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ONZE ANS APRÈS LE PREMIER FORUM SOCIAL MONDIAL DE PORTO ALEGRE

Tensions globales et altermondialisme

mardi 31 janvier 2012   |   Christophe Ventura
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Version croate de cet article : Globalne tenzije i alterglobalizam

Huit Forums sociaux mondiaux (FSM), un Forum polycentrique (c’est-à-dire organisé dans plusieurs pays de différentes régions du monde dans la même période), une « Journée globale d’actions », une « Année globale d’actions » [1] et un Forum social thématique [2] ont accompagné une décennie tumultueuse qui a propulsé le monde dans une période de forte instabilité géoéconomique et géopolitique.

1.- Bref retour sur dix ans d’évolution radicale

L’année 2001 fut marquée par trois événements de nature géopolitique, économique et citoyenne. Chacun, dans sa dimension, allait significativement contribuer à façonner le cycle décennal.

Sur le plan géopolitique, les meurtrières attaques terroristes d’Al-Qaida contre le World Trade Center de New-Yorkallaient déchaîner les apôtres du « choc des civilisations », enivrer de rêves impériaux globaux les faucons néoconservateurs de George Bush et projeter le monde dans une période d’impasses guerrières (Afghanistan, Irak).

Dans le même temps, l’instrumentalisation du terrorisme par les Etats allait offrir aux gouvernements l’opportunité de développer comme jamais des politiques sécuritaires et de criminalisation de la contestation sociale dans leurs sociétés [3].

Sur le plan économique, l’entrée de la Chine au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) allait confirmer l’irrésistible ascension de l’Empire du milieu dans le système-monde et, au-delà, celle de ceux que l’on nommerait bientôt les « BRICS » (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) dans la compétition économique et interétatique mondiale.

Enfin, s’agissant de la résistance sociale et citoyenne au capitalisme, la naissance du FSM à Porto Alegre (Brésil), en plein coeur de la dynamique victorieuse des luttes sociales et politiques latino-américaines engagée depuis la seconde moitié des années 1990, allait confirmer, à peine plus de dix ans après l’effondrement du communisme d’Etat, la montée en puissance et l’inscription dans la durée d’un « mouvement de mouvements » à dimension internationale.

Composé d’associations, d’ONG, de syndicats, de mouvements sociaux (antiguerre, sans droits, mouvements paysans, étudiants, de femmes, de migrants, etc.), le mouvement altermondialiste allait peu à peu s’affirmer comme un nouveau sujet politico-social pluriel porteur de propositions de réformes radicales du système économique et de ses institutions internationales (FMI, Banque mondiale, OMC, Union européenne, etc.).

Depuis, ce mouvement a été capable d’organiser régulièrement sa présence dans l’arène internationale - avec une moindre visibilité grand public cependant ces dernières années et certaines limites comme nous le verrons - à travers les événements du processus FSM ou lors des rencontres de l’agenda international des dominants (G8/G20, Sommets des Nations unies, Sommets européens, etc.).

 

2.- 2011-2012 : un monde en transition

Sur le plan de l’actualité géopolitique, 2011 s’est révélée constituer une année majeure. La puissance impériale étasunienne a réussi à décapiter Al-Qaida, mais contrairement à ce qu’imaginaient les faucons de Washington, elle est aussi entrée dans une longue et inéluctable phase de déclin relatif de son hégémonie. Et ce alors que ses armées, officiellement retirées d’Irak, sont toujours significativement présentes en Afghanistan.

La catastrophe de Fukushima et le « printemps arabe » constituent deux événements cardinaux. Sur le plan géopolitique, le dernier est certainement le plus important depuis la chute du mur de Berlin. Dans ce mouvement tectonique des sociétés arabo-musulmanes qui dégage une puissante énergie de demande démocratique, les positions « djihadistes » se révèlent marginalisées dans le cadre d’une montée générale de l’islamisme politique et social.

La situation libyenne a divisé le mouvement progressiste mondial sur la question de savoir s’il fallait intervenir ou pas (notamment la gauche européenne et latino-américaine). Elle a également mis en lumière l’échec de l’ONU piégée dans une nouvelle guerre de l’OTAN. Cette dernière a révélé, par ailleurs, les dissensions et les errements stratégiques au sein de l’Alliance, ainsi que les limites physiques de ses capacités militaires.

