorsion, que l’UCAB, une université privée, prête fréquemment ses locaux pour les réunions du « gouvernement » fantoche du président autoproclamé Juan Guaidó. Tout comme son prédécesseur, le jésuite Luis Ugalde, le recteur de l’UCAB, le père Francisco José Virtuoso, n’a jamais caché son hostilité au pouvoir légitime de Nicolás Maduro.
Non qu’il s’agisse ici de nier l’existence de la pauvreté. Elle a augmenté de façon considérable. Elle rampe sournoisement. D’après un récent rapport de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), 27,4 % de la population vénézuélienne serait « sous-alimentée » (contre seulement 5 % entre 2013 et 2015). C’est que la « crise » est là, présente, et bien présente, depuis plusieurs années, aggravée par la pandémie.
Tout un chacun doit composer avec les nouvelles réalités économiques et sociales. A cet égard, l’exemple des fonctionnaires se révèle édifiant. « Je suis universitaire, confie José Pérez, candidat du Parti communiste vénézuélien (PCV) à la mairie de Rubio. Comme professeur, je vivais modestement, mais bien, jusqu’en 2012. En 2013 ont commencé les restrictions, nos salaires ont été pulvérisés par l’inflation. Le pire a été en 2019. On n’avait plus de combustibles, ni pour les véhicules ni pour cuisiner. Il fallait chercher du bois… » Même son de cloche à San Antonio de Táchira, ville frontière face à la colombienne Cúcuta : « Du temps de Chávez, on partait en vacances, on allait à la plage, on avait assez d’argent pour voyager, raconte Antonio Ovalles, comptable public à la mairie gérée par le Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV). Les fins de semaine, on faisait la fête, on allait acheter des illuminations. Tout ça est terminé. » Assise à ses côtés, sa collègue avocate Joselyne Gouverneur, mère célibataire ayant à charge sa mère et ses deux enfants, renchérit : « Bien qu’on soit professionnels, universitaires ou hauts fonctionnaires, notre salaire ne suffit pas pour vivre correctement. On est le seul pays au monde qui ne se réjouit pas quand les salaires augmentent, parce que tout augmente en même temps. C’est dur de survivre – la scolarité des “muchachos”, les uniformes, les souliers… » Conséquence : « On n’a pas assez pour manger correctement, constate Ixiareny Godoy. Notre diète comporte beaucoup de farine, de riz, de pâtes, mais compte peu de protéines fournies par la viande, le poisson et le poulet. Les légumes et les fruits ? Trop chers. Et tout le monde n’a pas un jardin. Avec un salaire d’enseignante, je n’y arrive pas. »
Aucun de ces interlocuteurs n’appartient à l’opposition de droite. Tous se revendiquent « chavistes », révolutionnaires, s’impliquent dans les conseils communaux ou la milice bolivarienne – 3 400 000 civils, hommes et femmes, dont 700 000 combattants opérationnels, qui s’entraînent régulièrement, dans le cadre d’exercices militaires, pour « défendre la patrie » au cas où. « Le moral des militants est élevé », nous précise même Antonio Ovalles. Mais nul n’élude les difficultés, personne ne mâche ses mots. Dans le hameau de Baritalia, perché en hauteur, au bout d’une route infâme bordée de pins, toujours dans le Táchira, l’enseignant Mariano Rangel grimace, en plein travail manuel, une pelle à la main. « D’ici, il me faut 1 500 pesos [la monnaie colombienne, nous y reviendrons] pour aller en ville, à Rubio. Trois mille pesos aller et retour. C’est 20 % de mon salaire quotidien. Je mange, j’ai besoin de chaussures… Pour survivre, tout le monde a un second boulot, et ça a des conséquences sur la qualité de l’administration publique. La fréquence avec laquelle les gens vont travailler n’est pas la même, ça s’est ajouté à la pandémie. » Elle ne le chante pas sur les toits, mais, pour compléter son salaire, l’une de nos interlocutrices fait du commerce de contrebande avec la proche Colombie.
S’ajoutent à ce marasme les défaillances des services publics. Entre autres les « apagones » – les fréquentes coupures d’électricité. Dans sa maison de Rubio, José Pérez reçoit bien Internet par satellite, mais depuis la Colombie. « CANTV [fournisseur public de services téléphoniques et Internet au Venezuela] a des problèmes de largeur de bandes, n’a pas de matériel de rechange, explique-t-il, désabusé – non sans conclure par un tranchant « et ses équipements ont été sabotés. »
Pour revenir à Caracas, les canalisations de gaz domestique ne dépassent pas les limites de la paroisse [5] d’Altagracia, donc n’arrivent pas à La Pastora. Pratiquement tout le quartier doit recourir aux bouteilles de gaz domestique. Quand elles ne manquent pas. Toutefois, le cauchemar des habitants porte un autre nom : l’eau. Dans chaque logis, qu’il soit aisé ou modeste, fûts, bassines, bouteilles et récipients encombrent les pièces et les couloirs, emplis du précieux liquide. Il s’agit de n’en pas manquer lorsque l’inévitable coupure surviendra. Et, une fois de plus, en ce mois de novembre, elle est survenue. Quatre jours déjà que faire la cuisine ou la vaisselle, se laver les dents, prendre une douche ou aller aux toilettes sont devenus un parcours du combattant. Alors que sans cesse, pour lutter contre la pandémie, les responsables politiques et sanitaires houspillent les imprudents et les distraits : « Coño, lavez-vous les mains ! »
Une salle de classe dans une école primaire (très bien entretenue) de La Pastora. Vingt-cinq personnes appartenant à autant de conseils communaux – institution créée en 2006 pour organiser les citoyens au niveau communautaire, sur la base d’une démocratie directe. Jésus García, animateur et formateur de la Commune populaire d’Altos de Lidice (un quartier voisin), candidat du Grand Pôle Patriotique (GPP), la coalition chaviste, à un poste de conseiller communal du « municipio » Libertador (le cœur de Caracas) lors de l’élection du 21-N (21 novembre, en abrégé). Objet de la réunion : la création d’une Table technique de l’eau. L’organisme gestionnaire, Hidrocapital, a envoyé trois de ses fonctionnaires, dont un ingénieur. Sans agressivité excessive, sans ménagements non plus, les habitants lui font part de leur mécontentement. Attentif, l’ingénieur a l’air habitué à ce type d’interpellations. Les habitants lui posent beaucoup de questions. Ses réponses n’ont rien d’un laïus rédigé en langage administratif. Il fait le tour de la question.
« A Caracas, on ne produit pas un litre d’eau. » L’alimentation de la capitale dépend de trois lacs artificiels. Situé à 160 kilomètres de distance et à 200 mètres d’altitude, à Camatagua, le plus important d’entre eux lui fournit 80 % de sa consommation. Entre vallées et « cerros » – les collines –, Caracas s’étale, elle, entre 800 et 1 000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Il faut donc y faire monter l’eau de Camatagua. Cinq gigantesques pompes installées dans les années 1980 par Siemens y contribuent. Deux de ces équipements sont en panne. La firme allemande est la seule à maîtriser leur technologie, assez ancienne, et à pouvoir les remettre en état. « Quand on les a construit, on n’avait de problèmes avec aucun pays du monde. Ce n’est plus le cas. Nous demandons à Siemens d’intervenir. La firme nous répond : “Nous aimerions vous aider mais, si nous le faisons, nous tomberons sous le coup des sanctions des Etats-Unis”. » Malgré ses difficultés, le Venezuela a de l’argent pour payer une réparation ou acheter du matériel. « Ils ne nous vendent même pas un tournevis ! »
De Camatagua devraient fuser 23 000 litres par seconde. Fruit de la panne et des « sanctions », 12 000 litres par seconde seulement parviennent à Caracas. « On ne prive personne d’eau, résume l’ingénieur, on la passe d’un secteur à l’autre, à chacun son tour, pour que tout le monde en ait. Le samedi, c’est vrai, c’est une loterie. » Loterie dont s’emparent les candidats de l’opposition pour dénoncer « l’incurie du pouvoir ». Un commentaire fuse dans la salle de classe : « Leur campagne est particulièrement hypocrite. C’est eux qui réclament les sanctions ! »
Direct, tranchant, sans fioritures, suit un vigoureux : « Coño de madre ! Exaaaaaacto ! »
Mille fois lu, dix mille fois entendu : « Les sanctions américaines aggravent la crise, mais celle-ci existait avant les sanctions [6]. » Particulièrement fallacieux. La chute brutale des cours du pétrole, passés de 103,46 dollars le baril en 2012 à 34,02 dollars en 2016, a incontestablement provoqué de sérieuses difficultés au gouvernement bolivarien et aux programmes sociaux menés à travers les « missions » – programmes qu’applaudissait la FAO. Mais des « difficultés » n’impliquent pas un « effondrement total », comme celui auquel on a assisté. A partir de 2017, les prix des hydrocarbures n’ont-ils pas commencé à remonter pour se situer autour de 80 dollars actuellement ?
Assèchement des revenus pétroliers, mort d’Hugo Chávez (2013), violence insurrectionnelle des « guarimbas » (2014) : pour les Etats-Unis, le moment paraît opportun. Le Congrès américain prend ses premières mesures contre le pouvoir bolivarien. Il n’y a alors pas de crise alimentaire – même si, au milieu des « guarimbas », dans les quartiers bourgeois, se glissent d’exquises « marches des ventres vides », comme au Chili sous Salvador Allende. En mars 2015, Barack Obama signe le fameux décret qui invente de toutes pièces un Venezuela « menace extraordinaire pour la sécurité nationale des Etats-Unis ». « Commence alors un blocus économique, mais aussi politique, diplomatique et militaire, accompagné d’une opération médiatique sans précédent, affirme la chercheuse Clara Sánchez, auteure d’un ouvrage sur les ravages des mesures coercitives unilatérales imposées par Washington à son pays [7].
Le chemin ayant été ouvert par le démocrate Obama, Donald Trump et ses « boys » s’engouffrent et fignolent une opération de « changement de régime ». Sanctions financières (août 2017) ; mesures destinées à rendre impossible l’achat d’aliments par le gouvernement vénézuélien (novembre 2017) ; blocus de PDVSA, de ses filiales, et de toute l’industrie pétrolière (janvier 2019) ; poursuite des entreprises étrangères collaborant avec Caracas (février 2020) ; saisies illégales des avoirs vénézuéliens à l’étranger – CITGO, filiale de PDVSA aux Etats-Unis (valeur : 7 milliards de dollars ; revenus annuels : 11 milliards de dollars) [8] ; Monómeros Colombo Venezolanos S.A., entreprise pétrochimique située en Colombie (valeur opérationnelle : 295 millions de dollars en 2018) ; 31 tonnes d’or appartenant à la Banque centrale vénézuélienne et séquestrées par la Banque d’Angleterre (1,2 milliard de dollars)… Au total, plus ou moins 25 milliards de dollars séquestrés.
Pas moins de deux lois du Congrès des Etats-Unis, sept ordres exécutifs et 352 mesures de sanctions directes contre des personnes, des entreprises, des navires et des avions, servent de base à ce cocktail assassin !
