Inutile de se le cacher : la question du protectionnisme (en particulier vis-à-vis du tiers monde) a toujours posé de redoutables problèmes aux forces progressistes européennes, et même aux femmes et aux hommes de bonne volonté. À se placer sous l’angle des intérêts immédiats des classes populaires, le dilemme est évident : le protectionnisme protège l’emploi de ceux qui en ont, mais, en assurant un monopole aux producteurs nationaux, ils privent les familles aux plus bas revenus de biens auxquels ils pourraient avoir accès. Le protectionnisme, c’est la vie chère, et telle est souvent la raison de l’effondrement des politiques protectionnistes, sous la pression de ceux qui font miroiter l’accès à des marchandises bon marché. Marx a combattu la politique protectionniste des Tories et soutenu le libre-échangisme des Whigs, qui prônaient l’ouverture du marché britannique au blé prussien ou russe. Si l’on ajoute des considérations de solidarité avec le développement du tiers-monde, il est difficile de se barricader contre les produits des pays les moins avancés, qui n’ont d’autres avantages à faire valoir que précisément leurs bas salaires. Mais à cela vient aujourd’hui s’opposer un nouvel argument : celui de l’écologie. Tout transport implique énergie et donc pollution, effet de serre...
La résistance « de gauche » au protectionnisme
Au bout de 30 ans d’un modèle libéral-productiviste désormais en crise, les discours en faveur de la démondialisation et de la relocalisation semblent frapper au coin du bon sens et de la justice. Et pourtant il suffit d’évoquer l’idée d’un renchérissement des produits importés (que ce soit sous la forme d’écotaxes supplémentaires sur le carburant ou de TVA sociale1 [1]) pour qu’aussitôt des voix s’élèvent à gauche : « Ça ne fera que renchérir le coût de la vie pour les plus démunis ! » Preuve que le débat n’a pas beaucoup avancé.
Non, le débat n’a pas beaucoup avancé, il est même devenu insoluble sous cette forme. Les solutions semblent barrées de tous côtés. Si l’on prend le cas des produits "complémentaires" venus de l’étranger, c’est-à-dire des produits que nous ne pourrions pas produire nous-mêmes, tels que le pétrole, leur « nécessité » semble dicter, au nom de la lutte pour le pouvoir d’achat, le moins de taxe possible. Et tout renchérissement par volonté politique (hausse de la taxe sur les produits pétroliers ou taxe carbone) semblera une attaque contre les intérêts populaires, malgré son intérêt écologique évident.
Si l’on se tourne maintenant vers les produits « substituables », c’est-à-dire que l’on pourrait remplacer par une production alternative locale, l’argument de la défense de l’emploi est tout aussi rapidement balayé par des arguments de coûts. Le beau livre de Florence Aubenas, Le quai de Ouistreham, montre que jusque dans les couches les plus précaires du salariat français, l’usage de l’ordinateur et d’Internet est entré dans la norme de consommation. Or il est peu probable que des femmes de ménage nettoyant les ferry-boats auraient eu accès à l’ordinateur, si celui-ci avait été produit par l’usine Thomson d’Angers. C’est bien la mondialisation et le transfert massif de l’industrie manufacturière « légère » vers l’ancien tiers-monde qui a permis l’accès massif des travailleuses précaires de France à des produits qu’elles auraient difficilement pu produire pour elles-mêmes à prix abordable, y compris leurs vêtements.
Toutefois, il faut regarder les choses d’un point de vue plus historique. Lorsque, au début des années 1980, la France avait encore une industrie électronique grand public, elle a en effet commencé à produire des ordinateurs domestiques (le TO7, etc.). Et si elle y a renoncé, c’est par suite d’erreurs industrielles, mais surtout entraînée qu’elle était par le déploiement de la nouvelle division internationale du travail, dans le cadre du nouveau modèle libéral-productiviste. Celui-ci a complètement bouleversé le débat sur le protectionnisme, en modifiant la nature même de la division internationale du travail.
Des circuits productifs mondialisés
Autrefois (avant les années 1980) les choses étaient assez simples. Le Nord, industriellement dominant, produisait, de manière auto-suffisante, ses biens manufacturés et en exportait vers le tiers-monde. Celui-ci, pénalisé par un retard technologique hérité de la colonisation, ne parvenait pas à produire pour le marché mondial des biens manufacturés et devait les importer contre des matières premières agricoles ou industrielles. La « complémentarité » était inscrite dans cette première division internationale du travail, remontant aux origines du capitalisme industriel. Les pays du tiers-monde décidés à sortir de ce destin devaient s’imposer à eux-mêmes le protectionnisme sur leurs « industries naissantes » afin de substituer, aux importations, une production locale protégée par des barrières douanières.