Sur le plan géoéconomique, la Chine s’est solidement arrimée à sa place de seconde puissance en se déployant de manière inédite dans son histoire dans le commerce international. Les BRICS - qui représentent 40 % de la population mondiale, près de 20 % du PIB mondial et 30 % de la superficie terrestre - s’imposent ainsi sur la scène économique et, peu à peu, géopolitique. Tout indique que leur montée en puissance ne s’accompagne pas d’une remise en cause du capitalisme mondialisé et du néolibéralisme. Les BRICS se positionnent en tant que compétiteurs dans la lutte concurrentielle face aux puissances traditionnelles du centre du capitalisme.

Aujourd’hui, il existe du Nord au Sud et du Sud au Nord. Le monde se divise de plus en plus entre ceux qui profitent des mécanismes du capitalisme mondialisé et ceux qui en pâtissent, au Nord comme au Sud. Conséquence nouvelle de ce mouvement, la conflictualité sociale dans le monde du travail augmente (grèves, revendications salariales et syndicales, etc.) dans tous les pays du « Grand Sud » fournisseurs de main d’œuvre pour les besoins de la production mondiale. On peut raisonnablement penser que cette conflictualité débouchera, à terme, sur l’émergence de puissants mouvements sociaux capables de perturber les équilibres capitalistes en place et d’affecter la profitabilité des capitaux investis aussi bien par les acteurs locaux qu’étrangers. Cette incubation préparerait alors l’avènement d’un possible deuxième âge de l’intensification, au niveau international, de la lutte contre le capitalisme mondialisé.

Ainsi, le monde assiste au déplacement progressif du centre de gravité de l’économie internationale vers l’Asie du Sud-Est et de nouveaux pôles au Sud (Amérique du Sud et Afrique). Ce mouvement structurel s’effectue alors que le capitalisme mondialisé s’enfonce dans sa crise systémique (tout à la fois financière, économique, sociale, alimentaire, énergétique, environnementale, géopolitique). Et ce, notamment depuis sa phase financière de 2008 qui touche de plein fouet les économies du centre du capitalisme (notamment européennes) qui concentrent les principaux acteurs, places et flux financiers.

Dans ce contexte, aucun signe tangible n’indique une volonté de modifier le cours destructeur et insoutenable de ce système au sein des élites décisionnaires. Les gouvernements et les médias à leur botte, les dirigeants et « experts » des institutions financières internationales, les membres de l’oligarchie mondiale (opérateurs financiers, hyper-riches, etc.) n’ont aucune intention de remettre en cause un système d’exploitation qui leur procure encore l’abondance. Ils ont décidé de faire payer les peuples pour leur crise à travers l’imposition d’une austérité généralisée qui, elle-même, précipite à son tour le monde dans un nouveau cycle économique récessionniste aux lourdes conséquences sociales.

En Europe, face à la dégradation de la situation, d’importants mouvements sociaux - notamment celui des « Indignés » - se déploient dans certains pays (Espagne, Grèce). Ces derniers existent également, mais de manière moins massive, en France, en Italie, dans les pays d’Europe centrale et orientale, les Balkans, etc. [4]

A leur tête, les jeunesses précarisées et les salariés luttent contre l’imposition d’injustes plans d’austérité et condamnent l’épuisement des formes actuelles de la démocratie représentative et des systèmes politiques bipolarisés. Dans le cas des « Indignés », ils réclament une « Démocratie réelle  ».

L’année 2011 a également vu le développement remarquable du mouvement Occupy Wall Street aux Etats-Unis et l’émergence – confirmée en 2012 - des collectifs Anonymous qui investissent la Toile (et les rues) pour y mener des cyber-mobilisations (parfois spectaculaires contre les sites des Etats ou d’entreprises) pour la défense et la promotion d’un Internet libre et affranchi de la captation marchande.

La question de l’articulation et des formes d’alliances entre ces mouvements et les autres acteurs des luttes sociales reste ouverte tandis que beaucoup d’entre eux affichent la plus grande méfiance vis-à-vis des organisations traditionnelles (partis, syndicats).

Enfin, en Amérique latine – seule faille significative dans l’hégémonie néolibérale au cours de la décennie précédente -, le destin continental reste conduit par une majorité de gouvernements progressistes dans le contexte de difficultés économiques significatives et d’une forte contre-offensive des droites.

Ces gouvernements se sont appuyés sur des articulations originales entre mouvements sociaux et forces politiques dans leur phase de conquête de pouvoir et de mise en place de politiques de rupture avec les dogmes néolibéraux. Ils affichent aujourd’hui une combinaison d’acquis irréversibles et de contradictions [5] et doivent faire face, dans certains pays, à l’expression d’une nouvelle contestation de la part de certains mouvements sociaux (indigènes et paysans notamment) qui leur reprochent certains choix en matière de politiques de développement (extractivisme, agro-industrie) [6].

 

3.- Quid du FSM et du mouvement altermondialiste ?