Tous les secteurs du pays s’en trouvent affectés. Très souvent défaillant, le système électrique a été installé avec des technologies américaines et européennes. « Dès 2014, ces entreprises ont refusé de venir au Venezuela pour faire la maintenance ou vendre des pièces de rechange, nous confie le 10 novembre le ministre de l’Industrie (et ex-ministre des Affaires étrangères) Jorge Arreaza. Alors, il peut y avoir un manque d’investissement de l’Etat à un moment donné, on doit admettre qu’on fait des erreurs, mais, fondamentalement, l’état du réseau est dû aux sanctions. [Comme pour Siemens avec l’eau], importer une pièce de General Electric est devenu impossible. On a pu en substituer quelques-unes, avec l’aide d’une entreprise chinoise, mais ce n’est jamais vraiment équivalent. »
Pour les mêmes raisons, l’industrie pétrolière, assise depuis plus d’un siècle sur des technologies, des équipements et des outillages importés des Etats-Unis, s’effondre progressivement. Plus de matériel, plus de pièces de rechange, plus de maintenance efficace au quotidien. Ses ressources diminuant, le Venezuela commence à avoir des difficultés pour importer des aliments. « Ce n’est pas que le pays ne produisait pas, précise Clara Sánchez. Depuis l’arrivée au pouvoir de Chávez, la production a considérablement progressé. Mais la population a aussi augmenté, de même que son niveau de vie et donc sa consommation. De sorte qu’il fallait importer [9]. » A partir de 2015, pénuries organisées, interminables files d’attente et « bachaqueo » (vente d’aliments au marché noir) pourrissent la vie des Vénézuéliens. Pour desserrer l’étau et protéger la partie de la population la plus vulnérable, le pouvoir crée les Comités locaux d’approvisionnement et de production (CLAP), un programme fournissant des aliments subventionnés à six millions de familles. « A peine ce programme a-t-il été lancé qu’il est devenu, sans aucune logique, le programme le plus attaqué du monde ! En Argentine, il y a 11 millions de personnes dans les cantines populaires : s’en prendre à ces “comedores” ne viendrait à l’idée d’aucune personne sensée ! »
De l’alimentation utilisée comme arme de guerre : pour que les Vénézuéliens se retournent contre Maduro, il faut les faire mourir de faim. Dès 2016, l’Assemblée nationale (AN) 2016-2020, dominée par l’opposition et d’où sortira l’ « autoproclamé » Juan Guaidó, dénonce les CLAP ; à la tête de la Commission permanente de contrôle de l’AN, le plus ardent à la manœuvre s’appelle Freddy Superlano. De leur côté, Washington et ses comparses du Groupe de Lima popularisent le thème de « la crise alimentaire la plus grave du monde » tout en traquant les entrepreneurs nationaux et internationaux qui fournissent de la nourriture à la République bolivarienne. Le 25 juin 2018, l’Union européenne sanctionne des membres de l’administration vénézuélienne, dont ceux opérant dans le secteur de l’alimentation. Un exemple parmi cent : poursuivies cette même année 2018 sous la pression des Etats-Unis, les entreprises mexicaines El Sardinero, Delmar Logística, Almacenes Vaca et Rice & Beans devront payer chacune une amende de 750 000 dollars et s’engager à ne plus fournir d’aliments aux CLAP.
Cible de la même stratégie mortifère, un entrepreneur colombo-vénézuélien, Alex Saab, se retrouve au cœur de la tourmente. Aliments, médicaments, combustibles, il contribue à fournir au Venezuela des biens essentiels achetés à l’étranger. Financé à hauteur de 200 000 dollars annuels par l’Open Society Foundation du banquier George Soros et par la National Endowment for Democracy (NED) étatsunienne [10], le site d’opposition Armando.info, dont les journalistes vivent à Miami et Bogotá,publie une série d’ « enquêtes » faisant du « corrompu » Saab l’homme de paille de Maduro. Ça éclabousse, ça mitraille sec ! Reprise par les sites RunRun.es, El Pitazo et Efecto Cocuyo, très populaires au sein de l’opposition vénézuélienne, amplifiée par les médias internationaux, la campagne « Maduro-Saab-corruption-CLAP » est lancée. Arrêté illégalement au Cap-Vert le 12 juin 2020, alors qu’il se rendait en Iran pour y passer des accord commerciaux, Saab sera extradé aux Etats-Unis le 17 octobre 2021, accusé d’être à la tête d’un vaste réseau ayant permis au président vénézuélien et à son gouvernement de détourner l’aide humanitaire destinée aux habitants [11] !
Guerre sale, non conventionnelle, mais totale. Non seulement l’embargo a bloqué les exportations de pétrole, mais il a également interrompu les importations de diluants, nécessaires au raffinage du brut lourd en essence raffinée pour la consommation intérieure. Les pénuries d’essence et de gas-oil qui en résultent obligent les autorités à mettre en place des plans de rationnement et à chercher de nouvelles sources d’approvisionnement. « En 2020, les Etats-Unis ont tenté d’empêcher la fourniture de combustible venu d’Iran, rappelle Clara Sánchez. Faute de carburant, tracteurs et transports intérieurs étaient censés s’immobiliser ! Ils espéraient que l’agriculture et la production nationale d’aliments allaient s’effondrer et affecter encore plus la population... »
Une bouteille d’eau minérale (un litre et demi) : « Un dollar ! », annonce cette commerçante de l’avenue Baralt, dans le cœur battant et populeux de Caracas. Tout est à « un dollar » ou à l’un de ses multiples. Un compte rond, parfois assez exorbitant. Mortel pour le pouvoir d’achat. Il n’empêche : c’est la guerre pour posséder des petites coupures. En ce qui concerne les « cents », inutile d’en chercher : il n’y en a pas. Ici, si nécessaire, pour l’achat d’une « empanada [12] », après un rapide cliquetis de la calculette, on vous rend la monnaie en bolivars (la devise nationale). Là, faute d’en disposer, on vous propose l’équivalent de la somme due en bonbons.
Le bolivar ? Le pays souffre depuis des années d’une pénurie de monnaie locale en liquide. Celle-ci ne croît pas au même rythme que les prix. Voici peu, les Vénézuéliens se sont réveillés avec six zéros en moins sur leurs billets. L’hyperinflation a fait perdre toute valeur au bolivar. L’achat du plus simple des produits donnait lieu à des transactions en millions.
Ce 19 novembre, la Banque centrale du Venezuela (BCV) annonce une parité de 4,58 bolivars pour un dollar. Dépourvu de toute légitimité, le site @Monitor Dólar Vzla, pour le même billet vert, indique, lui, 5 bolivars. Curieux ? Non, pas particulièrement. Le procédé ne date pas d’hier. Il rappelle la période au cours de laquelle, à partir de 2015, le « Dolar Cúcuta », du nom de la ville colombienne posée sur la frontière, a imposé sa loi. Depuis le 5 mai 2000, sous la présidence d’un Andrés Pastrana hostile à Chávez, la Banque Centrale de Colombie (BCC) a institutionnalisé une double législation pour l’échange peso/bolivar : l’une officielle, établie par et pour la BCC, l’autre permettant aux maisons de change des zones frontalières, très liées au narco-paramilitarisme, d’établir elles-mêmes, de façon aussi indépendante qu’arbitraire, la valeur des devises. De mèche avec le site internet d’opposition vénézuélienne Dolar Today – https://dolartoday.com/ –, hébergé aux Etats-Unis, ces bureaux de change ont créé de toutes pièces et officialisé les taux exorbitants du marché noir, générant des distorsions et engendrant un cycle inflationniste incontrôlable dans l’économie vénézuélienne. Phénomène aggravé à l’époque par un écoulement massif de billets vénézuéliens en dehors des frontières du pays – les faisant disparaître de fait [13].
Après seize ans d’un régime sévère de contrôle des changes, la libre convertibilité du bolivar a été rétablie le 29 août 2019, dollarisant de fait une bonne partie de la vie quotidienne. « Libérer l’usage du billet vert a permis de stabiliser un peu l’économie et, d’une certaine manière, d’atténuer les déséquilibre provoqués par la guerre économique et l’attaque sur le bolivar, explique Carlos Ron, vice-ministre des Affaires étrangères pour l’Amérique du Nord. Evidemment, ce n’est pas l’idéal ; ce sont des mesures prises au milieu d’une situation qui n’a de comparaison avec aucune autre période historique. »
De San Cristobal, la capitale du Táchira, un toboggan farci de nids-de-poule de 42 kilomètres s’engouffre entre les montagnes pour rejoindre Rubio. Un car « full », les bagages entassés à l’arrière, pas de place pour les jambes – en résumé, rien à signaler. En revanche, impossible de payer dans le bus qui nous mène de la gare routière au centre de Rubio. Le chauffeur n’accepte ni les bolivars ni les dollars et nous n’avons pas de… pesos.
« Nos enfants ne connaissent pas le bolivar, rit Yosaida Izarra, fondatrice et animatrice de la radio communautaire Kanya FM. Ici, toutes les transactions sont soit digitales soit en monnaie étrangère. Il y a un an que je n’ai pas vu un billet vénézuélien. »
Rubio : petite ville possédant un quartier colonial et andin, des générateurs électriques posés devant certains magasins (pour pallier aux coupures d’électricité), un marché couvert aux venelles très animées, des fruits et des légumes à profusion, un énorme (et très laid) gymnase de plusieurs étages construit par Chávez (personne n’est parfait), des loteries permettant de gagner qui une auto, qui une bicyclette, qui un jouet, la place Bolivar et sa cathédrale d’où sortent des fidèles plus passionnés par la prise de selfies que par leur récente rencontre avec Notre-Seigneur Jésus-Christ, un simulacre électoral organisé face à la caserne de la police par le Conseil national électoral (CNE), de la publicité à la radio pour le parti d’opposition Action démocratique et un médecin spécialiste établi à Cúcuta (Colombie), des taxis collectifs qui, en quarante minutes, mènent à San Antonio – précisément en face de Cúcuta, située de l’autre côté du río Táchira.
Cette zone frontalière a toujours été aussi active que perméable. Depuis longtemps, côté vénézuélien, on y utilisait les deux monnaies. « Tu allais à Cúcuta et tu payais avec des bolivars sans problème ; les colombiens venaient ici et réglaient en pesos, il n’y a jamais eu aucune difficulté. » Celles-ci commencent avec la guerre contre le bolivar – « une guerre par laquelle on cherche la disparition de notre monnaie ». Lorsque celle-ci s’est effondrée, sous les coups de boutoir de Dolar Today, les commerçants, pour se protéger, ont tout converti en pesos. On peut le comprendre : ils vendaient en monnaie nationale et, quand ils allaient se réapprovisionner, leurs bolivars étaient déjà complètement dévalués. « A Ureña [également sur la frontière], la plupart des commerces – Supercosmo et tout ça – ont péri, commente Mariano Rangel. Alors est apparu le thème de la substitution de la monnaie. Dans le pays, ça a été le dollar. Ici, le peso, depuis deux ans… »
On rajoutera que cette « colombianisation de fait » a été favorisée par la double nationalité dont peuvent se prévaloir de très nombreux habitants de la région. Celle-ci leur permet d’ouvrir des comptes bancaires et de participer au système financier colombien. On estime que, dans le Táchira, entre 20 % et 30 % des transactions numériques sont effectuées via des plateformes du pays voisin – Nique ou Bancolombia.
Pour autant, Ixiareny Godoy « résiste », comme elle dit. « Je suis payée en bolivars. Beaucoup de gens courent dans les commerces de Rubio, qui possèdent des comptes en Colombie, car ils y ont des affaires, et changent leurs bolivars en pesos à un taux qui leur fait perdre énormément. Alors, je préfère payer tout ce que je peux en “bolos”, par carte ou par le système biométrique. »
Dollar, peso… Le bolivar « souverain » serait-il condamné ? « On a impulsé une politique de digitalisation des paiements », commente Carlos Ron, à l’évocation de la situation. Cartes bancaires ; système biométrique avec prise d’empreinte digitale ; application de paiement mobile par téléphone portable ; Petro (crypto-monnaie lancée en février 2018) : « L’objectif est de faciliter au citoyen le paiement au quotidien pour contrecarrer la guerre contre le bolivar papier. » Un sourire confiant, puis : « Rien n’est perdu. La population vénézuélienne est très jeune, domine l’utilisation des réseaux sociaux et des téléphones intelligents. Ça facilite la transition à ce type de monnaie. »
Porte-parole du conseil communal de Baritalia, Rosario Rangel laisse fuser un léger rire : « La frontière n’existe pas. C’est nous qui l’avons inventée. » Mariano, son époux, esquisse un imperceptible signe de tête : « Je suis un descendant de Colombiens. On s’est installés ici, on n’est jamais repartis. » D’où la remarque de Yosaida Izarra, à Rubio : « Les Colombiens cohabitent avec nous. Qui n’a pas de sang colombien, ici ? On en a tous. Ça nous unit. Le problème c’est les mercenaires. »
Vallées profondes entourées de vertes montagnes, le Táchira fait face au Nord Santander, un département colombien particulièrement sulfureux. A deux heures trente de sa capitale Cúcuta, et donc de la vénézuélienne San Antonio, s’étend une zone de culture de la coca contrôlée par des groupes structurés de la délinquance organisée. Les narco-paramilitaires – Autodéfenses gaitanistes de Colombie (AGC) et Rastrojos. Ceux-là même, Los Rastrojos, qui ont aidé « le sauveur du Venezuela » Guaidó à traverser clandestinement la frontière, le 22 février 2019, lors du fameux épisode de l’ « aide humanitaire » censée entrer au Venezuela depuis la Colombie [14].