La position des forces progressistes occidentales était alors d’encourager de tels modèles de développement (illustrés par les gauches sud-américaines des années 1950/60). Nous étions donc protectionnistes en faveur du tiers-monde mais partisans d’ouvrir nos marchés généreusement aux premières productions industrielles de ce monde en développement. Nous ne courions pas grand risque, car en réalité, il ne nous offrait alors que la toute première des industries manufacturière, le textile... Et, par l’accord multifibres élaboré dans le cadre de l’Accordgénéral sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), les capitalistes occidentaux, farouches défenseurs du libre-échange vers le tiers-monde, s’étaient protégés de ces importations depuis le tiers-monde sous prétexte de défendre les emplois textiles nord-américains ou européens.
Tout change discrètement dans les années 1970 [2]. Les mêmes industriels occidentaux, jusqu’ici protectionnistes envers les produits manufacturés du tiers-monde, commencent à réaliser l’avantage qu’il y aurait à produire dans ces contrées à bas salaires. Parallèlement, des élites dans certains de ces pays du tiers-monde se rendent compte que les politiques de substitution aux importations ne leur offraient que de minuscules marchés intérieurs, et qu’ils avaient tout intérêt à s’associer à cette nouvelle stratégie industrielle : accepter les usines du Nord et réexporter vers celui-ci des biens produits chez eux à très bas coût. Quarante ans après, ces anciens « États-ateliers » ont fait souche sur l’ensemble de la planète (à l’exception de la plus grande partie de l’Afrique), et une nouvelle division internationale du travail s’est mise en place, le Nord ne gardant que la haute technologie et les activités de conception, le Sud se voyant assigner la fabrication.
Ne nous faisons pas d’illusion : dans les pays du Sud où les classes dominantes sont les plus dynamiques, la remontée des filières technologiques vers la maitrise de produits de plus en plus qualifiés est désormais irréversible. Ni la Corée du Sud, ni la Chine ne sont plus des bases de sous-traitance, mais bel et bien de nouveaux concurrents. Et l’histoire multiséculaire de la Chine nous montre qu’elle ne fait tout simplement que reprendre la place qui a été la sienne pendant la plus grande partie de l’histoire du monde : l’Empire du milieu, berceau des grandes inventions.
Dès lors, la « complémentarité » dans le commerce international a changé de nature. Les nations, ou plutôt les zones socialement différenciées de la planète, n’échangent plus entre elles des produits de branches différentes. Ils échangent, au sein de chaque branche, des produits de niveau technologique et réclamant une main d’œuvre de qualification différente. La technicienne de surface du quai de Ouistreham ne peut plus acheter son ordinateur à l’ouvrière de la Thomson d’Angers. Elle pourrait acheter en Europe des puces spécialisées, des machines à imprimer ces puces ou à les découper au laser, mais elle n’en a pas l’usage, ni les moyens. Et la conséquence la plus tragique est que bien sûr, ses collègues ouvrières de l’Ouest français des années 1970, de la Thomson d’Angers aux usines Moulinex de la Basse-Normandie, se sont retrouvées au chômage.
À cette conséquence sociale majeure - le chômage de masse des travailleurs peu qualifiés d’Europe occidentale - s’en est progressivement ajoutée une autre : la fragmentation indéfinie du processus productif de toutes les branches productives, tertiaires et agricoles comprises, en segments de plus en plus courts distribués par les multinationales sur l’ensemble de la planète, en fonction d’un calcul de coût salarial, de fiscalité et de règles environnementales plus ou moins avantageuses et de proximité des marchés émergents. D’où une explosion, sans rapport avec l’expansion de la production réelle, des transports de marchandises. Et non plus sous forme de transports de marchandises en masse (comme les anciens trains de fret), mais d’une myriade de micro-transports à flux tendu, par container, par avion, par camion... avec le formidable gaspillage d’énergie et la production insoutenable de gaz à effet de serre qui vont avec.
Telle est l’inscription géographique du modèle économique qui s’est mis en place à partir des années 1980 : le libéral-productivisme. Un modèle qui engendra une formidable expansion de l’emploi salarié : mais à l’autre bout du monde, en Chine, en Inde, au Vietnam, en Malaisie, en Thaïlande... Un modèle qui a considérablement augmenté le pouvoir d’achat de ceux qui avaient un revenu, en vêtements, en petits appareils électro-ménagers et électroniques : mais en privant d’emploi, et donc des moyens de se les offrir, une partie du salariat occidental. D’où la clameur qui s’élève aujourd’hui, face à la crise, pour une « démondialisation » et une « relocalisation ».
