Aborder la question du « populisme » constitue une démarche aussi périlleuse que stimulante. Périlleuse car celui ou celle qui s’y intéresse s’expose à une violente et définitive entreprise de disqualification de la part du système politique et de l’appareil médiatique et intellectuel institués. Ces derniers ont remporté, de facto, la bataille du mot « populisme ».
L’« élitocratie » politique, intellectuelle et médiatique pro-système a réussi à réduire la notion à un mot obus servant à discréditer tout projet politique dont l’objectif serait d’œuvrer à la « radicalisation de la démocratie », pour reprendre l’expression de Chantal Mouffe [1]. « Radicalisation » revêt ici plusieurs sens. Tout d’abord, il s’agit de concevoir la vie démocratique comme un processus social et institutionnel réel dont la fonction est la médiation et le règlement des antagonismes et des différends par une conflictualisation pluraliste assumée de la société. Il s’agit aussi de contribuer à l’élargissement des frontières et du périmètre d’intervention de la démocratie face aux agents économiques et financiers et de réinstaller le « démos » au cœur des processus de décision, notamment dans l’Etat, afin d’offrir une méthode et des leviers collectifs de résolution pacifique de la crise du système-monde.
Pour les administrateurs et les bénéficiaires des intérêts capitalistes et financiers qui occupent nos institutions, nos médias et nos administrations, il s’agit de détruire leurs adversaires « populistes » en les rabougrissant au statut d’alchimistes des passions tristes de la populace. Démagogie, manipulation des masses et des esprits, irresponsabilité, dangerosité anti-démocratique sont devenus les maîtres mots associés au « populisme ». Une telle vision est conforme à l’idée que se font nos élites sécessionnistes du rôle que doit avoir le peuple dans l’organisation de la société. Leur projet – « post-politique » – est celui d’une démocratie sans conflits, sans peuple, administrée par une aristocratie de facto qui ne tire plus sa légitimité formelle de Dieu et du sang, mais de sa position d’ « intermédiaire-expert » entre le monde complexe de la mondialisation et de l’économie et la population « d’en-bas », (sur)vivant elle cantonnée sur son territoire physique situé aux pieds de monts globalisés dont elle ne percevra jamais la cime. Là où se déploient, se protègent et se reproduisent nombre de pouvoirs.
Les nouveaux augures du chiffre, de l’oscillation boursière, de la « chaîne de valeur » capitaliste, de la rigueur budgétaire et salariale, de la « compétitivité pays », qui fixent et contrôlent le niveau de compatibilité acceptable entre la vie démocratique et sociale et l’enrichissement sans fin d’une minorité toujours plus réduite qui capte nos richesses, ne sont que des vassaux jouisseurs des pouvoirs financiers. L’ONG internationale Oxfam a révélé que depuis le début des années 1990, les revenus détenus par le 1% des individus les plus riches dans le monde – cela correspond à 60 millions d’individus – ont augmenté … de 60%. Et l’organisation d’ajouter : « Avec la crise financière [de 2008], le processus s’est accéléré ». Ce phénomène d’hyper-accumulation s’est encore plus accéléré pour les 0,01 % des plus riches : 600 000 individus – dont les 1 200 milliardaires recensés dans le monde (les 100 premiers ayant engrangé 240 milliards de dollars supplémentaires en 2012) – détiennent « assez pour en finir avec quatre fois notre niveau de pauvreté dans le monde ».
En 2014, Oxfam a encore affiné son calcul : quatre-vingt-cinq individus dans le monde possédaient autant que la moitié des plus pauvres de la planète. Considérant que « les inégalités extrêmes corrompent la politique et freinent la croissance économique », que ces « inégalités économiques extrêmes ont explosé dans le monde ces trente dernières années, jusqu’à représenter l’un des plus grands défis économiques, sociaux et politiques de notre époque », l’organisation dévoile l’impensable : « Depuis la crise financière, le nombre de milliardaires a plus que doublé et s’élève désormais à 1 645 personnes ».
Les pouvoirs globalisés délèguent aux sadducéens de « l’élitrocratie » le contrôle politique, économique, idéologique, intellectuel et culturel des territoires et de leurs populations pour que n’intervienne aucune forme « d’enrayement démocratique » susceptible d’affecter la bonne marche du système global. Car c’est bien là, au niveau des « unités pays » du système global, que pourrait vaciller l’architecture des pouvoirs. Le « pays » est le talon d’Achille du système globalisé, sa « pétaudière » potentielle. Il constitue un champ de forces dont les dominants ne contrôlent pas, même s’ils en maîtrisent le terrain, l’ensemble des paramètres et des équations qui déterminent les énergies et leurs fluctuations. Ils ont bien compris que la rupture d’un pays – surtout s’il s’agissait d’une unité centrale du dispositif – avec la chaîne du consensus pouvait interrompre la fluidité et l’harmonie du système mécanique de l’accumulation mondiale. Ils savent de surcroît que ce type de rupture entraîne toujours d’autres éléments dans la dynamique d’insoumission, comme l’a démontré le scénario latino-américain des années 2000.