Ces groupes criminels ont eu un rôle de premier plan dans le pillage du Venezuela à travers ce qu’on a appelé la « contrebande d’extraction », un fléau endémique des années allant de 2015 à 2018. Compte tenu de leur prix subventionné (de 30 % à 80 %), la valeur du lait, du sucre, du riz, des produits de toutes sortes, des médicaments, mais aussi des combustibles, pouvait être multipliés par dix en arrivant dans le pays voisin. Grâce à ce trafic et à une effervescence phénoménale, de grands centres commerciaux se sont développés à Cúcuta, où il n’y avait jamais eu un supermarché. Le Venezuela, lui, s’enfonçait dans les pénuries.
Radio communautaire, Kanya FM est née à Rubio le jour du coup d’Etat contre Chávez, le 11 avril 2002. « Les médias faisaient silence et disaient qu’il s’agissait d’un vide de pouvoir, relate Yosaida Izarra. Quelqu’un nous a appelé depuis Caracas et nous a raconté ce qui se passait. On a utilisé un ordinateur, un micro et une antenne montée sur le toit d’une boulangerie. Ça appartenait à un journaliste. On a dénoncé le “golpe”. On n’avait pas la puissance suffisante pour couvrir tout le “municipio”, mais on a été entendus. » Dix-neuf ans plus tard, la radio est toujours aussi engagée. Ce 31 octobre, dans un petit « patio », on y fait la fête. On commémore Ali Primera, le « chanteur du peuple », qui, s’il n’était mort dans un accident de la route en février 1985, aurait eu ce jour 80 ans. Les intervenants se succèdent au micro, un chanteur à guitare reprend des mélodies connues de tous, un gros gâteau se présente à la découpe, chacun tend son verre pour qu’on le lui remplisse, l’espace s’emplit de rires et d’applaudissements.
L’ambiance n’est pas toujours aussi sereine dans ce Táchira considéré comme « guarimbero ». Gouverné par l’opposition en la personne de Laidy Gómez (Action démocratique), il a de fait été secoué en 2014 et 2017 par les fameuses « guarimbas » insurrectionnelles. Depuis le début des années 1990, le COPEI (social-chrétien) et la Table d’unité démocratique (MUD ; droite) alternent à la mairie de sa capitale San Cristobal.
Par ailleurs, nous confie le directeur de Kanya FM, Sergio Bonillas, « cette zone est affectée par les groupes irréguliers. Il y en a des deux côtés. » Exact. Quelques jours plus tard, à une quinzaine de kilomètres de Rubio, on nous signalera soudainement : « Ici, c’est zone de guérilla. » Et comme nous levons un sourcil : « L’ELN [Armée de libération nationale] traîne dans le coin. » Guêpier militaire inextricable, le conflit colombien s’invite à l’occasion en territoire vénézuélien [15]. Ses combattants se mêlent aux populations civiles.
Toutefois, et en tout état de cause, pour les chavistes, le plus grand danger se nomme « paramilitarisme ». L’extrême droite du pays voisin, en parfaite supplétive du président Iván Duque. « Ces groupes sèment la peur de s’exprimer et on perd notre liberté, continue Bonillas. J’ai le programme “Opinion” de la radio et les amis me disent : “Fais attention”. » Dans le hameau d’El Bojal, « c’est dangereux d’être un leader social et de défendre le drapeau de Chávez », considère Hendry Suazo. Mais… « Les miliciens veillent sur l’entrée et la sortie de la commune », précise-t-il aussitôt.
Pour ne rien arranger, des individus se font passer pour membres de ces groupes et, par téléphone ou internet, jouent avec la peur pour exiger le versement d’une rançon – la célèbre « vacuna » (vaccination).
- Dans les locaux de la radio communautaire Kanya FM, à Rubio, pour le 80e anniversaire de la naissance d’Ali Primera.
« Avant, les Colombiens venaient ici, maintenant c’est l’inverse », nous fait-on remarquer.Bien que Baritalia soit une communauté rurale et que les gens y possèdent des cultures, la crise les a poussés à émigrer. Une part notable de la main d’œuvre de la zone se trouve dans le pays voisin. Combien de personnes ? Nul ne le sait. Et encore moins à l’échelle du pays. Les estimations les plus fantaisistes circulent. La surenchère bat son plein. En avril 2019, des chiffres supposément « officiels » évoquaient environ 3,7 millions de personnes ; en mai, la plateforme régionale de coordination inter-agences du Haut-commissariat pour les réfugiés de l’ONU (HCR) tabla sur 4 001 917 ; deux mois plus tard, pas un de plus, l’Organisation des Etats américains (OEA) lançait une opération de basse propagande permettant de passer – Hop ! Hop ! Hop ! – à un intéressant… 6 millions ; vexée de se faire déborder, l’ONU renchérit : ce serait 6,6 millions en 2020 et 7 millions en 2022. Informations bien entendu reprises sans distance critique ni investigation – mais n’est-ce pas ainsi que le monde médiatique procède aujourd’hui ?
Double avantage. Les intérêts politiques et financiers sont colossaux. D’une part, l’amplification à l’extrême du nombre des migrants vénézuéliens permet de dénoncer devant les opinions publiques « les politiques dévastatrices de Maduro ». D’autre part, l’argent coule à flots. Dans un rapport de février 2020, sous l’administration Trump, le Département d’Etat a divulgué le montant de ses contributions versées depuis 2016 à « l’aide humanitaire aux Vénézuéliens » : plus de 656 millions de dollars. Avant que Trump ne quitte le Bureau ovale, en janvier dernier, la même administration annonçait que le montant de la contribution étatsunienne « en aide aux Vénézuéliens vulnérables » était de 1,2 milliard de dollars. A titre indicatif, les fonds de l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID) se sont élevés à 507 millions de dollars pour les années fiscales 2017-2019, dont 260 millions de dollars pour l’aide censée être gérée par les gouvernements des pays (de droite) environnants, et 247 millions de dollars pour l’« aide au développement », directement tombée dans les poches de l’équipe de Guaidó.
En juin 2021, organisée par le Canada, la Conférence internationale des donateurs en solidarité avec les réfugiés et migrants vénézuéliens a promis plus de 1,5 milliard de dollars de subventions et de prêts, 954 millions étant destinés aux pays d’accueil d’Amérique latine et des Caraïbes. Lesquels, pour toucher un pactole maximum, ont tout intérêt à gonfler les chiffres. Le filon intéresse également une pléthore d’organisations non gouvernementales (ONG), « solidaires », certes, mais pas forcément toujours désintéressées.
Le 30 mars 2020, Uniminuto, une radio universitaire colombienne, a effectué un décompte des ressources reçues par la seule Colombie : 950 millions de dollars depuis 2017, sans compter les sommes octroyées par le HCR, l’Eglise catholique et autres organismes. En septembre 2019, l’Union européenne transférait 30 millions d’euros à Bogotá, suivie, un mois plus tard, par l’Espagne (50 millions d’euros). Seulement, note Clara Sánchez, « dans ce pays qui prétend recevoir le plus de migrants vénézuéliens, avec presque 2 millions de personnes, seules 500 d’entre elles ont réussi à achever les démarches permettant d’avoir accès au récent Statut de protection temporaire (SPT) sur les 15 000 qui les ont commencées. C’est loin de l’objectif annoncé pour cette année 2021, qui était de 800 000 régularisations [16] ! » De là à dire que la réalité n’est guère conforme aux assertions du gouvernement colombien et qu’on peut légitimement s’interroger sur le nombre réel des « réfugiés » vénézuéliens, il n’y a qu’un pas…
« Le départ de familles entières n’a pas fonctionné, nous explique ainsi Mariano Rangel, connaisseur, pour le moins, de son environnement immédiat. Partir est bon pour l’homme qui s’en va et laisse les siens sur place, ce qui est le plus fréquent. Il est là-bas, dans le secteur agricole, mais il a sa famille ici, à qui il envoie de l’argent… »
Il n’y a pas si longtemps, des combustibles à la nourriture, la contrebande fonctionnait dans le sens Venezuela – Colombie. Le flux s’est inversé. Huile, lait, viande, shampooing : n’importe quel magasin du Táchira regorge aujourd’hui de produits colombiens. « C’est une question de prix. Il existe une production vénézuélienne, mais, du fait de l’hyperinflation, elle est désormais plus chère que celle du pays voisin. »
Outre les mafias paramilitaires, trafiquant à très grande échelle, des milliers de personnes, des deux côtés de la frontière, dépendaient d’une source de revenus informelle : la contrebande d’essence vénézuélienne. Installés avec leurs bidons de 25 litres, côté Colombie, des cohortes de vendeurs improvisés – les « pimpineros » – se succédaient le long des principales voies du Nord Santander, chacun s’en souvient.
Pour mettre un terme à ce juteux trafic de l’essence « la moins chère du monde », car subventionnée, le gouvernement bolivarien a mis en place un double système de distribution : l’un, au prix « international », inabordable pour la plupart des Vénézuéliens ; l’autre subventionné, pour toute la population qui dispose du Carnet de la patrie (une carte d’identité biométrique destinée à gérer les programmes sociaux). Problème réglé ? Pas vraiment…
« On vit maintenant de l’essence colombienne et on la revend », grogne la chaviste qui nous accompagne en stoppant son auto mal entretenue – faute de pièces de rechange, devenues introuvables ou hors de prix – devant une demeure d’où sort une jeune fille portant un gros récipient en plastique plein de carburant. Sur ce sujet, notre interlocutrice peut se montrer intarissable : « D’abord, l’essence subventionnée n’arrive pas régulièrement. Elle est rationnée. Quand il y en a, les autorités décident qui y a accès, en fonction de sa plaque d’immatriculation. Aujourd’hui, à 5 heures du matin, est sortie l’annonce : pour le “municipio” Junín [chef-lieu : Rubio], seront servies les voitures dont le numéro se termine par 6. Moi, j’ai 2. Je ne sais pas quand je pourrai faire le plein. D’autre part, notre essence, pour des raisons que j’ignore [mais qui sont liées aux sanctions imposées à PDVSA], est de mauvaise qualité. Elle abîme les moteurs des véhicules. Donc, on la mélange avec de l’essence colombienne. »
La démerde, la débrouille, la bidouille permanentes. Alors, la population fatigue. Toute « chaviste » qu’elle soit, notre conductrice « en a marre », vomit sur le protecteur du Táchira [17], Freddy Bernal – « Il a surtout protégé ses amis, regardez les routes, elles sont dans un état déplorable ! » –, sur le maire – « un corrompu ! » –, sur « les mauvaises décisions prises par les politiques », sur les CLAP – « qui n’arrivent pas régulièrement » –, sur les programmes sociaux – « qui fonctionnent de moins en moins bien » – et ne sait même pas si elle ira voter.
Tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. La guerre non conventionnelle menée par Washington et ses alliés atteint son but. Epuiser la population. Y compris celle qui hier, massivement, portait la révolution.