Mais on constate immédiatement que le problème ne peut plus être réglé par de simples décrets protectionnistes à l’échelle nationale : ce protectionnisme paralyserait des filières impossibles à reconstituer à court terme sur une base locale, priverait immédiatement les couches les plus pauvres du salariat occidental de la plupart des produits qui lui assurent encore un bien-être précaire, tout en condamnant au chômage des pans entiers des industries émergentes du tiers-monde. Alors que faire ? [3]
La majeure partie de l’activité restera locale
Constatons d’abord que le tableau n’est pas si manichéen. Ce que nous consommons aujourd’hui n’est pas toujours issu de circuits de branches fragmentées à travers la planète ; les productions dans tel ou tel pays ne sont pas toutes rigidement complémentaires de productions d’autres pays, en tout cas pas à moyen terme.
Premier échappatoire en effet : l’activité humaine n’est que très partiellement délocalisable. Les études statistiques menées dans les années 1970 (alors que la « nouvelle mondialisation » ne faisait que commencer) montraient que 80 % du travail humain que nous consommons dans notre vie est produit dans un rayon de moins de 20 km autour de chez soi. Les chiffres n’ont pas dû beaucoup changer aujourd’hui. En effet, nous consommons toujours principalement : le produit de notre activité domestique, puis du bâtiment et des travaux publics, puis des quantités indéfiniment croissantes de services à la personne, qu’il s’agisse de services publics (éducation, santé, culture et loisir, soins aux personnes) ou de services commerciaux (comme justement l’activité de nettoyage du Quai de Ouistreham).
Il reste d’ailleurs une marge de substitution importante entre les marchandises transférables d’un pays à l’autre et les services à la personne, produits et servis localement. C’est évident dans le cas de la réparation et des loisirs, ça l’est bien plus encore dans le cas des services à la personne. D’énormes réserves d’emplois ne demandent qu’à s’épanouir dans les services à la communauté, sous forme de l’économie sociale et solidaire. Mais, même à s’en tenir aux produits manufacturés, il existe un arc important de substituions entre, par exemple l’importation d’automobiles et la production locale de services de transport en commun : construction des bus, trams, métros et trains (si lourds qu’ils doivent être produits sur le même continent), pose des sites propres, conduite des engins. De même, ne nous effrayons pas de la domination chinoise sur la production de cellules photovoltaïques : le gros du travail consiste en le montage et la pose de ces cellules sur le toit de nos édifices...
Réduire la dépendance d’une région à l’importation, c’est d’abord et avant tout augmenter la part de l’activité dédiée au service à la communauté, c’est diminuer la consommation de machines polluantes et augmenter la production de services locaux (publics ou privés) qui économise les pollutions. Ce n’est pas une question de protectionnisme aux frontières : c’est une question de choix d’un modèle de consommation. D’ailleurs, la « relocalisation » réclamée par les écologistes ignore le tracé des frontières et ne se soucie que des distances, mesurées en tonne de CO2 émises par tonne de marchandises déplacée.
Protéger le marché intérieur ou protéger des rapports sociaux ?
Tournons-nous ensuite, mais ensuite seulement, vers la substitution entre importation et production locale des mêmes produits. Ce que la mondialisation a défait depuis les années 1980 (le caractère relativement autocentré des économies nord-occidentales), les années 2010 peuvent le recoudre : et c’est là qu’interviennent les questions de politique industrielle et de protectionnisme. Il est tout à fait possible de retisser progressivement un tissu industriel quand son délitement n’est que la conséquence de choix opportunistes, fondés sur les différences de salaires, de fiscalité, de défense de l’environnement, et sur le bas prix de l’énergie, donc des transports.
Remarquons d’emblée que ce projet n’a rien à voir avec le protectionnisme de droite des gouvernements libéraux des années 1930 (Hoover, Ramsay McDonald-Snowden, Tardieu-Laval...) ni avec celui des pays fascistes ou de l’Union soviétique. Ce protectionnisme-là partait de l’idée qu’il existait un marché national qu’il suffisait de réserver à la production nationale. On s’aperçut rapidement que ce protectionnisme aggravait la crise : à un marché intérieur qui se contractait déjà pour des raisons internes, s’ajoutait la disparition des marchés extérieurs. Défendre aujourd’hui le protectionnisme au nom du même argument serait encore plus stupide que dans les années 1930, puisque justement les complémentarités entre productions locales et productions à l’étranger se sont encore aggravées.