Il faut revenir à l’édition 2011 du FSM (le Forum social thématique 2012 de Porto Alegre s’inscrivant dans une dynamique continentale [7]) pour tenter de discuter l’état du mouvement altermondialiste dans son ensemble.

Le 9ème FSM s’est tenu à Dakar du 6 au 11 février 2011.

En tant qu’événement international, il a rencontré un indéniable succès quantitatif après une année d’actions 2010 qui s’est traduite par l’organisation de 55 événements liés au processus altermondialiste des FSM [8]. Et ce, dans 28 pays (avec une forte dynamique dans les pays latino-américains et dans la région Maghreb-Machrek).

Entre 60 et 100 000 participants venus de tous les continents – avec une forte participation africaine - et 70 000 manifestants lors de la marche d’ouverture ont participé. Des centaines de séminaires, d’ateliers autogérés, de rencontres de réseaux thématiques (eau, migration, démocratie, agriculture, etc.) et de stratégie de convergences pour la construction de campagnes internationales (préparation des mobilisations contre le G8/G20, de la Conférence des Nations unies Rio+20 consacrée au développement en 2012, etc.) se sont déroulés malgré un important chaos organisationnel. Celui-ci a jeté une lumière crue sur les limites des vertus de « l’auto-organisation laissée à elle-même » dans les Forums.

Dans ce cadre, tout comme dans celui du marché, il n’existe pas de « main invisible » autorégulatrice. L’auto-organisation intégrale bénéficie avant tout aux organisations et réseaux dont le « capital Forum » (participation régulière, ressources financières et politiques suffisantes, poids institutionnel, etc.) est important et produit des phénomènes d’inégalité d’accès aux ressources offertes par l’événement (salles, horaires, utilisation des structures, conditions d’accueil, visibilité médiatique, etc.).

Cette tendance à la captation des ressources du FSM par les grosses organisations et les « habitués » du mouvement s’est trouvée renforcée à Dakar, produisant des tensions importantes les premiers jours de l’événement et lors des réunions de bilan entre organisations et réseaux parties prenantes du processus.

3.1- Un Forum acteur des luttes actuelles ?

Ce Forum s’est tenu dans un contexte singulier. Il a commencé avec la chute de Zine El Abidine Ben Ali en Tunisie et s’est conclu le jour de celle de Hosni Moubarak en Egypte. Mais alors que le premier FSM de Porto Alegre et les éditions suivantes étaient directement portés par les acteurs des luttes latino-américaines en cours (ou indiennes en 2004), celui de Dakar fut largement spectateur du « printemps arabe ». La présence de quelques organisations et personnalités ayant participé à ces événements n’éclipse pas le fait que la plupart des acteurs progressistes majeurs des révoltes arabes n’est pas liée au processus des Forums.

On peut toutefois nuancer le propos en avançant le fait que le développement de Forums sociaux locaux, nationaux et régionaux depuis quelques années (notamment du Forum social Maghreb/Machrek dont la prochaine édition devrait se tenir en mars 2012) et la diffusion de la critique intellectuelle de la mondialisation néolibérale ont pu imprégner la dynamique arabe.

Sur ce point, les avis diffèrent au sein du FSM. Et Immanuel Wallerstein de résumer : « Le FSM eut des débats où il s’interrogea sur sa pertinence au regard de soulèvements, dans le monde arabe et ailleurs, entrepris par des personnes qui n’avaient probablement jamais entendu parler du FSM. Les réponses données par l’assistance reflétaient les lignes de division traditionnelles dans ses rangs. Il y avait ceux qui estimaient que dix ans de réunions du FSM avaient significativement contribué à la remise en cause de la légitimité de la mondialisation néolibérale et que ce message s’était diffusé partout. Et il y avait ceux pour qui les soulèvements montraient que la politique de la transformation se passe ailleurs qu’au FSM. » [9] 

Pour Fathi Chamkhi, porte-parole du Raid/Attac Tunisie, l’analyse est la suivante : « Une révolution vient d’avoir lieu en Tunisie. En soi, c’est une chose historiquement importante. Ce qui donne plus d’importance à cette révolution, c’est le fait qu’elle a enflammé un secteur entier de la révolution mondiale, ou bien une région du nouvel ordre capitaliste mondial, qui est la région arabe.

En Tunisie, nous luttions depuis des années contre la mondialisation néolibérale. Nous nous sommes, dès le début, engagés dans le mouvement altermondialiste naissant en créant Attac Tunisie en 1999. Nous étions présents aux rencontres internationales d’Attac à Saint Denis, en juin 1999.