Au cœur du processus, se trouvent les conseils communaux – quarante-sept mille dans tout le pays – chargés de gérer, planifier et gouverner au niveau des communautés. Le peuple organisé de la fameuse démocratie « participative et protagonique ». « En 2006, quand a été promulguée la loi, il y a eu un enthousiasme pour le pouvoir populaire et la participation, se souvient Mariano Rangel. Dans le cas de Baritalia, on a formé notre conseil, avec des gens d’ici et on a présenté des projets pour résoudre les problèmes qui affectaient la population. A partir de programmes gratuits pour les familles, on a obtenu des logements en bonne condition. On a changé les toitures, on a asphalté les rues, on a arrangé l’école, la maison communale. » Ont accompagné, dans cette première phase, des améliorationsen matière d’accès à l’eau potable et à l’électricité. « Avec la mort de Chávez est survenu un premier recul et, ces dernières années, le niveau de participation a baissé de manière significative. Les citoyens sont plus préoccupés par leurs problèmes quotidiens et la situation alimentaire… Les droits de participation politique passent au second plan. » Ce pour les résultats de l’agression. S’y ajoutent les contradictions inhérentes à tout projet, quand bien même il serait révolutionnaire…
« Nous, au niveau des conseils communaux, on est en autogestion, vous confie-t-on à El Bojal. Mais il y a un choc de pouvoirs avec la bureaucratie. Elle ne veut pas reconnaître qu’il y a un peuple organisé, une transformation, un Etat dans l’Etat. »
Une institution est un organisme vivant. Son premier instinct est de survivre. « Indifféremment de qui gouverne, confirme Mariano Rangel, révolutionnaire ou opposant, il y a une tendance à ne pas permettre la participation citoyenne. En théorie, au sein du “municipio”, doivent être impliqués le maire, les conseillers municipaux et les représentants communautaires. Les maires font leur possible pour coopter ces représentants et il n’y a ni planification participative ni discussion du budget. »
Même critique adressée au système éducatif. A travers les conseils scolaires, il prévoit des espaces de participation. Il a fait peu en la matière. « Il y a une tendance qui persiste, tant au niveau des ministères que des directeurs et des enseignants, de maintenir une certaine verticalité. » Par ailleurs, même à la base, nul n’est parfait.Loin du vide absolu des principes, des abstractions et de la course à la pureté idéologique, la « démocratie participative » doit composer avec ce qu’on nommera le facteur humain. « D’une certaine manière, il y a une forme de paternalisme au niveau communautaire : tandis qu’une majorité se comporte en simple réceptrice des bénéfices, seules deux ou trois personnes gèrent les problèmes face aux instances du gouvernement. »
« Faisons confiance au peuple » a rappelé le président Maduro : en deux temps, le PSUV organise des primaires ouvertes pour que ses militants choisissent qui les représentera le 21-N. A travers tout le pays, le 27 juin, 14 381 assemblées départagent les membres qui soumettent leur candidature : 60 % sont des femmes, 83 % ont moins de 50 ans et la moitié entre 21 et 30 ans ; 10 % seulement des maires en place se représentent, plus de 90 % des aspirants à cette fonction postulent pour la première fois. Difficile de faire mieux en matière de participation de la base et de renouvellement [18]. Seulement, il y a toujours quelques exceptions à n’importe quelle règle. Si la différence séparant deux candidats est trop mince, le parti intervient : « Nous voulons (…) qu’il n’y ait pas de positions irréconciliables provoquant qu’un groupe parte dans un sens et un autre dans l’autre, a clairement indiqué le vice-président du PSUV, Diosdado Cabello ; dans ces cas-là, la révision intervient. » Et, de fait, en certaines circonstances, le parti impose son choix, souvent en la personne d’un troisième larron.
Ces quelques exceptions n’obèrent en rien l’exemplarité de l’ensemble du processus. Mais elles provoquent des crispations – par exemple dans les « municipios » de Maracaibo, San Francisco, Cabimas et Santa Rita (Etat de Zulia) ; ou à San Antonio del Táchira, où le jeune maire William Gómez, très populaire chez les militants, a été écarté au profit de l’aspirante Sandra Sánchez ; ou à… Rubio. « Au final, le parti décide ce qu’il considère comme satisfaisant ses intérêts, s’emporte Ixiareny Godoy. Pas les nôtres. Les nôtres étaient représentés par ceux pour qui nous avons voté. A primé l’intérêt de quelques-uns sur l’intérêt collectif et ça a généré de la désillusion. Notre parti, car ici on est tous PSUViste – elle montre du doigt Mariano et Rosario Rangel, qui participent à la discussion – nous a tourné le dos. Et il y a une fracture. Quelques-uns résistent et restent, par discipline, mais d’autres s’en vont. Comment tu les reconquiers ? »
Pour de multiples raisons, la fatigue, la déception voire une sourde colère érodent le chavisme. Aux causes précédemment évoquées, on ajoutera la corruption ou l’inefficacité de certains élus. La gestion des pourparlers avec la droite honnie, celle de Guaidó : « L’Etat recule. On veut la paix, c’est bien, mais on cède sur des points clés. Si on négocie, il faut le faire dans le cadre de la légalité et de l’état de droit, sans céder sur les principes. Ceux-là, on ne peut pas les toucher. » Le doute aussi devant certaines initiatives prises par le pouvoir pour desserrer l’étau du blocus, à l’image du projet des Zones économiques spéciales (ZES) destinées à augmenter la production nationale et les exportations en attirant les investisseurs locaux et étrangers – « Une néo-privatisation ! » – ou les marques de rapprochement avec le patronat. Le Parti communiste vénézuélien PCV) va plus loin encore, qui a rompu avec le pouvoir (sans rallier la droite, cela va de soi). D’après son secrétaire général Oscar Figuera, la gestion de l’administration de Maduro « n’a plus rien à voir avec le projet politique proposé par Chávez ».
A Caracas, dans le quartier Altos de Lidice, une militante pure et dure, chaviste jusqu’au bout des doigts, lève les bras au ciel avec amusement : « La vie est difficile, jusqu’à nos enfants basculent dans l’opposition ! »
A l’évidence, désaffection ou abstention n’épargneront pas cette famille politique le 21-N.
Guaidó : le naufrage. Il allait tout casser, diviser l’armée, provoquer l’intervention des « marines », pulvériser le chavisme, mettre fin à l’ « usurpation » de Maduro. Trump l’avait fait roi, l’Union européenne l’adorait, les médias du « premier monde » le couvaient tendrement. Echec total. Sa seule réussite est d’avoir affamé ses compatriotes en réclamant chaque jour davantage à Washington et à ses supplétifs de la « communauté internationale » des sanctions cruelles contre son pays. Depuis le 5 janvier 2021, il n’est même plus député [19]. Des secteurs de l’opposition lui ont tourné le dos et entretiennent des relations institutionnelles normales avec le pouvoir. Malgré les appels au boycott des dernières élections,certains d’entre eux siègent au Parlement et sont présents dans les gouvernements locaux et régionaux.
Guaidó est assez à cran ces temps-ci. Il continue toutefois à jouer les présidents imaginaires. En mai 2021, il a présenté sa nouvelle trouvaille : « Oui, j’appelle à la protestation organisée et civique pour réclamer nos droits, oui, j’appelle à manifester pour sauver le Venezuela et exiger un Accord de salut national. Cet accord ne viendra pas tout seul, il viendra en exerçant la majorité, en faisant descendre le plan "Sauvez le Venezuela" dans la rue ! » La rue… Elle reste vide. Il y a belle lurette que les opposants, déçus, frustrés, écœurés, désabusés, ont cessé de prendre ses appels au sérieux.
Cette fois, la cavalerie ne vient pas au secours de Guaidó. Prenant acte du fiasco de sa stratégie, Washington, depuis Bogotá, par la voix de l’ambassadeur James Story, annonce au G-4, la coalition des quatre principaux partis d’opposition – Volonté populaire (VP), Primero Justicia (Justice d’abord ; PJ), Action démocratique (AD), Un Nouveau Temps (UNT) – qu’elle soutiendra le « président intérimaire » jusqu’au 1er décembre 2021. « Au-delà de cette limite, votre billet n’est plus valable », semblent dire les maîtres à leur commis en autorisant ou en ordonnant à la droite radicale vénézuélienne d’accepter le « dialogue » proposé en permanence par le gouvernement de Maduro.
Qu’on n’y voie pas un relâchement de la « pression maximum ». Il s’agit de poursuivre le même objectif, mais par d’autres moyens. Alors que, désireux de voir lever les mesures coercitives, Maduro a libéré Freddy Guevara (VP), condamné pour incitation à la violence, Story, depuis le programme « Aló Embajador », qu’il diffuse sur Facebook, YouTube et Twitter, assène un explicite : « Lever les sanctions serait une erreur, tant qu’il n’y aura pas des changements irréversibles, fort importants pour la restauration de la démocratie au Venezuela ».
Les conversations n’en débutent pas moins le 13 août à Mexico, facilitées par leRoyaume de Norvège, accompagnées par la Fédération de Russie et les Pays-Bas. A contrecœur, mais le dos au mur, Guaidó nomme l’équipe des négociateurs de la Plateforme unitaire, que dirigera Gerardo Blyde, ex-député de Primero justicia passé à Un Nouveau Temps. L’accompagnent entre autres Freddy Guevara, Tomás Guanipa (secrétaire général de Primero Justicia), Stalin González (membre de la direction d’UNT), Luis Aquiles Moreno (sous-secrétaire général d’Action démocratique), Roberto Enríquez (membre de Copei, vieille formation historique de la IVe République).
Président de l’Assemblée nationale, Jorge Rodríguez emmène la délégation du gouvernement qui, elle, ne parle que d’une seule voix.
De ces premières conversations sortent les accords qui vont permettre l’organisation de la « méga-élection ». En effet, au sein de la délégation de droite, cohabitent des « durs » (VP), mais aussi des représentants des partis moins fondamentalistes (PJ, AD). En geste d’ouverture, le pouvoir accorde à l’opposition deux des cinq postes exécutifs du Conseil national électoral (CNE) et invite une mission de l’Union européenne pour observer la prochaine consultation.
Indépendamment de ces avancées, un ou deux points sautent immédiatement aux yeux : le 13 mai, à Mexico, le Mémorandum d’Entente sur le processus de dialogue a été signé entre la Plateforme unitaire et… « le gouvernement de la République bolivarienne du Venezuela ». Une opposition qui, il y a peu encore, dénonçait « l’usurpation » et proclamait le pouvoir « illégitime », rend à César ce qui appartient à César et met fin à la fiction du « gouvernement Guaidó ». Qui plus est, le 6 septembre, l’Accord partiel pour la protection de l’économie vénézuélienne et la protection sociale du peuple remet implicitement et explicitement en cause les sanctions.
Le segment le plus lié aux intérêts de Washington se rend compte qu’il perd du terrain. A l’extrême extrême droite, l’ultra-radicale María Corina Machado multiplie les diatribes contre les discussions : « Il n’y aura pas de fin à la faim, à la violence, à la misère, pas une pièce de monnaie ou un revenu qui vaille quelque chose. Pas tant que la mafia ne sera pas hors du pouvoir. Tout le reste n’est que de l’eau chaude et des miettes pour les collabos ! » Vice-présidente et ministre des Affaires étrangères colombienne, Marta Lucía Ramírez s’en mêle, bien que personne ne lui ait rien demandé (sauf peut-être ses amis Leopoldo López, le leader de VP installé dans le quartier le plus chic de Madrid, et Guaidó) : « Le dialogue au Mexique est une tentative timide contre laquelle nous ne voulons pas poser une charge de dynamite, mais nous devons être très clairs sur le fait que si l’objectif de la négociation est un dialogue, il ne conduira pas vraiment à un changement profond [20]. »
Le 17 octobre, semblant répondre à ces appels, l’extradition de Saab du Cap-Vert vers les Etats-Unis porte un rude coup aux pourparlers. « Sabotage, s’interroge Carlos Ron ? Je pense que oui. D’une certaine manière, à travers la table de négociation, ils voulaient obtenir ce qu’ils n’ont pas pu gagner dans la rue. Quand ils ont vu que, dans le cadre de ce dialogue, on avançait positivement et que leur espace se réduisait, ils ont prétendu siffler la fin de la partie. »
Semi-satisfaction pour les faucons : si le président Maduro suspend immédiatement les négociations, les élections du 21-N ne sont pas remises en question. Que faire ? Le 9 octobre, Freddy Guevara (membre de la délégation de la Table unitaire), Carlos Vecchio (pseudo-ambassadeur de Guaidó aux USA) et Leopoldo López (le chef d’orchestre) se réunissent avec les influents sénateurs démocrates Bob Menéndez, président de la Commission des relations extérieures des Etats-Unis, Dick Durbin, numéro deux (« Whip ») de la majorité démocrate au Sénat, et Tim Kaine, colistier à la vice-présidence d’Hillary Clinton lors de l’élection présidentielle de 2016. Ce qui, à court terme, ne résout en aucun cas une sacrée difficulté…
Dans l’antichambre des élections à venir, il n’y a pas une droite mais dix droites. Le 6 avril 2021, un simple « communiqué » a annoncé la naissance de la Plateforme unitaire « utile, complète, inclusive, assurée, efficace et opérationnelle », réunissant quarante partis autour du G-4 et incluant la « société civile ». Le 11 mai, néanmoins, Guaidó semblait ignorer cette annonce lorsqu’il a lancé un appel à un Accord de salut national. Seulement, l’unique « base sociale » de Guaido se trouve à l’étranger : gouvernement américain et supplétifs de l’Union européenne, « exilés » installés en Colombie, en Espagne ou aux Etats-Unis (Julio Borges, Antonio Ledezma, Leopoldo López, Carlos Vecchio). Que l’ex-président du gouvernement espagnol José María Aznar octroie au président imaginaire le Xe prix FAES de la Liberté [21] ne change strictement rien à l’affaire. Le 23 juin, Capriles, ex-gouverneur de Miranda et deux fois candidat de la droite contre Chávez, affirme lors d’un entretien à Bloomberg, qu’il n’a plus aucune relation avec Guaidó : « Ce soi-disant gouvernement provisoire est terminé ». Capriles a quitté le parti qu’il a contribué à créer il y a vingt-deux ans, Primero Justicia, pour fonder une nouvelle formation, La Fuerza del Cambio (le force du changement). Ignorant ostensiblement son ex-comparse Leopoldo López, qui l’attaque furieusement, Capriles appelle à participer « sans complexes » aux élections du 21 novembre.
