Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

Commentaire n° 314, 1er octobre 2011

Quel bilan Al-Qaïda ferait-elle de son action ?

mardi 18 octobre 2011   |   Immanuel Wallerstein
Lecture .

Je m’imagine bien une conversation le 11 septembre 2011 entre les chefs dirigeants d’Al-Qaïda où ceux-ci feraient le bilan de dix ans d’action depuis leurs attentats sur le sol américain. A mon avis, ils se montreraient très positifs sur tout le chemin parcouru.

Pour le comprendre, il nous faut revenir sur les résultats qu’ils escomptaient des attentats du 11-septembre. A cette époque, Oussama Ben Laden avait clairement défini ses objectifs de long terme. Il souhaitait, disait-il, effacer quatre-vingts ans d’humiliation pour le monde islamique. Quatre-vingts ans ? Ben Laden faisait référence à l’abolition du califat par Moustafa Kemal Atatürk en 1924 (soit pas tout à fait quatre-vingts ans). L’objectif avoué du chef d’Al-Qaïda était de recréer un califat sur l’ensemble du monde musulman, vraisemblablement soumis à l’application de la charia et dirigé par un descendant direct de Mahomet.

A quoi se heurtait l’accomplissement de cet objectif ? A trois obstacles principalement. Le premier : les Etats-Unis, qui usaient de leur puissance pour soumettre le monde islamique. Le deuxième et le troisième : les gouvernements saoudien et pakistanais, que Ben Laden considérait comme les deux piliers du soutien à l’Amérique dans le monde musulman, et qu’il accusait d’être « non-islamiques ».

Comment les attentats du 11 septembre pouvaient-ils servir la réalisation de cet objectif ? Reprenons le raisonnement de Ben Laden : l’attaque directe et spectaculaire orchestrée contre les Etats-Unis, sur son territoire, devait montrer au grand jour que ce pays n’était qu’un « tigre de papier » et instiller une peur profonde chez les Américains quant à leur sécurité physique et leur avenir collectif. Encore la semaine dernière, Al-Qaïda a publiquement attaqué le président iranien Ahmadinejad car celui-ci avait suggéré que le 11 septembre avait été le travail des Américains et pas d’Al-Qaïda.

Ben Laden espérait que les Américains seraient entraînés dans une « guerre » sans fin, une guerre qu’ils ne pourraient gagner, même s’ils ne la « perdaient » pas à court terme au sens militaire. Ben Laden espérait que la pression permanente d’une telle guerre, par son coût exorbitant, tant matériel que géopolitique, finirait par épuiser les Etats-Unis. S’il c’est bien ce qu’il souhaitait, il est difficilement contestable en 2011 que les dix années passées ont prouvé qu’il avait vu juste.

Pourquoi alors vouloir aussi renverser les gouvernements saoudien et pakistanais ? Et comment ? L’analyse faite par Ben Laden était que ces deux gouvernements, qui à ses yeux étaient corrompus et non-islamiques, étaient capables de survivre, et même de prospérer, par le simple effet de l’ambiguïté de leurs discours. En tenant deux langages, l’un à destination du monde occidental, l’autre à usage interne, ces deux gouvernements cherchaient à conserver à la fois le soutien d’élites occidentalisées et matérialistes, et le soutien de forces populaires profondément islamiques.

La stratégie de Ben Laden était clairement d’exposer au grand jour leur duplicité en les forçant à choisir entre leurs deux rhétoriques. Il comptait sur la pression des Etats-Unis, suite au 11 septembre, pour l’aider dans son entreprise. Dit autrement, les Etats-Unis deviendraient les « agents » de Ben Laden en ce qu’ils obligeraient les régimes saoudien et pakistanais à sortir de leurs ambiguïtés.

Clairement, c’est ce qui est précisément en train de se passer au Pakistan en 2011. Alors que la situation devient de plus en plus difficile pour les Américains en Afghanistan, les Etats-Unis se montrent de plus en plus impatients avec un régime pakistanais (ou à tout le moins une composante puissante que sont les services de renseignements, l’Inter-Services Intelligence – ISI-) qui soutient clairement divers groupes qui combattent sans relâche l’Amérique en Afghanistan : les talibans, le réseau Haqqani, voire Al-Qaïda elle-même.