Nous étions parmi les premiers à organiser un contre sommet que nous avions appelé « l’Autre sommet » en novembre 2000 à Marseille pour dire notre opposition au partenariat euro-méditerranée. L’Autre sommet a été en quelques sortes l’ancêtre des Forums sociaux.

Ensuite, nous avons lancé la dynamique d’un Forum social tunisien, qui a bien fonctionné jusqu’à ce que la dictature, aidée en cela par la direction bureaucratique de l’UGTT (syndicat ouvrier), ne réussisse à l’étouffer.

Jamais, au cours de toutes ces luttes, nous n’avions réussi à soulever un quelconque intérêt de la part des réseaux sociaux actifs dans le FSM. Encore moins, un soutien. C’est vrai que nous étions assez faibles en tant que mouvement social.

Cette révolution est en quelque sorte notre revanche ! Nous sommes tellement fiers d’avoir démontré qu’un petit peuple peut faire de grandes choses ! ». [10]

L’événement géopolitique majeur constitué par le « printemps arabe » - dont la dynamique va s’inscrire dans un temps long avec des avancées, des reculs et des offensives contre-révolutionnaires - pourrait amener le prochain FSM de 2013 à se tenir dans la région, en Egypte ou en Tunisie.

Comment ce processus du FSM peut-il contribuer au renforcement du nouveau cycle de luttes ? Dans le même temps, comment ce dernier peut-il lui-même s’inscrire dans le développement des luttes internationales pour la transformation démocratique, économique, écologique et sociale ? Du point de vue du processus du FSM, la première réponse doit être de se solidariser concrètement avec ces dynamiques à défaut d’avoir pu les impulser ou y jouer un rôle direct. De la sorte, ce sont ces dernières qui pourront peut être renforcer le processus du FSM dont la centralité opérationnelle est relativisée dans la phase actuelle. Celui-ci pourrait-il faciliter la rencontre et la convergence, au niveau international, entre les nouveaux processus en cours ? Il est trop tôt pour le savoir mais cette question sera un des enjeux des réflexions sur le devenir du FSM [11].

3.2 - Entre « événement » et construction d’un rapport de forces durable, quelle stratégie et quel projet ?

Ces dernières années, de salutaires débats traversent le processus du FSM et le mouvement altermondialiste sur leur rapport et leur articulation avec les forces politiques et les gouvernements progressistes engagés contre le néolibéralisme et l’impérialisme (ce que nous avons appelé le post-altermondialisme) [12]. Désormais, ils devront prendre en compte l’émergence d’une nouvelle composante de mouvements démocratiques "non organisés auto-organisés" qui se révèlent dans la séquence historique actuelle. Ces derniers sont caractérisés par le fait qu’il n’y a ni partis, ni leaders, ni organisations de masse au cœur des processus. Cette « marque » politico-organisationnelle trouve son prolongement dans une défiance assumée et théorisée à l’égard des partis politiques (parfois des structures syndicales) et, au-delà, de toutes les formes d’ « organisations traditionnelles ».

Si ces mouvements sont peu ou pas présents dans le processus du FSM, ils en intègrent pourtant une partie de la culture, des pratiques et des revendications dans leurs formes de mobilisation et leurs revendications (organisation en réseau, horizontalité des modes de décision, recherche de la plus grande diversité, autogestion, exigence d’une démocratie refondée, dénonciation de la dictature des marchés, etc.).

Le FSM de Dakar a confirmé les acquis et les limites des Forums et du mouvement altermondialiste. Le FSM, qui ne résume pas le mouvement altermondialiste, est un processus unique de débats, de maillage et de construction d’alliances pour des mouvements sociaux et citoyens issus du monde entier (du moins pour ceux qui y participent). Il offre le récit dynamique et en permanence actualisé d’une chronique vivante des méfaits du capitalisme sur l’ensemble des territoires mondiaux. Lors de sa dernière édition, il a par exemple permis d’identifier la question de l’accaparement des terres par les Etats (notamment du Sud) et les investisseurs privés comme phénomène structurant de l’espace mondialisé.

En une décennie, il a réussi à imposer une contradiction idéologique – à défaut de politique [13] – au néolibéralisme et a significativement participé à délégitimer ce dernier auprès des opinions publiques. Dans une première étape (2001-2006), il a fourni aux syndicats, partis, associations, ONG, etc., une nouvelle matrice intellectuelle pour décrypter l’évolution de la mondialisation néolibérale. Dans un second temps (2006-2009), il a donné la possibilité à tous ces acteurs de construire de nouvelles formes d’internationalisme - thématiques et/ou sectorielles - par la constitution de réseaux qui développent désormais leur propre agenda.