C’est que, entre-temps, composée de partis fermement opposés au chavisme, mais tout autant en désaccord avec la stratégie de la droite extrémiste, l’Alliance démocratique trace son chemin [22] . Avec des résultats modestes, elle a déjà participé aux élections législatives de 2020. Dès lors, pour le G-4, se pose un dilemme face à la prochaine consultation démocratique. Y aller ou pas ? Continuer à boycotter ? Laisser le champ libre aux modérés ? Le G-4 se déchire. Eux-mêmes divisés en différentes tendances, ses partis s’épient les uns les autres, se balancent des coups bas. Tous veulent récupérer le pouvoir. Leur lutte n’a rien d’idéologique. Chaque faction veut sa part d’accès à l’Etat, à l’argent de l’Etat. Ce qui les intéresse c’est le contrôle de PDVSA. Ils se battent pour ça. Et, au-delà de la lutte contre le chavisme, ne partagent guère qu’un objectif, à peine dissimulé : se débarrasser de Guaidó.
La confusion devient telle que, le 24 août, les dirigeants de la Table d’unité démocratique (MUD) – coalition des mêmes protagonistes, fondée en 2010, et dont tout le monde avait oublié l’existence – annoncent leur démission !
Au bout du compte, le pragmatisme l’emporte. Le 31 août, par la voix d’Henry Ramos Allup, le vieux renard d’Action démocratique, la Plateforme unitaire, « poussée par un sentiment d’urgence et afin de trouver des solutions permanentes pour la population », annonce sa participation aux élections. Lorsque Ramos Allup précise « avec l’approbation des Etats-Unis, du Canada et de l’Union européenne », tout un chacun devine qui en réalité a pris la décision (d’avantage Washington que Toronto ou Bruxelles au demeurant). Plus étonnant, en revanche : lors de cette conférence de presse, Guaidó est aux abonnés absents. Questionné, Ramos Allup précise que ce dernier « n’est pas un parti », mais que Volonté populaire, sa formation, participera bel et bien aux différents scrutins. Au grand dam de… Leopoldo López, le véritable « boss » de VP et de Guaido ! López fait immédiatement savoir qu’il est « contre cette participation », mais que la base du parti a fait pression sur lui. Tout fout le camp dans la chefferie ! Pour signifier qu’il existe, Guaido dénonce l’absence de « conditions et de garanties pour des élections libres et justes ». Déclaration en partie occultée par une nouvelle déflagration : douze petits partis de la Plateforme unitaire dénoncent le G-4, qui prend ses décisions sans les consulter. Sachant que, pour avoir refusé les primaires comme moyen de sélection des candidats d’une opposition unie, le G-4 a déjà été fortement critiqué lors du lancement d’une nouvelle formation composée de maires ancrés dans la vie locale, Fuerza Vecinal (Force du voisinage), le 11 juillet.
Sur les 70 000 candidats en lice pour le 21-N, 3 082 seulement appartiennent au chavisme, qui ne présente qu’un candidat pour chaque fonction (avec au mieux un suppléant). Les autres postulants – près de 63 000 ! – appartiennent aux partis, formations et micro-formations de l’opposition. « Plus divisés, tu meurs », s’amuse un observateur ! « Il y a ici des situations qui échappent à la logique politique, ou plutôt à sa narration, observe de son côté Carlos Ron. Un Etat qui, par tradition, ne serait pas difficile à remporter, sera perdu par l’opposition. Et ça peut se passer dans bien des cas. Alors, il ne faudra pas être surpris et, au vu des résultats, penser à des manœuvres irrégulières du pouvoir. »
Aucun message clair, aucun programme, aucune offre politique en direction des opposants de droite qui, ayant mis leurs espoirs dans la supposée présidence intérimaire, se sentent floués. Et plutôt deux fois qu’une. Car, et qui plus est, un parfum permanent de scandale flotte dans le sillage de la « Team Guaidó ». Ces « beaux messieurs » se sont emparés de la porcelaine, de l’argenterie et des bijoux de famille, tout le monde le sait désormais. Censés gérer les fonds des entreprises publiques vénézuéliennes confisquées à l’étranger – CITGO, Monómeros, etc. –, ils ne rendent de comptes à personne sur l’utilisation de ces ressources. Mais de préoccupantes informations remontent à la surface, de plus en plus régulièrement.
Non défendue par ses administrateurs « bidons », occupés à la piller, CITGO risque le démantèlement au profit de deux multinationales qui, expropriées sous la présidence de Chávez, ont porté l’affaire devant les tribunaux étatsuniens – Crystallex International Corp (pour un milliard de dollars) et ConocoPhillips (pour 1,3 milliard). En janvier 2021, un juge fédéral du Delaware, Leonard Stark, a déjà autorisé la vente d’actions de CITGO pour indemniser ces créanciers.
En Colombie, dévastée et menée à la ruine, Monómeros a été placée sous contrôle de la Superintendance des entreprises, c’est-à-dire du gouvernement d’Iván Duque, pour la « protéger » de la faillite. « C’est la vérité, c’est la réalité, cette droite trahit, a férocement commenté le président Maduro. C’est pourquoi nous les appelons le G4RP, le Groupe-des-4-rats-pelés dirigés par le super-grand-rat-pelé Juan Guaidó, je demande pardon à ces innocents petits animaux. »
Même au sein du G-4, la consternation règne. Fin septembre, « horrifié », Primero Justicia a annoncé se retirer des organes de gestion et d’administration des actifs du Venezuela à l’étranger. Devant le désastre, tout le monde proteste de son innocence. Tout le monde se lave les mains. Chacun prend une attitude offensée. Personne n’est responsable de rien – sauf, clament tous leurs complices, Volonté populaire et Guaidó !
Dans la mouvance de ce gouvernement fantoche, la « défense de la démocratie » débouche de fait sur d’épaisses liasses de billets verts. Chavistes en rage et opposants effarés découvrent jour après jour, l’ampleur de la razzia.
Créé sous les auspices des Etats-Unis, le « gouvernement intérimaire » est financé par l’Office of Foreign Assets Control (Office des actifs étrangers ; OFAC), qui a pris le contrôle des avoirs confisqués à la République bolivarienne. Pour qui l’ignorerait, l’OFAC, division du Département du trésor américain, « administre et fait appliquer des sanctions commerciales et des restrictions économiques basées sur la politique étrangère américaine et les objectifs de sécurité nationale à l’encontre de régimes et pays étrangers, terroristes, trafiquants de drogue internationaux, individus impliqués dans des activités de prolifération d’armes de destruction massive et autres agents pouvant menacer la sécurité nationale, la politique étrangère ou l’économie des Etats-Unis » – tout le monde aura reconnu le Venezuela ! C’est donc auprès de cet organisme que le pseudo-gouvernement, qui ne contrôle strictement rien, mendie son argent de poche. Car il lui en faut…
Sur le territoire national, opèrent de grandes entreprises publiques – PDVSA, Corporación Venezolana del Petróleo, Pequiven, Banque de développement économique et social (Bandes), Corporación Venezolana de Guayana (CVG), etc… Bien que n’ayant aucune prise sur ces entreprises gérées par l’Etat, Guaidó a nommé pour chacune d’elles un conseil d’administration parallèle. Sans exercer aucune activité en quoi que ce soit productive, ces « présidents » et « directeurs » perçoivent un salaire de 2 500 à 3 000 dollars par mois.
Treize « magistrats » titulaires et leurs vingt suppléants inoccupés flânent au sein de la Cour suprême de justice parallèle ; pour se réunir de temps en temps dans une salle du Congrès colombien, à Bogotá, ils empochent mensuellement 4 000 dollars sonnants et trébuchants [23]. Bonne affaire également pour les buffets d’avocats chargés de protéger les actifs extérieurs du Venezuela (avec les résultats que l‘on connaît s’agissant de CITGO et Monómeros) : 6 552 512 dollars depuis le début de la plaisanterie [24].
D’après le président de l’Assemblée nationale légitime, Jorge Rodríguez, et sur la base d’une conversation téléphonique interceptée de Sergio Vergara, ex-député du Táchira et conseiller de Guaidó, le gouvernement intérimaire a prévu, lors d’une réunion virtuelle tenue le 12 avril 2021, de demander près de 53 millions de dollars de budget à l’OFAC. Parmi les dépenses, sont prévus 7,28 millions de dollars pour les députés élus en décembre 2015 – et qui ne siègent évidemment plus depuis l’élection de la nouvelle Assemblée, le 6 décembre 2020. Si l’on en croit les « documents officiels » du gouvernement autoproclamé, le « bureau de la présidence » – lire Guaidó – a reçu la modeste somme de 2,6 millions de dollars en 2021, dont un dernier versement de 1,9 millions de dollars le 29 septembre. Si l’intéressé gère ce pactole en bon père de famille – lui et son épouse Fabiana Rosales viennent d’avoir une deuxième fille –, il devrait sortir de l’aventure avec de substantielles économies. On pourrait même suggérer que, comme les politicards de son entourage, il n’a pas intérêt à ce que l’imposture de sa « présidence intérimaire » se termine trop rapidement.
Seulement…
Si la masse des opposants ne croit pas au socialisme et abhorre Maduro, elle rejette désormais ce groupe de parvenus qui, tout en demandant des sanctions porteuses de préjudices pour toute la population, « se goinfre » aussi outrageusement. Qu’on y rajoute l’éparpillement « façon puzzle » des partis et le discours incohérent – hier « boycott car l’élection ne sera ni juste ni crédible », aujourd’hui « participation bien que les élections ne soient ni justes ni crédibles » –, une abstention massive et une défaite mémorable sont hautement prévisibles. D’autant que…
- Caracas. « Il y a 200 ans, nous avons vaincu l’Empire espagnol… Aujourd’hui, en 2021, nous résistons et nous vaincrons le criminel impérialisme yankee et ses vend-la-patrie ».
La situation s’améliore. Le peuple ne s’est pas rendu. Le gouvernement a réagi. « Quand les Etats-Unis nous ont attaqué, analyse Jorge Arreaza, ils ont frappé directement l’industrie pétrolière, le cœur de notre économie. Cela a affecté les revenus nationaux, mais a également eu un aspect positif. Aussi bien la classe travailleuse que les propriétaires des moyens de production, qu’ils soient étatiques ou privés, ont dû faire preuve de créativité pour affronter l’adversité. »
En tant que ministre de l’Industrie, Arreaza multiplie les « inspections surprise »dans les entreprises d’Etat. « L’appareil productif, en ce moment, fonctionne à 30 % de ses capacités installées. Mais cette capacité demeure importante. On va la rendre indépendante et la relancer. »
Voici peu encore, du fait des sanctions et des « apagones », l’industrie de base, la sidérurgie, l’acier, l’aluminium se trouvaient pratiquement à zéro. Grâce à l’ingéniosité des travailleurs organisés dans les comités de productivité et à de longues journées de réflexion – « Cette ligne de production n’est pas nécessaire, on va se concentrer sur celle-ci » –, des miracles ont eu lieu. S’appuyant sur leurs années d’expérience, ces travailleurs ont recyclé, dessiné et réalisé des pièces de rechange impossibles à obtenir à cause du blocus, remis en marche des industries paralysées. A l’heure où nous terminons ce texte, des ouvriers d’Hidrocapital s’activent, semble-t-il avec succès, sur l’une des installations en panne – E/B 32-Systema TuyIII – qui, de Camatagua, approvisionne Caracas en eau. Petit à petit, production et distribution d’électricité se stabilisent. Malgré le blocus, PDVSA reprend ses exportations de pétrole, par des chemins et des réseaux détournés.