Le Congrès américain est maintenant très échaudé et souhaite couper les vivres au Pakistan. Le nouveau secrétaire américain à la Défense, Leon E. Panetta, pousse en faveur d’une action militaire directe des Etats-Unis au Pakistan. Et l’ex-chef du comité d’état-major des armées lui-même, l’amiral Michael Mullen, qui jusque-là avait invité à la plus grande prudence vis-à-vis des Pakistanais (relayant une réticence assez générale dans les forces armées américaines à s’engager militairement sur un théâtre d’opérations supplémentaire) a, semble-t-il, fini par perdre patience et critique désormais ouvertement le gouvernement pakistanais.

La réponse pakistanaise ? Le ministre de l’intérieur Rehman Malik a répliqué en critiquant ouvertement les attaques unilatérales des Etats-Unis contre des militants islamistes au Pakistan. Il a exigé que l’Amérique « respecte notre souveraineté ». Les Pakistanais ont appelé leurs autres proches alliés à les soutenir. Ils ont obtenu de la part du vice-premier ministre chinois une déclaration publique en faveur de la défense de leur « souveraineté ». Et le patron de l’ISI s’est envolé vers l’Arabie saoudite pour ressouder les liens de la résistance commune de leurs deux pays face aux pressions américaines.

Al-Qaïda peut tirer une grande satisfaction du fait que c’est l’opération, couronnée de succès, d’assassinat de son chef par les forces spéciales de la marine américaine, les Navy Seals, qui a précipité cette confrontation ouverte entre dirigeants américains et pakistanais. Elle a, en effet, mis sur la place publique les divisions existant au sein du gouvernement pakistanais entre ceux qui ont été complices de la planque en lieu sûr de Ben Laden (et qui n’avaient donc pas été mis au courant par les Etats-Unis de l’imminence du raid) et ceux qui ont été complices du gouvernement américain et lui ont indiqué l’endroit précis où se cachait Ben Laden. Mais à la suite de l’opération américaine, l’opinion publique pakistanaise a quasi unanimement condamné cette intervention.

A présent, l’alliance américano-pakistanaise est devenue, chacun en convient, extrêmement fragile. Al-Qaïda s’en auto-congratule très certainement. Al-Qaïda a-t-elle aussi bien joué dans son travail de sape du régime saoudien ? Pas tout à fait : le gouvernement saoudien est parvenu jusqu’à un certain point à maintenir l’ambiguïté, et seulement en prenant quelques distances vis-à-vis de la politique des Etats-Unis dans le monde arabe. Le régime saoudien a clairement pris conscience que cette politique pourrait avoir le même effet délétère sur sa cohésion interne que ce qui s’observe actuellement au Pakistan.

Les Saoudiens gèrent cette situation par la combinaison d’une grande fermeté sur le plan intérieur, de quelques concessions pour les membres de l’élite (cf. la récente annonce d’accorder le droit de vote aux femmes), d’interventions directes si nécessaire pour soutenir les gouvernements des Etats du Golfe voisins (cf. l’envoi de troupes en aide au gouvernement du Bahreïn) et, enfin, une aide économique et diplomatique accrue aux Palestiniens. Tout ceci sera-t-il suffisant ? Le plus gros problème pour le régime est sa minorité chiite, opprimée, remuante et vivant justement là où se situent les plus grandes réserves pétrolifères. Qui plus est, Al-Qaïda n’est pas près d’aider le régime saoudien à aborder de façon intelligente les récriminations des chiites.

Comment peut se résumer la situation ? Certes, les dirigeants d’Al-Qaïda ont été régulièrement tués par les forces spéciales américaines. Ils ont perdu Ben Laden lui-même. Mais ils ne semblent pas avoir été découragés. Al-Qaïda est devenue une franchise islamique : des groupes nouveaux apparaissent sans arrêt et revendiquent son nom, même s’ils agissent en pratique de façon autonome. Les Etats-Unis sont clairement affaiblis sur le plan géopolitique par rapport à 2001. Le régime pakistanais se bat pour sa survie. Et les Saoudiens sont très inquiets.

Pas encore de califat, mais les dirigeants d’Al-Qaïda sont « impatiemment patients » : impatients sur le plan opérationnel ; très patients sur le plan stratégique.

 

 

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Ces commentaires, bimensuels, sont des réflexions consacrées à l’analyse de la scène mondiale contemporaine vue dans une perspective de long terme et non de court terme.





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