De ce fait, ce processus a peu à peu, et paradoxalement, engendré une autonomisation progressive de ses acteurs – ou un relâchement de la centralité du lien entre ces acteurs et le Forum - . De nouveaux réseaux internationaux, dans le champ syndical, des partis ou des associations, se sont peu à peu créés ou consolidés au cours de ces dernières années : Forum de Sao Paulo, Confédération syndicale internationale, Forum mondial des alternatives, Climate Justice Now, plateformes thématiques d’ONG, etc. Et ce, notamment, grâce à leur passage ou leur immersion dans le FSM.

En ce sens, le processus du FSM a déjà rempli une partie de son rôle historique. Néanmoins, et malgré une accumulation significative de mouvements sociaux et citoyens depuis dix ans dans sa dynamique - surtout en Amérique latine et en Europe - et l’affirmation de valeurs et d’objectifs universels, le FSM et le mouvement altermondialiste ne mobilisent pas suffisamment de forces pour imposer, directement dans l’espace international et de manière durable, un réel rapport de force au capital.

Dans cet espace international où il est en concurrence avec les institutions du capitalisme, les marchés et les multinationales, le mouvement altermondialiste est limité par son poids. Les niveaux local et national, en résonance avec l’échelle régionale, restent, à cette étape de la phase de mondialisation financière, les plus opérationnels pour accumuler et convoquer ponctuellement, autour d’objectifs ciblés et sectoriels, des forces diverses, ancrées dans un terrain social et environnemental, et construire des fronts d’alliances temporaires [14].

Pour leur part, les conditions socio-économiques générales dans lesquelles évolue ce mouvement, en particulier en Europe, sont caractérisées par une transformation majeure du régime économique (passage du capitalisme industriel au capitalisme financier) depuis trois décennies qui se traduit par l’affaiblissement relatif et progressif de la classe ouvrière traditionnelle et manuelle ; une crise des perspectives historiques du mouvement ouvrier ; un environnement dégradé du rapport capital/travail ; une flexibilisation du marché du travail qui produit le développement de nouveaux groupes sociaux (un prolétariat des services) structurés par le chômage, la précarité, l’intermittence dans l’accès au travail, l’individualisation des parcours, etc. Ces derniers, principalement des jeunes, des femmes et des immigrés, sont par définition moins socialisés dans des espaces de luttes durables, organisés et conscientisés [15]. Ce sont dans les interstices de ces grandes tendances que se développent les luttes actuelles.

Dans ses formes socioculturelles, le mouvement altermondialiste est en partie à l’image des rapports sociaux engendrés par le capitalisme mondialisé. Très différent de ce qu’a pu être le mouvement ouvrier, même s’il en prolonge en quelque sorte les combats, il est, lui, un mouvement de mouvements divers et sectoriel, sans idéologie dominante en son sein. Liés autour d’objectifs et de « moments  » communs, les mouvements qui le composent ne s’organisent pas dans une temporalité et avec une coordination permanentes.

L’ensemble de ces facteurs et leur combinaison mouvante au gré des évolutions de la crise impriment le rythme et la nature des mobilisations de résistance. Ils imposent également une limite aux capacités politiques d’un mouvement qui réagit et résiste aux configurations et conséquences imposées par l’interaction des relations entre acteurs capitalistes plus qu’il ne pèse par lui-même sur la construction de nouveaux rapports sociaux par un conflit politique et social qu’il imposerait, sur un mode offensif, au capital.

Ainsi, si l’émergence du mouvement altermondialiste, notamment dans sa période de grande visibilité (1999-2008), correspond bien à une phase de retour, de renouvellement et de multiplication des luttes sociales et citoyennes contre le capitalisme financier, ces limites indiquent celles de son stade actuel de développement.

Sur le plan de son projet politique et philosophique, le mouvement altermondialiste pose comme objectif le développement d’une mondialisation des droits civils, politiques, économiques, sociaux et écologiques pour tous les individus. Cette logique amène certains de ses acteurs les plus dynamiques à former le vœu de l’avènement d’une véritable démocratie mondiale [16]. Cette ambition suscite de nombreux débats stratégiques en son sein. En effet, la mondialisation capitaliste pose un problème singulier. Elle stimule une concurrence interétatique permanente qui a pour objectif de capter des capitaux ultramobiles hors de tout contrôle politique [17]. Cette dynamique favorise une séparation structurelle des sphères de l’économie et de la politique. Et ce, dans un rapport capital/travail dégradé.