« L’entrepreneur vénézuélien, qui a lui aussi souffert et affronté l’adversité, qui a envie de travailler, s’est rendu compte que ce gouvernement peut lui tendre la main, sans affrontement, pour stabiliser le pays », poursuit Arreaza. Je crois qu’on a passé le moment le plus critique du conflit. » L’Etat se réservaitcertains secteurs – fournitures industrielles, alimentation. Lui accordant autorisations et exonérations, il s’appuie davantage sur le secteur privé. Celui-ci innove : là où, voici peu encore, le géant alimentaire et hégémonique Polar avait l’exclusivité de la fameuse « Harina Pan », et en coupait à l’occasion le robinet pour provoquer des pénuries (2002, 2016 et 2017), deux ou trois marques nouvelles se disputent à présent le marché. « On passe une alliance. On ne sait pas si elle est circonstancielle ou définitive, mais ce sont des changements indispensables, compte tenu de la situation. »
Dans un autre domaine, le Venezuela commence à substituer certaines importations. Les « paquets CLAP », en 2016, étaient constitués à 90 % de produits importés. Les aliments « made in Venezuela » y atteignaient 40 % en 2019 et, nous précisera Clara Sánchez, « cette année, ça va augmenter ». Entretemps, 2020 a permis de constater une progression historique dans la production de semences de maïs.
Le début de la fin pour la fameuse « économie de rente » ? « Le pétrole restera important, demeurera un levier, conclue Arreaza, mais il n’est plus, ni ne doit être l’essence de notre économie. »
En tout cas, un vent léger, chargé d’optimisme, souffle sur le Venezuela.
Même le Táchira semble respirer mieux. Depuis 2015, la frontière avec la Colombie était presque totalement fermée, en raison des tensions politiques entre Caracas et Bogotá. En temps normal, quelque quarante mille personnes transitent quotidiennement, dans les deux sens, sur le pont Simón Bolivar, qui relie San Antonio et Cúcuta. La collaboration d’Iván Duque avec Guaidó en février 2019, provoqua la coupure de tout lien terrestre, interrompant les importants flux commerciaux. Au détriment des secteurs économiques situés des deux côtés de la démarcation. « Les gens venaient de l’intérieur et s’arrêtaient dans cette “posada”, nous confie la propriétaire de l’Hôtel El Marques, à Rubio, dont nous sommes le seul client. Depuis la fermeture de la frontière, on survit. »
Même pour le petit commerce informel auquel s’adonnent les frontaliers, l’impossibilité de passer légalement constitue un gros mal de tête. Des milliers de personnes n’ont d’autre choix que les « trochas », ces sentiers illégaux tenus par toute une faune qui les rançonne au passage en exigeant une « taxe » ou une « collaboration ».
En juin 2021, Bogota a entendu rouvrir la frontière de manière unilatérale, mais le gouvernement vénézuélien a alors qualifié cette mesure d’ « intempestive » et réclamé un processus « contrôlé ». Il s’agissait, pour Caracas, de contrôler la pandémie de Covid-19, contenue au Venezuela, débordante en Colombie. Aucune communication raisonnable n’étant possible du fait de l’attitude hostile de Duque, c’est le protecteur du Táchira, Freddy Bernal, qui a pris les choses en main et négocié directement avec les premiers intéressés : les commerçants et la Chambre de commerce du Nord Santander, installée à Cúcuta. C’est ainsi que le 4 octobre, Maduro a pu annoncer la réouverture de la frontière aux piétons. Dès le 5, des monte-charges évacuaient les conteneurs qui bloquaient le pont Simón Bolivar depuis 2019. Avec un premier résultat : la reconnaissance des habitants à l’égard du protagoniste de cette avancée. « Le protecteur, le compañero Freddy Bernal, a fait un travail extraordinaire ces derniers mois pour obtenir une réouverture piétonnière. A moyen terme, l’ouverture totale est prévue. » Un pas de géant pour San Antonio, qui ne l’oubliera pas le jour de l’élection.
« Seul le peuple sauve le peuple ! » Là se trouve le secret de la future victoire. Le mouvement populaire et social se mobilise. On pourrait évoquer la Comuna El Maizal – vingt-deux conseils communaux, 4 500 familles – née en 2009 de l’expropriation d’un grand domaine du même nom. Sur 1 500 hectares, entre les municipalités de Simón Planas (Lara) et d’Araure (Portuguesa), ces « communards » autogérés produisent maïs, café, légumineuses, légumes, semences indigènes, lait, fromage, viande bovine et porcine. Ils gèrent également quatorze entreprises de production sociale, transforment le maïs en farine précuite, ont fondé une école de formation idéologique et technique, le tout avec le soutien de militants du Mouvement des Sans Terre (MST) brésiliens. Si l’on ne s’étend ici pas sur cette expérience exemplaire, c’est que des réseaux sociaux dignes de ce nom s’y sont déjà intéressés [25].
Moins connus, très souvent complètement ignorés, y compris d’une aire militante ou intellectuelle européenne se gargarisant en permanence d’un narcissique « depuis en bas et à gauche », 47 000 conseils communaux, 3 567 communes officiellement enregistrées ont poussé comme des champignons dans tout le Venezuela. Si tous ne fonctionnent pas à la perfection, on l’a vu, s’ils ne sont pas exempts de contradictions, ils n’en constituent pas moins le cœur et l’âme de la démocratie participative voulue par Chávez en son temps. Et le noyau dur d’une révolution bolivarienne qui ne se rend pas.
Dans le hameau d’El Bojal, étiré le long d’une route étroite du Táchira, le jeune Hendry Suazo pourrait parler pendant des heures des dix conseils communaux réunis au sein de la Commune socialiste paysanne et productive des Trois frontières. Des divers membres du collectif – le professeur, le militaire, l’ingénieur, le cultivateur, l’artisan. « Face au blocus impérialiste, la population s’est vue dans l’obligation d’inventer de nouveaux mécanismes pour subsister. Nous, les leaders communautaires, qui avons cette passion pour la révolution, nous animons le processus, pour ne pas laisser péricliter ce projet de pays que voulait notre “comandante”. » Inévitable, un grand portrait de Chávez occupe un mur, à proximité d’une étagère emplie de bibelots. Un soupir : « Les gens de l’opposition pourraient participer, mais ça ne les intéresse pas. »
Du café circule dans les verres, l’écran de la télé éclaire la pénombre d’un rectangle flamboyant. « En tant que commune, on s’est organisés pour produire, semer, récolter et participer au marché afin de réduire les pénuries. On a développé la Banque des semences grâce à l’aide de l’Etat. » Suit un récit circonstancié des « actions d’envergure » entreprises dans tous les registres, du logement à la culture et au sport en passant par… la religion. Enseignante et mère d’Hendry, Irène Suazo échange avec son fils un regard complice avant de rire joyeusement : « En tant que femme, je me sens orgueilleuse. L’amour de mon fils pour la révolution a commencé dans mon ventre. J’étais enceinte et, en pleine caravane de Chávez, en visite dans la région, il criait “Chávez, Chávez, Chávez ! ” en me donnant des coups de pieds ! »
Ils parlent, ils pensent, ils agissent. A l’extérieur, trois membres du conseil communal entretiennent les accotements de la chaussée qu’envahissent d’épineuses broussailles et une hirsute végétation.
Retour à Caracas, sur une colline si raide que certaines rues ne sont rien d’autre que d’interminables volées de marches en béton. La ligne d’autobus n’y monte pas. Dans le temps, un quartier « normal ». A présent, la Commune socialiste Alto de Lidice, composée de huit conseils communaux. Un jour, vingt-deux femmes se sont réunies (il en reste seize aujourd’hui). Avec l’aide d’un médecin, elles ont créé un Bureau de la santé. La Mission « Barrio adentro » (« Dans le quartier ») fonctionnait déjà, avec ses toubibs cubains et vénézuéliens. Plus bas, se trouve un Centre de diagnostic intégral (CDI). Elles se sont ajoutées à l’offre de soins. Elles s’occupent entre autres des femmes enceintes et des handicapés. Elles visitent maison par maison. « On a enregistré toutes les personnes qui vivent dans ce conseil communal, avec leurs pathologies et les médicaments qu’elles utilisent, raconte Roselita Patero… » S’ils veulent consulter, les habitants s’adressent au Bureau de la santé, qui organise les rendez-vous. Deux médecins viennent deux fois par semaine – mardi et jeudi matin. Les communardes retirent les médicaments de la Pharmacie communale et les apportent chez les patients. « Voilà, c’est ça la force de notre commune… » Et, soit dit en passant, l’explication des résultats exceptionnels obtenus par le Venezuela dans la lutte contre la pandémie [26].
En contrebas, sur un terrain aménagé, des adolescents jouent au basket, perçant l’air tiède de leurs cris stridents. Des femmes bavardent et enguirlandent leurs gamins. Notre interlocutrice hausse légèrement le ton. « A partir de 2016, on a dû s’organiser encore plus. L’apprentissage a été dur. Depuis, tout fonctionne parfaitement. Ce qui a changé c’est qu’on solutionne nous-mêmes nos problèmes. On n’a pas besoin que viennent des gens du gouvernement. Par exemple, on a appris qu’on doit produire des aliments pour notre consommation. » Des jardins urbain ont vu le jour, essentiellement pour les cantines des écoles, un peu pour les familles. La commune a aussi sa Maison de l’alimentation. « Oui, on a eu nos moments difficiles, mais peu à peu les gens ont compris que pour résoudre les problèmes, il faut s’organiser. »
Lidice, fin de journée. Candidat conseiller communal, Jésus García arpente les flancs urbanisés de hauteurs escarpées. Rien d’un politicien : T-shirt, boucle d’oreille, visière de la casquette reposant sur sa nuque. Jésus retrouve des camarades plantés devant un ordinateur et une liasse de papiers. Ils organisent le « 1 pour 10 » – chaque militant doit persuader dix voisins, collègues ou personnes de son entourage de voter « rojo-rojito » (rouge bien rouge) « Il y en a qui sont découragés, mais on travaille pour qu’ils se remobilisent. » Une discussion s’engage. Au mur, trois affiches : Bolivar, Chávez et Maduro. Les amis évoquent les difficultés du moment, la démotivation perceptible. « Les gens doivent comprendre que c’est une guerre, s’emporte l’un, une guerre asymétrique, qui utilise de nouvelles méthodes, de nouvelles technologies, plus pour asservir les peuples que pour leur libération. » Une pause. Ils examinent la liste qui emplit l’écran de l’ordi. Ils respirent une seconde en évoquant l’amirale et ex-ministre de l’Intérieur Carmen Meléndez. « Elle fait une campagne d’enfer pour la mairie de Caracas. Elle est super-populaire. Elle va l’emporter les doigts dans le nez ! »
Jésus García prend congé. Il a beaucoup à faire. Masque sur le nez, il parcourt le « barrio ». En passant devant les habitants que, manifestement, il connaît, il lève le bras dans le geste classique du meneur d’hommes. Il interpelle joyeusement tout le monde. Et tout le monde lui rend son salut. Explication : « Humblement et à pied, il a beaucoup œuvré à monter le conseil communal et la Commune Bataille victorieuse de Lidice, okay ? »
Le soleil glisse lentement derrière la crête. García parvient au lieu dit Polvorín – un carrefour, surmonté de bâtiments de deux ou trois étages ; réverbères chauds sur ciel violet. Une petite foule le suit. Assemblée de rue ! Pas besoin de local ni de matériel. Certains s’assoient sur le trottoir, d’autres restent debout. García s’appuie sur le capot d’une vieille bagnole stationnée dans la rue en pente, une pierre sous la roue arrière pour suppléer le frein à main.