La victoire politique et idéologique actuelle de « l’élitocratie » contre le « populisme » doit se lire au travers de ce prisme. Elle est hélas servie par le fait que dans les pays du centre du pouvoir européen, les forces « populistes » qui se sont développées ces dernières années comme formes d’expression de la colère des catégories les plus directement brutalisées par l’asphyxie austéritaire organisée depuis 2008, sont de droite et nationalistes. Cet état de choses fait en réalité le jeu des dominants. Ils utilisent ces forces comme autant de repoussoirs et de pare-feux pour défendre le système, notamment en effrayant les classes moyennes sur ce que signifierait un désordre – c’est-à-dire la remise en cause de leurs privilèges – de la société. En Europe, l’hégémonie d’un « populisme » de droite au sein des « populismes » est indéniable même si des forces progressistes issues d’une situation « populiste » gouvernent à gauche (Syriza en Grèce) ou gagnent des positions de pouvoir (Podemos en Espagne). Les forces « populistes » de droite - le Front national en offre la matrice la plus aboutie - ont réussi à reconstruire un peuple en mobilisant un discours du type « ils veulent le peu que nous possédons, ils ne l’auront pas ». Ce discours cherche, avec succès, à mobiliser des catégories de la société contre d’autres (notamment les immigrés et les pauvres) en période de pénurie de travail et de ressources de l’Etat. Du social, oui, mais en petite quantité et pour les seuls nationaux. Pour le reste, il propose l’élection de dirigeants intègres au service du renforcement de « l’unité pays » dans la concurrence internationale et une exploitation économique des travailleurs maintenue, mais par un patronat national. Voici, en substance, le projet de société proposé par chacun des « populismes » de droite. Ces forces professent elles aussi une « radicalisation », mais c’est celle du système dont il est ici question. En quelque sorte, chacun entre soi et tous contre tous. Ce discours mobilise également la défense d’identités traditionnelles (la chrétienté, le terroir, la communauté ethnique, etc.) - qu’il contribue à maintenir - pour unifier les catégories auxquelles il s’adresse contre « l’élitocratie ».
Pourtant, un autre « populisme » et d’autres identités collectives sont possibles. Abandonner la peur imposée par ceux qui fixent les règles du jeu et dictent les mots de la bataille intellectuelle permet de saisir que la notion de « populisme » est avant toute chose l’expression d’une disponibilité nouvelle pour la politique dans une société. Le « populisme » n’est, en soi, ni de gauche ou de droite a priori, ni réactionnaire ou progressiste. Il devient en redéfinissant et en réorganisant les frontières et les clivages politiques antérieurs élimés et dévoyés par le consensus et la pratique des partis installés au centre du dispositif du pouvoir. Le « populisme » est un processus de régénération du politique en soi en tant qu’espace de construction et de règlement des antagonismes qui s’expriment dans la société. ll mobilise et forge des identités collectives à partir de demandes sociales initialement hétérogènes qui ne sont plus prises en charge par le parti, le syndicat, l’entreprise, l’institution, l’Etat et qui peuvent se coaguler pour construire une volonté commune parmi des groupes sociaux et des individus au départ distincts et séparés, mais qui rejettent tous, pour une raison ou pour une autre, l’ordre établi et l’oppression qu’il impose.
Pour déformer la fameuse épigramme du géographe anarchiste Elisée Reclus (1830-1905) – « l’homme est la nature prenant conscience d’elle-même » –, nous pourrions affirmer que « le populisme est la politique (re)prenant conscience d’elle même ». Le « populisme » traduit un état de tension dans l’organisation de la société. Il est l’expression des « murmures » des populations subalternes. Il révèle une situation de diffusion, dans toutes les largeurs de la société, du mécontentement lorsque se bouchent les canaux traditionnels par lesquels doivent normalement transiter les demandes et les exigences vers les institutions. Le « populisme » n’est un pas un projet politique en soi et ne saurait l’être. Il est un processus de mobilisation par lequel se reconstruit, dans l’ordre politique, une citoyenneté d’intervention réfractaire au monde tel qu’il est.