A cette étape de l’évolution du système-monde, l’idéal altermondialiste est confronté à une contradiction. Son propos rentre indéniablement en résonance avec l’orientation générale d’un capitalisme dont la logique d’accumulation sans fin et de développement permanent des interdépendances entre Etats accompagnera ces derniers, dans une longue perspective historique, vers « la formation d’unités (d’intégration et de domination) plus englobantes » [18] selon la formule du philosophe et sociologue Norbert Elias.

Celui-ci touche juste lorsque, à la fin des années 1980, il analyse les perspectives de l’interaction entre les niveaux national et supranational alors que s’accélère l’intégration du marché commun européen et se préparent l’effondrement de l’URSS et le début de ce que l’on nommera quelques années plus tard la mondialisation : « La poussée évolutionnelle sur le plan technique et économique et d’une façon générale la pression de la concurrence entre les Etats vont ( …) dans le sens d’une intégration supérieure à celle des Etats nationaux et de la constitution d’Etats confédérés. Mais cette pression de l’évolution non programmée se heurte à la pression contraire de l’identité du nous au niveau national, et jusqu’à présent cette dernière est la plus forte. Alors qu’au moment du passage de la tribu à l’Etat la résistance des traditions tribales ancrées dans la conscience et la sensibilité des individus n’a pratiquement aucune chance d’imposer la perpétuation de l’indépendance des tribus, il y a de plus grandes chances pour que la ténacité des structures de la personnalité qui s’opposent à la pression d’intégration à un niveau supérieur l’emporte en ce qui concerne le passage d’unités nationales à la formation d’Etats continentaux ou en tout cas d’unités post-nationales. » [19]

Quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir du projet de démocratie mondiale porté par une partie du mouvement altermondialiste – nous lui préférons celui de construction d’un intérêt général international -, les conditions socio-historiques actuelles empêchent, comme nous l’avons vu, sa réalisation politique concrète.

Aussi, et sans s’en remettre à la perspective d’attendre l’avènement d’un monde meilleur dans quelques décennies ou siècles, deux questions se posent. Où se trouvent les points d’appui pour que les mouvements sociaux et, au delà, les peuples, puissent peser dans la séquence actuelle ? Sera-t-il possible, en définitive, de développer, aux niveaux régional et mondial et à une échéance compatible avec l’évitement des conséquences dramatiques promises par la crise écologique en cours, une accumulation suffisante d’acteurs sociaux et politiques forgée par une culture et un projet communs pour se confronter au capital ?

Ces problématiques éclairent le contexte des débats stratégiques qui traversent le mouvement altermondialiste sur l’internationalisme, l’Etat, la souveraineté, le peuple, le couple mondialisation/démondialisation, etc.

Il est intéressant de noter que sur toutes ces questions, les approches sont significativement différentes entre mouvements des pays du Nord et pays du Sud. Ainsi, la question de la souveraineté nationale, lorsqu’elle est perçue par certains comme porteuse d’un retour au nationalisme en Europe, l’est comme outil de résistance face à l’ordre néolibéral international en Amérique du Sud et dans d’autres pays du Sud.

 

4.- Quel Forum et quelles configurations des luttes pour l’avenir ?

Force est de constater qu’aujourd’hui, la frange la plus combative sur le plan des luttes sociales (syndicats, mouvements de luttes comme, par exemple, le Mouvement des sans terre brésilien) n’est plus aux avant-postes de l’orientation du processus des Forums. Les grandes ONG, dont dépendent une partie significative des financements du FSM [20] et qui sont tendanciellement rétives à toute forme de « politisation » de cet espace, ont pris une place très importante dans le processus et la préparation de l’événement. Cette réalité s’est renforcée ces dernières années avec le retrait relatif du suivi du processus des grands mouvements de luttes du Sud – notamment d’Amérique latine où étaient remportées d’importantes victoires populaires, en même temps que se préparait chaque édition du FSM dans la période 2001 et 2006 [21] - et des organisations altermondialistes qui jouaient un rôle central dans la première phase historique des Forums (pour des raisons financières, de priorité et de capacité politiques).

En quelque sorte, le processus du FSM doit gérer un passage de relais entre sa période européenne et latino-américaine et son élargissement géographique et politique à l’Afrique et l’Asie. Si ce dernier est positif et en phase avec l’évolution du contexte international, il ne lui assure pas encore la même accumulation de forces mobilisées et forgées autour de luttes communes intégrées, ni les mêmes relais politiques et logistiques ancrés dans un espace géographique modelé par des victoires sociales et politiques.

Par ailleurs, et comme nous l’avons vu avec le développement des luttes sociales et politiques actuelles (celles visibles dans le monde arabe, en Europe, aux Etats-Unis ou en Amérique latine ou celles connues mais non visibles en Asie et d’autres pays du Sud), une nouvelle génération d’acteurs politico-sociaux est née. Si elle semble avoir hérité d’une partie de la culture et des revendications du processus du FSM, elle n’a que peu de liens avec lui.