Sans s’attarder sur les banalités d’usage, le jeune homme entre dans le vif du sujet. « Les gens votent pour un type ou “una typa”… Alors l’idée est de vérifier si vous savez ce qu’est un conseiller et à quoi il sert, et que vous me disiez quel type de conseiller vous souhaitez. C’est clé, pour moi, de le savoir. Parce que, pour être porte-parole d’une communauté, il faut l’écouter. C’est ce que j’ai fait au cours de toute ma vie politique et c’est ce que je vais continuer à faire. Je suis là pour que mes voisins de toute la vie me disent ce qu’ils veulent de Jésus García quand il sera conseiller. Voilà. N’espérez aucune solennité de ma part, je suis comme ça, désolé. »
Des voix s’élèvent. Aucune timidité. On s’exprime d’égal à égal. Des interventions qui suivent, il ressort que le conseil municipal « est une très vieille institution datant de la colonie et des “cabildos” » et que « malheureusement les derniers conseillers qu’on a eu sont des gens qui parcourent les “barrios” quand il y a une campagne pour soi-disant écouter les habitants, puis, une fois au conseil municipal, les oublient complètement », sachant que « de tout le système législatif, celui qui a le moins d’impact est le conseil municipal », d’où la question, « que va-t-on faire de ce fourbi ? », car il est évident que « le Parlement communal doit être l’institution, moderne, du siècle à venir, remplaçant cette bureaucratie qui ne sert à rien. » Une exécution en règle, sans fioritures ni ornements.
Jésus García fait signe qu’il a compris le message. Il reprend la parole après avoir laissé passer les pétarades d’une moto. « Il y a un élément clé : les conseillers ne parlent jamais des services publics. Rien sur l’électricité, sur le gaz ou sur CANTV. » Il fait part de sa préoccupation : « On connaît tous le problème qu’on avec l’eau. On a fait une assemblée avec les “voceros” des conseils communaux, à La Pastora. On aurait dû avoir cent neuf porte-paroles. Vous savez combien on était ? Vingt-cinq à tout casser. Alors, “conchale”, comment résout-on les problèmes si les gens ne s’impliquent pas ? »
De ce cas particulier, García tire une réflexion générale. « La politique s’est transformée en “politiquería” [27], les gens ne croient plus ni dans les hommes politiques ni en rien ; ils veulent des solutions. Mais pour ça, il n’y a pas de formule magique, on doit travailler collectivement. »
García se tait pour attendre les commentaires. Ils arrivent en rafale. On allègue finalement que « la commune est la solution. Il faut transformer le conseil municipal. Au nom de la Commune Bataille victorieuse de Lidice, j’aimerais que notre conseiller pousse le développement du Parlement communal, plutôt que de préserver ce putain de conseil municipal où on va l’envoyer. »
Car en effet… « Ce “muchacho”, on le connaît, il a la foi, s’enflamme une charmante dame à la chevelure prématurément grisonnante. Il va être accessible. Il y a des années qu’il nous écoute, on l’a sous la main. Je voterai pour lui ! » Un souffle d’assentiment parcourt le rassemblement. « Je ressens beaucoup de joie », s’exclame un homme à l’âge avancé. Du doigt, il désigne deux voisins appartenant à sa génération : « Alors que nous allons prendre congé, qu’on est sur la sortie, on est heureux que des jeunes comme toi continuent sur le chemin de la révolution. »
Un bon quart d’heure encore de discussion animée. Très sobrement, Jésus García clôture la réunion : « Vous pourrez toujours compter sur moi. Je considère Polvorín comme ma maison natale. C’est ici que j’ai grandi, ici que, il y a déjà longtemps, j’ai fait ma première assemblée de rue… Je voulais simplement me présenter. »
Des chapelets de lumières brillent dans les collines. Le clair de lune baigne les murs d’une blancheur bleutée.
C’est ça le Venezuela de Maduro.
Prévisible, prévu, le résultat du scrutin n’a rien pour surprendre. Nombre d’observateurs ont mis l’accent sur la faible participation : 42 % des inscrits. « Un chiffre extrêmement bas, même pour une élection locale », a-t-on pu lire ici ou là. C’est faire abstraction de la situation très particulière dans laquelle se trouve le pays. Des raisons de l’abstention, aussi bien à droite qu’à gauche. C’est également regarder la République bolivarienne avec des œillères. Sans aller jusqu’à éplucher les résultats électoraux du monde entier, on se contentera de remarquer que le Venezuela fait mieux que le Chili – participation aux régionales du 13 juin 2021 : 20 % ! – ou même que… la France (régionales des 20 et 27 juin 2021 : 33,28 % de participation au premier tour ; 34,69 % au second !). Aucun de ces deux pays n’est pourtant victime d’un blocus doublé d’une déstabilisation.
Les élections sont finies, elles se sont déroulées sans grabuge, c’est merveilleux. Patatras ! Un incident notable bouleverse le dépouillement après que, le 28 novembre, le Conseil national électoral (CNE) ait annoncé la création d’une commission ad hoc chargée de compter les votes de l’Etat de Barinas. Une telle commission est prévue par la loi lorsqu’un conseil électoral régional ne parvient pas à achever le décompte des voix dans les délais impartis. Or une semaine s’était écoulée depuis le jour du vote et les résultats définitifs de cet Etat n’étaient toujours pas connus. A ce moment, les projections enregistrées par le CNE donnaient le candidat d’opposition Freddy Superlano très légèrement en tête, avec 37,60 % des suffrages, devant Argenis Chávez (PSUV), frère de feu le président (37,21 %).
Coup de théâtre le lendemain : la Chambre électorale du Tribunal suprême de justice (TSJ) ordonne au CNE de suspendre le recomptage et d’annuler l’élection. Un recours constitutionnel a été déposé le 26 novembre pour un motif particulièrement nébuleux – « violation des droits constitutionnels de participation et de suffrage » lié au « climat de tension entre les militants politiques » dans le Barinas – et le fait que, « suite à l’existence présumée de procédures et d’enquêtes administratives et pénales », Freddy Superlano avait antérieurement été « disqualifié pour exercer toute fonction publique » par le contrôleur général de la République – fermez le ban.
Le Barinas été gouverné par Hugo de Los Reyes Chávez, le père de feu le président (1998 – 2008), puis par Adán Chávez, frère d’Hugo, jusqu’en 2017, année de l’élection d’Argenis, un autre frère du défunt. De là à présenter l’Etat comme un bastion que le chavisme ne veut perdre en aucun cas, quelques soient les moyens employés, il n’y a qu’un pas. L’opposition hurle donc au « sale coup » de Maduro. Pourtant, et curieusement, le recours n’a pas été déposé par un proche du pouvoir, mais par… un politicien de l’opposition, Adolfo Superlano (aucun lien de parenté avec Freddy), candidat du Mouvement d’intégrité nationale-Unité (MIN-Unidad) ! Originaire de Barinas, ce Superlano, après être passé par Action démocratique, a été élu député de la MUD en 2015, avant de s’en écarter en participant au vote qui a installé tout à fait légalement Luis Parra, un autre dissident contestant l’opposition radicale, à la tête de l’Assemblée nationale, en substitution de Guaido, le 13 janvier 2020. Ce qui lui a valu d’être qualifié de « traître » et de « scorpion » par le secteur des ultras, puis d’être sanctionné par les Etats-Unis. Une mise au ban qu’à l’évidence il a décidé de faire payer… Mais qui provoque un hourvari contre le chavisme.
« C’est l’action d’un membre de l’opposition qui a été membre de la MUD, s’emporte Iris Varela, responsable de la campagne du PSUV dans le Barinas… Ils s’attaquent entre eux et ils veulent nous en faire porter la responsabilité ! »
Victime de la manœuvre, Freddy Superlano, il faut le préciser, est ce qu’on appelle un rescapé. Le matin du 23 janvier 2019, jour où le « Guaido Circus » entendait faire entrer de l’ « aide humanitaire » au Venezuela depuis la Colombie, ce député VP, président de la Commission permanente de l’Assemblée nationale (et à ce titre particulièrement déchaîné contre les CLAP), s’est réveillé dans un hôpital de la ville frontalière de Cúcuta, à sa grande surprise et particulièrement mal en point. Après le grand « concert caritatif » de la veille au soir et une virée en discothèque en hommage aux « Vénézuéliens mourant de faim », il avait été drogué par une prostituée dans une chambre du motel Pénelope avant de se faire délester de 250 000 dollars en liquide (destinés sans doute aux bonnes œuvres de Guaido). Moins chanceux que Superlano, son cousin et assistant Carlos Salinas, qui avait partagé avec lui la chambre et une deuxième fille de joie, ne put être sauvé de l’empoisonnement.
Le 8 mai suivant, on reparla de Superlano lorsque le TSJ leva son immunité parlementaire et ordonna de l’inculper, comme neuf autres dirigeants d’opposition, pour sa participation à la tentative de coup d’Etat organisée par Guaido le 1er mai, à Caracas, aux alentours de la base militaire de La Carlota. Si le « golpe » échoua, il permit la libération de Leopoldo López, alors en détention à domicile, et sa cavale vers Madrid avec l’aide de l’ambassade d’Espagne. Superlano, pour échapper aux poursuites, se réfugia en ce qui le concerne en Colombie. L’homme a donc eu effectivement affaire à la justice. Mais…
Le 31 mai 2020, à cent jours des élections législatives, et avecl’intention « d’approfondir le processus de réconciliation nationale », le président Maduro a signé un « décret d’amnistie » pour cent-dix prisonniers à caractère politique, dont vingt-six députés de l’AN. Parmi eux, Freddy Guevara, réfugié à l’ambassade du Chili, Roberto Marrero, le bras droit de Guaido, et… Superlano [28]. Qui aurait donc, de ce fait, retrouvé ses droits civiques. Mais (bis repetita)… Le 17 août 2021, une résolution du Bureau du contrôleur général de la République lui aurait à nouveau interdit l’accès à une quelconque fonction publique. Possible. Il n’en demeure pas moins que Superlano s’est inscrit dans le système automatisé du CNE, sans que cet organisme n’annule son inscription pour vice de forme ou de données, comme il l’a fait pour d’autres candidats. Alors que la victoire du candidat de la MUD paraissait possible ou probable, son élimination fait à juste titre scandale. Reste à l’interpréter. Turpitude, omissions, imprudence, dysfonctionnement ?
Ancien procureur général et ex-vice-président de la République, Isaías Rodríguez s’inquiète publiquement : ce pataquès risque de conduire à la perte de la crédibilité que le pays a réussi à reconstruire tant au niveau national qu’international. « Je parle fondamentalement en tant que juriste et en tant que personne absolument engagée dans le processus politique [le chavisme] auquel je crois, dont je ne me suis pas séparé et dont je ne me séparerai pas (…) Si la personne [Freddy Superlano] était disqualifiée, cela aurait dû être décidé au préalable par le CNE. Celui-ci ne peut pas décider a posteriori, après que la personne invalidée ait apparemment gagné. Le résultat n’est pas connu, mais je m’en tiens à ce que dit la Chambre électorale elle-même. Je pense qu’il est grave (…) qu’il n’y ait pas, dans ces institutions [le TSJ et le CNE], toute la sagesse et la réflexion sur la portée de leurs décisions [29]. »
Dans la nuit du 29 novembre, la Chambre électorale du TSJ a ordonné au CNE de convoquer, pour le 9 janvier 2022, un nouveau scrutin. Ex-candidat du PSUV, Argenis Chávez a jeté l’éponge et notifié qu’il n’y participerait pas et que, « pour accélérer le processus de transition d’ici les élections », il démissionnait du poste de gouverneur que, jusque-là, il occupait. Le 4 décembre, lors d’un rassemblement organisé par l’opposition, Aurora Silva de Superlano, militante de Volonté populaire et épouse de Freddy Superlano, a repris le flambeau de la MUD et annoncé qu’elle le porterait lors de la nouvelle élection. Alors qu’il n’a soutenu aucun candidat et a poussé à l’abstention avant le 21-N, Guaidó, par pur opportunisme, était cette fois présent à ses côtés. Toutefois, et comme dans un mauvais feuilleton, la candidature d’Aurora Silva n’a pas été acceptée par le CNE, qui l’a déclarée à son tour « inhabilitée » (sans en préciser le motif).