De ce point de vue, le « populisme » doit être un enjeu pour tout acteur politique. L’approfondissement de la crise de la mondialisation et le renforcement programmé de l’austérité en tant que mécanisme d’extraction de la richesse de nos sociétés destiné à nourrir l’enrichissement des hyper-riches stimuleront, à l’avenir, le développement de courants « populistes » surgis des périphéries des systèmes politiques contre les forces du centre de ces systèmes.
L’ampleur et la combinaison des phénomènes de non prise en charge des demandes sociales et politiques sectorielles par l’Etat et les institutions, de corruption politique – c’est-à-dire de fusion entre l’argent et la classe politique annulant l’autonomie de la politique –, de dégradation des corps sociaux intermédiaires, d’inégalités et d’appauvrissement au sein de chaque société détermineront, dans un scénario chaque fois singulier, l’orientation politique prises par ces phénomènes.
Réactionnaires ou en faveur des majorités et de la justice ? Les poussées populistes seront l’objet d’une âpre « lutte de sens » entre les forces issues de l’ordre antérieur. Dans cette séquence qui s’ouvre sous nos yeux, la gauche de transformation organisée issue de la tradition ouvrière et du socialisme des 19e et 20e siècles ne constituera plus l’espace central dans lequel se cristallisera et s’harmonisera la multiplicité des demandes sociales et politiques du monde qui vient. Les générations de la gauche issues de l’ère des conquêtes obtenues dans le cadre de la construction de l’Etat social ne sauraient pourtant commettre l’erreur fatale de dénigrer le « populisme » et d’en mésestimer la nature et le potentiel dans les batailles qui se profilent pour orienter les mutations qui travaillent nos sociétés. Pour leur part, les générations contestataires qui surgissent sous l’ère des « populismes » sont orphelines de victoires et de projet de transformation systémique. Elles sont également coupées de toute expérience sensorielle du progrès en matière de droits sociaux dans la société. Pourtant, c’est à elles que va revenir la responsabilité de gérer parmi les plus grands défis que l’humanité ait eu à relever : changement climatique (qui va induire des phénomènes d’hyper-migrations humaines et animales), raréfaction des ressources disponibles pour soutenir notre modèle de développement productiviste destructeur, du travail dans un monde toujours plus informatisé et robotisé, etc.
Il revient à la « gauche » la responsabilité de ne pas renoncer à construire un peuple de l’émancipation et de féconder le « populisme » qui vient avec ses meilleures traditions. Parmi celles-ci, la défense et la promotion de la souveraineté populaire constituera l’enjeu d’une bataille singulière. Elle est aujourd’hui littéralement désossée par le fait que la plupart des questions économiques et monétaires qui déterminent la vie concrète et quotidienne des individus sont traitées en dehors de son champ et de la délibération collective.
Au fond, dans le cadre de l’économie globalisée, investir la souveraineté populaire peut servir deux projets antagoniques. Au service des forces de l’ordre établi – et de leur chien de garde de l’extrême-droite –, elle constituera une technique de deshumanisation [2] de la société pour que puisse éclore un projet autoritaire qui stimulera les concurrences au sein de la population. Ici, il s’agira de la diviser et de mieux la discipliner dans le cadre d’une lutte globale contre les autres « unités pays » du système.
Au service d’un projet et d’un discours visant à construire un pays meilleur – et non à administrer celui dans lequel nous vivons – fondé sur le principe selon lequel la justice sociale, l’inclusion des secteurs subalternes dans les affaires de l’Etat, dont la fonction doit être d’œuvrer à la redistribution de la richesse, sont les moteurs de la prospérité, la souveraineté populaire devient une technique d’humanisation de la société, de l’économie et du monde.
Si elle ne s’y réduit pas, la question de la souveraineté populaire rencontre celle de l’Etat. En procédant à la libéralisation intégrale des activités du capital et à l’extension permanente des domaines de la vie sociale « marchandisés » (transports, alimentation, santé, éducation, environnement, etc.), les Etats ont enclenché une double dynamique de perte de contrôle progressive de leurs instruments de pilotage économiques (monnaie, contrôle des capitaux, fiscalité, etc.) et de régulation collective des sociétés (travail, cohésion sociale, industrialisation, éducation, etc.). Ce faisant, ils ont miné leur propre légitimité politique et morale, ainsi que leur puissance, en abandonnant aux marchés une partie croissante des services qu’ils assuraient aux populations et en renonçant aux leviers qui leur permettaient de garantir et de développer leurs ressources.