Dans ces conditions, le FSM doit chercher à conserver sa fonction d’espace de convergences de toutes ces luttes et identités - une tâche décisive car il n’en existe pas d’autre -. Il doit également, dans ce cadre, permettre l’accumulation des savoirs et des connaissances sur les différentes situations nationales et améliorer leur mutualisation entre l’événement et le processus Forum. Il doit aussi repenser un format qui permette une appropriation collective des travaux des réseaux. Mais, et cette tâche est plus déterminante que jamais comme le démontrent l’événement des révolutions arabes et les mouvements espagnols et grecs, il doit faciliter la constitution de lignes d’action plus avancées en prise directe avec les acteurs de la transformation politique et sociale qui se déploient dans les espaces nationaux avec des résonnances régionales.

Cette tâche est cruciale pour son avenir, alors que, conservant son statut de référence commune, il n’est plus le centre unique de la construction de nouveaux sujets politico-sociaux au niveau international.

Une question vive traverse le mouvement altermondialiste et le processus du FSM depuis plusieurs années. Comment penser leur relation avec la transformation politique ?

Cette question ne se réduit pas à sa dimension relative à la relation entre mouvements, partis et Etats, mais admettons que cette dernière compte lorsqu’on observe l’histoire des mouvements d’émancipation depuis la révolution industrielle. Peut-on se satisfaire d’un discours – significativement présent au sein de plusieurs secteurs des mouvements sociaux - qui, au nom de la juste critique de la démocratie bourgeoise et de la dénonciation des échecs, voire des trahisons de certains partis politiques historiques, aboutirait in fine à théoriser une division du travail séparant mouvement sociaux et acteurs politiques ? Et, ce faisant, prônant la construction d’une ligne de démarcation entre « société civile » et société tout court ? Nous pensons que des articulations dynamiques sont nécessaires et possibles comme l’indiquent les expériences latino-américaines ou, sous d’autres formes, celles en cours dans le Maghreb.

Face à la puissance des forces du capital et de l’idéologie néolibérale, la construction d’alliances (même s’il s’agit, dans un premier temps, de marcher séparément pour frapper conjointement) entre toutes les formes de sujets – politiques ou sociaux – est une nécessité historique. Renoncer à cette perspective signifierait se condamner à ne pas dépasser le stade contestataire et infra-politique du combat contre le capitalisme et le néolibéralisme alors que les oligarchies dessinent une issue réactionnaire à la crise systémique. Et ce, en s’appuyant sur le développement de la xénophobie et de la droite-extrême.

Toutes ces questions se posent désormais à l’ensemble des acteurs des luttes sociales et politiques qui se déploient, dans différents espaces, à l’échelle planétaire.

 




[1FSM : Porto Alegre/Brésil (2001, 2002, 2003, 2005), Bombay/Inde (2004), Nairobi/Kenya (2007), Belém/Brésil (2009), Dakar/Sénégal (2011) ; Forum polycentrique (2006) : Bamako (Mali)/Caracas (Venezuela)/Karachi (Pakistan) ; Journée mondiale d’actions (26 janvier 2008), Année globale d’actions (2010).

[2Il s’agit de l’événement du processus du FSM de l’année 2012 qui s’est tenu à Porto Alegre du 24 au 29 janvier. Il s’agissait d’un Forum social thématique et régional intitulé « Crise capitaliste – Justice sociale et environnementale ».

[3La répression brutale des mobilisations populaires contre le G 8 de Gênes en 2001 par le gouvernement de Silvio Berlusconi en restera le symbole. Celle-ci coûtera la vie du militant altermondialiste Carlo Giuliani.

[4Le mouvement des « Indignés » trouve également des formes d’expression dans d’autres pays : Chili, Israël, Russie, Sénégal, etc. Il organisera une journée mondiale d’actions le 12 mai.

[5Lire Valter Pomar, « Amérique latine : la gauche au gouvernement », Utopie critique (n°52, 4ème trimestre 2010). Cette remarquable analyse est proposée par Valter Pomar, membre de la direction nationale du Parti des travailleurs (PT) au Brésil et secrétaire exécutif du Forum de Sao Paulo.

[6Lire Christophe Ventura, « Brève histoire contemporaine des mouvements sociaux en Amérique latine » (http://www.medelu.org/Breve-histoire-contemporaine-des)

[7L’événement a néanmoins vu l’organisation de 600 activités autogérées, la proposition, faite par l’Assemblée des mouvements sociaux qui s’y est déroulée, d’organiser un Sommet des peuples pour la justice sociale et environnementale avant la tenue de la Conférence des Nations-unies Rio+20 sur le développement et une journée de mobilisations internationales contre la capitalisme le 5 juin 2012.