Par la voix de Nicolás Maduro, président du parti, le PSUV a lancé la candidature d’un de ses poids lourds et ex-gendre d’Hugo Chávez, Jorge Arreaza. Celui-ci affrontera finalement trois adversaires : Sergio Garrido (Action démocratique-MUD), en remplacement de Freddy Superlano ; Claudio Fermín (Alliance démocratique) ; Adolfo Superlano (MIN-Unidad), l’individu par qui le scandale est arrivé.
Le dénouement de ce scrutin du 9 janvier demeure particulièrement incertain. Le chavisme, après avoir frôlé ou subi une défaite, appelle à la mobilisation générale, au nom de la mémoire du « comandante ». Mais, s’estimant flouée, l’opposition peut tout aussi bien faire revenir vers elle des abstentionnistes se remobilisant par solidarité.
Représentant cette opposition, au sein du CNE, le recteur Roberto Picón, dès le 30 novembre, a publié un communiqué. « Il va sans dire que si le CNE avait été informé [de l’invalidation de Freddy Superlano], il aurait été impossible de traiter sa candidature », y a-t-il déclaré. S’il a dénoncé « une omission préoccupante », il n’en a pas moins précisé que la péripétie ne perturbait pas « la validité du processus électoral dans son ensemble ».
En effet, forcément monté en épingle dans les jours et les semaines à venir par le cluster de l’information, l’arbre du Barinas, pour épineux qu’il soit, ne doit pas cacher la forêt du Venezuela.
Le chavisme remporte une incontestable victoire. Dix-neuf Etats sur vingt-trois (en attendant le résultat du Barinas). Dont les emblématiques Miranda, deuxième du pays en terme de poids démographique, avec la réélection d’Héctor Rodriguez (qui y avait succédé à Capriles) et Táchira (en la personne de Freddy Bernal, le coordinateur des CLAP). Caracas, conquise de haute main par Carmen Mélendez. Deux tiers des municipalités du pays [30] – dont San Cristobal, fief de l’opposition au chavisme depuis vingt-deux ans. Sur un plan hautement symbolique, comment ne pas noter le triomphe d’Ángel Prado, animateur de la commune socialiste d’El Maizal, à la mairie de Simón Planas ? Pas plus anecdotique, le succès, à Caracas, du militant surgi des « barrios » Jésus García, non seulement élu conseiller municipal, mais qui plus est nommé président de la Commission des infrastructures, de l’habitat et de l‘urbanisme, et vice-président de la Commission services publics et transport, par la nouvelle femme forte de la capitale Carmen Mélendez…
Que le chavisme, année après année, scrutin après scrutin, perde des voix par rapport à ses niveaux historiques n’a rien d’étonnant (même si, en l’occurrence, la participation à ces régionales est supérieure à celle des législatives de décembre 2020). La mise à genoux de l’économie du pays et les souffrances imposées aux Vénézuéliens par le blocus et l’agression ont précisément pour objectif d’obtenir cette désaffection. On devrait au contraire s’étonner de ce que, dans ces conditions extrêmes, le chavisme est encore debout. Consciente de ce fait pour elle insupportable, la droite s’efforce de minorer les résultats du camp adverse en jetant quelques approximations que les alliés formels et informels s’empressent de diffuser. Genre : « Dans les vingt Etats gagnés par Nicolas Maduro, seulement quatre ont été gagnés avec la majorité absolue ; dans les autres, c’est seulement la division de l’opposition qui lui permet de remporter ces scrutins [31]. »
Aux quatre Etats évoqués,– Aragua (51,60 %), Carabobo (54,85 %), Delta Amacuro (61,28 %) et La Guaira (50,21 %) – on se permettra de rajouter Caracas (58,93 %). Dans les quinze autres, si l’on excepte le score d’Amazonas (39,71 %), très en deçà de la moyenne, les victoires du Grand pôle patriotique s’étagent entre 40,77 % (Merida) et 48,44 % (Miranda). Rien ne permet de prétendre que l’opposition unie aurait emporté ces Etats. On récusera ici l’argument de l’effet multiplicateur qui veut que le tout puisse être supérieur à la somme des parti(e)s. Compte tenu de l’ampleur de leurs divergences, l’improbable fusion des droites modérées et radicale vénézuéliennes aurait autant de chance de créer une dynamique que, en France, une alliance rassemblant à droite Eric Zemmour et François Bayrou ! Chacun, dans une telle configuration contre-nature et dénuée de sens, perdrait des pans entiers de ses partisans plutôt que de les voir se multiplier.
Derrière le retour de certains des membres du G-4 dans le cadre démocratique, se cachait un objectif : au terme du 21-N, celui des partis qui pourrait se prévaloir du meilleur résultat se trouverait en position favorable dans la perspective de l’élection présidentielle de 2024. En ce sens, les résultats prennent tout leur sens. Les trois opposants élus gouverneurs appartiennent à la vieille garde plutôt qu’aux jeunes « ultras » : Morel Rodríguez, vainqueur dans l’Etat Nueva Esparta, pour le compte de l’Alliance démocratique et de Force du voisinage (42,56 %), a 81 ans ; dans le Cojedes, Alberto Galíndez (Primero Justicia-MUD), 66 ans, a déjà été aux commandes de 1995 à 2000 ; à 68 ans, Manuel Rosales (Un Nouveau Temps-MUD, 54,82 %), demeure à l’évidence le plus en pointe, après avoir été deux fois maire de Maracaibo, deux fois gouverneur du Zulia et candidat à la présidence contre Chávez en 2006.
Si, toutes élections confondues, le PSUV l’emporte (42 % des suffrages) devant la MUD (22 %) et l’Alliance démocratique (15 %), cette dernière, avec les autres modérés de Force du voisinage et de Lápiz (première force d’opposition dans l’Etat de Miranda et Caracas), s’installent dans le panorama.
Comme il fallait s’y attendre, chacun, dès lors, a joué sa partition. La présence de l’Union européenne et de ses observateurs avait fait l’objet d’un feu vert après une conversation entre le haut représentant de l’UE pour la politique extérieure, Josep Borrell, et le secrétaire d’Etat étatsunien Antony Blinken. Le choix de Borrell, désignant cheffe de la Mission d’observation (MOE) l’eurodéputée du Parti socialiste portugais Isabel Santos offrit un premier signal. Lors d’un débat au Parlement européen, le 14 janvier 2020, Santos s’est déclarée favorable à l’imposition de « sanctions » au Venezuela. Borrell fit ensuite monter la tension en déclarant que la MOE se trouvait au Venezuela pour « accompagner l’opposition » et que le rapport des observateurs « légitimerait ou délégitimerait » et le processus électoral et le gouvernement vénézuélien. Fortement critiqué par Caracas, Borrell dût baisser le ton. Très momentanément. Le 18 novembre, trois jours avant les élections, l’Union européenne se livra à une véritable provocation en stipulant qu’elle prolongeait jusqu’à novembre 2022 les « sanctions » imposées depuis 2017 à cinquante-cinq fonctionnaires vénézuéliens. Le lendemain, pour enfoncer le clou, Isabel Santos rencontrait Guaidó (partisan du boycott électoral) et María Corina Machado (plus que jamais adepte d’une intervention militaire internationale).
Cette attitude ne surprit pas. « L’Europe a deux problèmes, nous déclara Arreaza, fort de son expérience d’ex-ministre des Affaires étrangères. Le premier c’est de s’être maintenue très soumise aux Etats-Unis, y compris pendant le mandat de Trump, avec qui elle avait pourtant quelques différences. Elle a toujours fini par faire ce que lui ordonnait Washington. L’autre problème, c’est qu’elle conserve une mentalité coloniale. Elle sous-estime les pays du sud. Il est impossible d’avancer dans une relation vertueuse si l’on ne s’entend pas entre égaux. Et ça, elle ne le comprend pas. »
Rendu public avant que ne survienne la polémique sur le résultat du scrutin dans l’Etat de Barinas, le rapport préliminaire de la MOE est la copie conforme de ce qu’on pouvait en espérer (ou en désespérer). S’il démarre par un singulier « Nous avons pu constater des progrès dans le processus électoral vénézuélien » – amusant constat dans la mesure où l’UE n’a pas observé une élection dans ce pays depuis quinze ans ! –, il poursuit par une série de critiques et d’appréciations négatives dont la plupart ignorent délibérément le contexte dans lequel est plongé le pays. Il est par exemple tout à fait inapproprié de dénoncer le retrait arbitraire « à des dirigeants et à des membres les plus connus de certains partis le contrôle de leurs symboles et de leurs cartes électorales », en omettant de mentionner ce qu’on a appelé « la révolte des suppléants ». Favorables à l’option électorale, outrés d’être soumis aux diktats de leaders vivant à l’étranger tout en séquestrant les partis – privés d’élections internes et de renouvellement des directions depuis parfois plus de dix ans –, des militants, députés et députés suppléants « de l’intérieur » ont fait sécession et, en représentation d’Action démocratique ou de Primero Justicia, ont obtenu gain de cause auprès du TSJ [32].
Le rapport final de l’UE devant être révélé fin janvier ou début février 2022, on peut s’attendre à ce qu’il épouse définitivement le sens du vent – c’est-à-dire la direction qu’aura indiquée Washington.
En autorisant certains de ses protégés à participer aux élections, le Département d’Etat américain entendait faire de celles-ci un thermomètre permettant d’évaluer les rapports de force sur la scène politique vénézuélienne. Il sait désormais à quoi s’en tenir : le chavisme l’a emporté. Dès 22 novembre, Antony Blinken a donc considéré que le gouvernement de Maduro a « une fois de plus privé les Vénézuéliens de participer à un processus électoral libre et juste ». Reste pour lui à remettre de l’ordre dans la maison (qui ne lui appartient pas). Et la tâche devient particulièrement ardue.
D’un côté, face à la presse et à une poignée de partisans, Guaido a appelé au rassemblement : « Ce n’est pas le moment pour les disputes entre partis, a-t-il lancé, ce n’est pas le moment pour les disputes d’ego ou les guéguerres de pouvoir, c’est le moment de la réflexion et de l’unité. » D’un autre côté, et au même moment, les gouverneurs d’opposition élus, Manuel Rosales, Alberto Galíndez et Morel Rodríguez, étaient reçus par le président Maduro avec qui ils devisaient très courtoisement. Constatant la montée en puissance de l’opposition modérée, le chavisme a d’ailleurs fait savoir qu’il entend voir l’Alliance démocratique intégrer la table de négociations de Mexico.
Pendant ce temps, au sein du fondamentalisme, le torchon brûle sérieusement : « ministre des Affaires étrangères » de Guaidó, Julio Borges vient d’annoncer sa démission. « Nous devons réformer le gouvernement intérimaire, qui avait un sens pour sortir de la dictature, mais qui a été déformé et qui (…) est devenu une fin en soi », a-t-il déclaré. Mettant en cause « une bureaucratie de près de 1600 personnes », Borges va même plus loin en prônant la disparition du gouvernement provisoire – « une caste qui s’est bureaucratisée ».
Les 9 et 10 décembre, les « leaders » de la « société civile », du secteur privé et des gouvernements de cent-dix pays – dont vingt-huit des trente membres de l’OTAN – ont été convoqués à une réunion virtuelle mondiale, le « Sommet pour la démocratie », par le « Guide suprême » Joe Biden. Pour l’Amérique latine, Cuba, le Nicaragua, la Bolivie, le Salvador et le Venezuela en ont été exclus. En revanche, Washington n’ayant pour le moment pas de réelle solution de rechange, Guaidó, invité, pourra s’y exprimer. Il aurait tort de pavoiser. Dans les prochaines semaines, le Département d’Etat va beaucoup consulter au sein du spectre large de la droite dure vénézuélienne. Par ailleurs, le 6 décembre, à New York, l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies a reconnu une nouvelle fois le gouvernement de Nicolás Maduro comme le représentant légitime du Venezuela. Seuls 16 pays sur 193 s’y sont opposés.
Texte et photos : Maurice Lemoine