Relocaliser ces domaines dans la sphère d’une souveraineté politique [3] mise au service de la justice et de la prospérité constitue la feuille de route pour un « populisme » de gauche. Dans notre pays, un enfant sur cinq (plus de trois millions d’individus) vit, selon l’Unicef [4], sous le seuil de pauvreté. Trente mille ne disposent pas de logement et 140 000 sortent du système scolaire chaque année. La pauvreté des enfants matérialise le laboratoire humain que met peu à peu en place le système en crise et révèle comment il compte traiter les prochaines générations humaines pour se perpétuer.
Pourtant, force est de constater qu’en France, l’heure n’est pas propice au « populisme » de gauche. L’hégémonie est du côté de la droite et du Front national. Ce dernier a su capter l’énergie « populiste » et assumer une double fonction « populiste » de droite (« entre nous, et tous contre tous ») et de gauche (« solidaires, mais entre nous » dans sa version). Pour sa part, la gauche de transformation réellement existante est « cornérisée » et l’absence d’un mouvement social revendicatif pèse sur ses capacités offensives et hégémoniques. Dans le même temps, notre pays n’est pas confronté aux conditions extrêmes qui sévissent dans les pays du sud de l’Europe. Notre « élitocratie » ne développe pas la même stratégie que dans ces pays. Elle rabote consciencieusement et méthodiquement l’Etat social plus qu’elle n’inflige un « blitz » austéritaire frontal et généralisé à une population dont les classes moyennes constituent encore une charpente de consentement solide au système, même si elles sont de plus en plus insatisfaites.
Piégés dans le conduit d’une lente désagrégation plutôt que pris dans le mouvement d’une désorientation brutale du système, tous ceux et toutes celles qui veulent construire la France à venir comme un pays meilleur œuvrant au bien-être de la majorité, à la bonne vie pour tous et à la fin de l’injuste répartition des richesses et des ressources – qui reste la principale source des conflits et des violences au sein de la population et entre elles – ont la tâche de se préparer au « moment populiste ».
Cette perspective exige l’élaboration d’un discours capable d’unifier largement autour des paradigmes du commun, de la justice, de la redistribution comme moteurs de prospérité et de bien-être individuel et collectif. Un tel discours, nécessairement radical dans ce qu’il exige des forces dominantes pour contribuer au bien vivre commun, doit s’accompagner d’une stratégie d’action patiente capable de mettre la gauche organisée au service des demandes politiques et sociales multiples et sectorielles issues de la société et de lui permettre d’agir en faveur du développement de solidarités concrètes avec les populations.
Abstrait ? Dans un texte d’orientation soumis au débat interne de Die Linke, les deux co-présidents du parti de la gauche allemande, Katja Kipping et Bernd Riexinger, proposent de mettre de la chair autour de la notion de « populisme » de gauche. Selon eux, le défi à venir pour la gauche est de faire naître « une politique hégémonique d’émancipation, un nouveau populisme de gauche qui apporte dans le même temps un nouveau langage et une nouvelle aptitude pour le conflit – y compris au sein de la gauche ». Et les deux dirigeants d’ajouter : « Nous devons être en mesure de combiner luttes, conflits de résistance et développement de perspectives communes. Nous avons besoin de nouveaux agents du commun qui, conscients des différences et des disparités de temporalités, travaillent sur des solutions pragmatiques. Mais ce n’est pas tout. Il faut aussi écouter le bruit de la rue et apprendre à parler, discuter, encore et encore. C’est pourquoi » précisent-ils « (...) nous suggérons une stratégie de l’écoute dans laquelle les locaux de notre parti pourraient par exemple ouvrir leurs portes et être utilisés comme des forums par les mouvements sociaux. Ce faisant, ils seraient des points de départ pour le développement de nouvelles formes d’organisation transformatrices dans nos quartiers et nos communautés locales, dans le but d’accroître conjointement la solidarité, de renforcer la culture de l’accueil et la maîtrise (« empowerment ») de la vie quotidienne. Par ce processus » concluent-ils, « nous pourrions renforcer notre propre capacité d’action et de campagnes localement » [5].
Un autre populisme est possible. Le peuple est une alliance. A nous de la construire.
Ce texte est issu de l’intervention de l’auteur dans le colloque « Hégémonie, populisme, émancipation. Perspectives sur la philosophie d’Ernesto Laclau (1935-2014) » organisé à Paris les 26 et 27 mai 2015. Présentation des travaux : http://www.medelu.org/Hegemonie-populisme-emancipation