En outre, ce serait ne rien comprendre à la nature de la crise actuelle. Comme dans les années 1930 (et contrairement à celle des années 1980 [4]), c’est une crise de « suraccumulation des profits » et d’insuffisance de la demande populaire, mais polarisée géographiquement. Les travailleurs surexploités sont en Chine et leurs consommateurs en Europe ou en Amérique : le problème est d’obtenir la hausse du pouvoir d’achat des travailleurs chinois, mais on ne peut imposer un « Wagner Act » ou des accords de Matignon depuis l’extérieur de la Chine. La crise actuelle est également une crise alimentaire mondiale, et le problème est la protection des agricultures du Sud contre celles du Nord, pas l’inverse. C’est enfin une crise énergie-climat : les nuages radioactifs, les gaz à effet de serre et le réchauffement climatique se rient des frontières et des droits de douane.
Donc, ce qu’il faut avoir en vue, c’est l’élimination progressive des mauvaises raisons pour fragmenter la production. Et ces raisons sont les différences de salaires, les différences de fiscalité et de réglementation environnementale, et l’incitation au transport que représente une énergie artificiellement bon marché. Il ne s’agit plus de protéger des marchés intérieurs, mais des compromis écologiques et sociaux avancés, de dimension mondiale ou du moins continentale.
Beaucoup d’économistes libéraux pensent que, justement, le commerce international finira par éliminer spontanément les différences de salaires. D’ores et déjà, la délocalisation en Chine ne représenterait plus un grand intérêt, et ceux des industriels qui recherchent des bas salaires se tournent vers des pays encore moins chers, comme le Vietnam. Toutefois, aucun argument économique libéral ne tient contre la « nécessité », pour les États, de se faire concurrence par une baisse de la fiscalité sur le profit des entreprises, et c’est l’une des grandes raisons de la crise actuelle des finances publiques. Le raisonnement est le même pour les législations environnementales.
Quant à l’égalisation des salaires que promettent les libéraux, elle est réelle, mais, encore longtemps elle restera un puits sans fond : l’armée de réserve industrielle en Asie du Sud ou en Afrique est, pour le moment du moins, inépuisable. Le libéralisme engendre donc provisoirement une course aux bas salaires.
Nous sommes donc ramenés à un problème non plus de protectionnisme mais d’homogénéisation mondiale des conditions sociales, environnementales et fiscales. A quoi il faut ajouter la prise en compte ou non par chaque économie nationale des contraintes écologiques globales, telle que la lutte contre le changement climatique. Dans tous les cas, il s’agit d’obtenir au niveau mondial une convergence des politiques fiscales, sociales et écologiques.
Un protectionnisme « universaliste »
Naturellement, cette convergence prendra du temps, selon des trajectoires fortement différenciées entre différents espaces socio-politiques, nationaux ou continentaux. En effet, tous ne partent pas du même niveau de productivité du travail humain, tous n’ont pas historiquement contribué au stock de gaz à effet de serre anthropique actuellement dans l’atmosphère, tous ne sont pas également exposés aux périls climatiques. Toutefois, on mesure combien cette stratégie « universaliste » s’oppose à la stratégie « souverainiste » [5], elle vise à étendre les mêmes normes du progrès humain sur l’ensemble de la planète, contre la logique du profit opportuniste.
Elle nécessitera certainement des mesures de protection afin d’éviter que les pays s’engageant dans un processus rapide d’amélioration des normes sociales, fiscales, et écologiques souffrent de la concurrence des pays qui ne voudraient faire aucun effort dans ce sens. Ces mesures consisteront en la mise en place de « sas », d’écluses intégrant, dans le prix des produits importés et venus de zones à trop bas salaires, ou irresponsables vis-à-vis des contraintes écologiques, le « coût fantôme » qu’auraient dû subir les entreprises exportatrices, si elles avaient été soumises aux mêmes règles que dans le pays importateur.
De telles mesures protectionnistes sont donc appelées à se dissoudre au fur et à mesure que tous les pays adoptent les mêmes règles sociales et environnementales : il s’agit d’un protectionnisme altruiste visant à obtenir, pour toute l’humanité, les mesures politiques d’amélioration de la qualité de vie adoptées dans les pays les plus socialement ou écologiquement avancés. Ce qualificatif « altruiste », rappelons-le, n’est pas purement rhétorique : il se traduira, comme tout protectionnisme, par la hausse des prix des produits importés et donc une baisse (à court terme) du pouvoir d’achat, et donc se heurtera aux réticences « de gauche » face au protectionnisme : réticences qui ne pourront être levées, dans les classes populaires, que par une politique de redistribution des revenus, interne aux sociétés protégeant leurs avancées écologiques et sociales, relativement à celles qui refuseraient ces avancées.