[8Pour un bilan complet de cette « Année globale d’actions », lire Gustave Massiah, « Rapport préliminaire sur l’année globale d’actions 2010 » (http://www.forumsocialmundial.org.br/noticias_01.php?cd_news=3023&cd_language=) A ces événements, il convient d’ajouter ceux, nombreux, qui se sont déroulés au niveau local et qui témoignent de l’ensemble de la dynamique des Forums sociaux. Pour disposer d’une vue globale, lire Gustave Massiah, Une stratégie altermondialiste, la Découverte, Paris, 2011.

[9Immanuel Wallerstein, « Forum social mondial, Egypte et transformation ». (http://www.medelu.org/spip.php?article735).

[10Entretien publié le 13 mars 2011 dans le cadre du dossier de Mémoire des luttes intitulé « De l’impact des révolutions arabes dans le monde et sur les forces de transformation sociale » (http://www.medelu.org/spip.php?article766).

[11Pour disposer d’éléments supplémentaires sur cette question, lire, en anglais, Giuseppe Caruso, « The “miracles” of the Arab Revolution : Notes from the World Social Forum International Council meeting, Paris May 2011 » (Les miracles de la Révolution arabe : notes issues du Conseil international du Forum social mondial, Paris, mai 2011). Giuseppe Caruso est chercheur et membre du Network Institute for global Democratization (https://giuseppecaruso.wordpress.com/2011/06/17/the-%E2%80%9Cmiracles%E2%80%9D-of-the-arab-revolution-notes-from-the-world-social-forum-international-council-meeting-paris-may-2011).

[12Sur ce sujet, lire Christophe Ventura, « De nouvelles orientations stratégiques pour les Forums sociaux ? » publié sur le site de Mémoire des luttes (http://www.medelu.org/spip.php?article444) et dans la revue Transform ! (n°6, juin 2010). Egalement, les actes du colloque international « Vers un socialisme du XXIe siècle. Altermondialisme et post-altermondialisme » organisé le 26 janvier 2008 lors de la Journée mondiale d’actions (http://www.medelu.org/spip.php?article18)

[13En effet, une limite que s’impose le FSM – et qui en réalité est inhérente à son mode d’organisation et de fonctionnement - est qu’il ne peut déboucher, en tant que tel, sur l’élaboration d’un projet politique.

[14Comme l’ont montré les mobilisations contre l’invasion de l’Irak en 2003, pour le référendum de 2005 contre le Traité constitutionnel européen en France ou au Pays-Bas, celles contre le projet de « réforme » des retraites en France en 2010 ou les révoltes arabes et les « Indignés » européens en 2011.

[15Sur l’impact de l’ensemble de ces éléments sur la situation en Europe, lire Christophe Ventura, « Limites et perspectives d’un mouvement social à l’échelle européenne », Utopie critique (n°52, 4ème trimestre 2010). Egalement disponible sur le site de Mémoire des luttes (http://www.medelu.org/spip.php?article689).

[16Pour disposer d’une synthèse théorique complète et argumentée de ce projet, lire Gustave Massiah, Une stratégie altermondialiste, la Découverte, Paris, 2011.

[17On lira sur cette problématique l’ouvrage majeur de Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pekin. - Les promesses de la voie chinoise, Max Milo, Paris, 2009.

[18Sur cette problématique analysée dans sa perspective historique longue, lire deux ouvrages de la réflexion majeure de l’auteur : La dynamique de l’Occident, Pocket, 2007 et La société des individus, Pocket, 2008.

[19Norbert Elias, La société des individus, Pocket, 2008.

[20Un débat se fait jour sur le financement des FSM. En effet, celui-ci est devenu de plus en plus dépendant de grandes ONG, de Fondations et d’Etats (qui peuvent directement subventionner l’événement ou indirectement via les fonds accordés aux ONG avec lesquelles ils sont en relation, dans le cadre du FSM et en dehors).

[21Guerres de l’eau (2000) et du gaz (2003) en Bolivie suivies de l’élection de Evo Morales à la présidence du pays en 2005, élections de Hugo Chavez au Venezuela (1998 -2001-2006) , de Lula au Brésil ( 2002-2006), crise de la dette en Argentine (2001), mobilisation continentale de tous les secteurs des mouvements sociaux latino-américains contre le projet de Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) entre 1998 et l’échec final du projet à Mar del Plata ( Argentine) en 2005, etc.



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