Le fond du problème, face à l’actuel enchevêtrement mondialisé des processus productifs, comme face au caractère planétaire des contraintes environnementales, c’est que nous ne disposons pas d’instances politiques supranationales permettant l’adoption simultanée des dites normes sociales, fiscales et environnementales. L’Union européenne représente le point le plus avancé (quoique bien trop peu avancé !), au niveau mondial, d’un processus de convergence des normes, sous l’égide d’un dispositif politique à vocation fédérale. C’est la raison pour laquelle les écologistes soutiennent la fédéralisation et la démocratisation la plus rapide possible de l’Union européenne, comme ils soutiennent le caractère contraignant des accords internationaux sur l’environnement.
Conviction et sanctions
Qui dit « loi commune et caractère contraignant » soulève deux problèmes : l’adhésion et la sanction. La sanction consiste justement dans les mesures de protection. Tel pays ne veut rien faire dans la lutte contre l’effet de serre ? Les pays qui veulent aller de l’avant s’en protègeront en ne lui achetant pas de marchandises, ou en leur affectant un surcoût fantôme correspondant aux mesures qu’il n’a pas voulu prendre [6]. Mais ici nous retombons sur nos considérations introductives : ces sanctions... augmentent le prix des marchandises importées, y compris pour les salariés à bas salaires des pays « vertueux ». Tout protectionnisme se heurtera à ce problème [7], de même qu’il soulèvera les protestations indignées des multinationales et des élites des pays exportateurs peu regardants sur les conditions sociales et écologiques imposées à leur propre peuple.
C’est pourquoi le protectionnisme à vocation universaliste ou altermondialiste suppose un processus intense de débat, d’explications et de conversion aux valeurs sociales et écologiques qu’il prétend défendre. Il n’y aura pas d’adhésion populaire à des mesures protectionnistes dans les pays protégés, ni d’acceptation par les travailleurs des pays exportateurs des normes sociales au nom duquel certains pays s’opposent à leurs produits, s’il n’y a pas un développement puissant et transnational de l’aspiration aux valeurs de justice sociale et environnementale. C’est là que l’éducation populaire et les initiatives de la société civile jouent un rôle capital.
Ainsi, les expériences de commerce équitable, par lesquels des consommateurs occidentaux acceptent de payer quelques centimes de plus le paquet de café, si on leur garantit que les paysans qui l’ont produit ont été correctement payés, peuvent sembler marginales aux yeux des économistes. Mais il s’agit en réalité d’une avant-garde dans une bataille idéologique pour que tout le commerce mondial devienne équitable : et cela passera par des accords internationaux contraignants.
Participer aujourd’hui au commerce équitable, c’est une façon de voter avec son porte-monnaie pour la suprématie des normes de l’Organisation internationale du travail (OIT) ou des accords internationaux sur l’environnement, face aux règles libre-échangistes de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Cette suprématie va de soi quand il s’agit de mesures phytosanitaires dictées par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) ou l’Organisation mondiale de la santé (OMS) : tout le monde reconnait qu’un pays a le droit de protéger sa santé contre des dangers venus des importations. L’étape suivante, c’est d’obtenir qu’il en aille de même pour les risques sociaux et environnementaux. Et cela, c’est une bataille à mener dans tous les pays, y compris au sein des couches populaires qui renonceront difficilement (au Nord) aux importations à bas prix, et qui sont prêtes (au Sud) à tout sacrifier pour décrocher un emploi.
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Alors que j’étais président de la délégation du Parlement européen pour la Communauté andine des Nations, j’ai rencontré à Guayaquil (Équateur) les syndicalistes de la banane. Ceux-ci, les larmes aux yeux, nous racontaient comment des enfants étaient payés à charrier des régimes de bananes encore purulents de produits insecticides cancérigènes. Quand je leur demandai : « Voulez-vous que je propose à l’Union européenne d’interdire l’importation des bananes équatoriennes, tant que ces pratiques n’auront pas disparu ? », ils sont restés perplexes... Face à la même question, la présidente de la Centrale authentique des travailleurs du Mexique avait répondu catégoriquement : « Il n’y a aucun sens à lutter pour l’amélioration des droits sociaux au Mexique, si les entreprises qui ne les respectent pas ne sont pas sanctionnées. »
Le protectionnisme universaliste demandera autant de courage que de sagesse, ici et là- bas. C’est le courage qu’il a fallu aux syndicalistes du 19e siècle pour faire interdire le travail des enfants, y compris face à l’opposition de leurs collègues, qui « avaient besoin » du salaire de leurs enfants.