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Colombie

Ex-rebelles, rebelles et pseudo rebelles au prisme de l’Arauca

samedi 25 juin 2022   |   Maurice Lemoine

Ici, c’est Arauca, ville frontière du nord-est de la Colombie. En face, de l’autre côté du fleuve qui porte le même nom, s’étend le Venezuela. Au-dessus des eaux brunes, flotte le bourdonnement assourdi des barques à moteur – « lanchas » ou « canoas ». Les esquifs se suivent ou se croisent, passant d’une rive à l’autre en un incessant va et vient. Au loin, on aperçoit la structure métallique du pont José Antonio Páez. Dans une autre vie, l’ouvrage a connecté Arauca à la ville vénézuélienne d’Amparo (Etat d’Apure). Depuis la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays, tout passage y est interrompu.

Des embarcations qui accostent, venues de « l’autre côté », pas de hordes de Vénézuéliens fuyant leur pays. Autant repartent qu’il n’en arrive. En revanche, tout au long de la jetée ombragée – le « malecón » –, caisses, sacs, fardeaux et marchandises disparates s’entassent – chargés en permanence en contrebas dans les « lanchas » en partance pour le Venezuela. Cris et interjections, ça renifle le petit commerce transfrontalier, mais aussi la contrebande, le « business », le trafic, le négoce sulfureux. Dans une ambiance par endroits poisseuse, le coin grouille de types aux gueules assez tordues.

Le reste de la ville s’étale – chaleur, humidité, rythme ralenti. Une longue rue commerçante s’étire en direction du centre – boutiques (de chaussures), boutiques (de chaussures), boutiques (de chaussures), commerces (variés), vendeuses de café, d’« arepas » et d’« empanadas » [1].

Le soir, dans les hôtels, avant d’aller se coucher, des gaillards aux casques jaunes et combinaisons bleues à relent de pétrole se goinfrent d’énormes hamburgers arrosés de bières de compétition. Depuis 1983 et la découverte du gisement de Caño Limón, le département d’Arauca fait les beaux jours de la compagnie nationale Ecopetrol et de I’Occidental Petroleum Company (Oxy) [2]. D’Arauca et d’Arauquita, l’Oléoduc Bicentenario transporte 600 000 barils de brut par jour – 20 % de la production colombienne – vers le port de Coveñas, sur la côte Caraïbe, à 960 kilomètres de là. A son corps défendant, ce pipe-line est intimement lié aux activités de l’Armée de libération nationale (ELN). Dans cet « Arauca saoudite », il faut le préciser, les populations locales ne bénéficient nullement des retombées des revenus de l’or noir. En représailles, l’oléoduc a subi des centaines d’attaques et de sabotages de la guérilla. Le vol de carburant et l’ « impôt révolutionnaire » perçu des sous-traitants de l’industrie pétrolière ont permis à l’ELN de se financer assez généreusement pendant de longues années.

Pas forcément avec les mêmes méthodes et pour les mêmes raisons, les organisations paramilitaires, particulièrement présentes entre 2000 et 2005, ont également eu recours à ces pratiques. A l’occasion, le Bloc Vencedores de Arauca, filiale des Autodéfenses unies de Colombie (AUC), a mis en scène des attaques sur les infrastructures pour que les assurances remboursent à Ecopetrol S.A., de mèche avec les assaillants, des sommes d’un montant supérieur à celles nécessaires aux réparations réelles. Plusieurs anciens membres des AUC ont d’autre part révélé le rôle de l’entreprise nationale dans le financement et le « sponsoring » de l’extrême droite armée [3]. A titre d’exemple, on mentionnera qu’avant d’être récemment extradé vers les Etats-Unis, le narco-paramilitaire Dairo Antonio Úsuga, alias « Otoniel », a eu le temps de raconter aux magistrats de la Justice spéciale pour la paix (JEP) qu’Ecopetrol payait chaque mois 75 millions de pesos (environ 20 000 euros) au Clan du Golfe pour la protection de deux de ses puits [4].

Arauca, le « malecón » : en face, le Venezuela.


Arauca, le « malecón » : en face, le Venezuela.


Quatre-vingt kilomètres séparent Arauca de Puerto Jordán. Taxi collectif. Sous le soleil, plate comme la main, une plaine infinie verdoie. On longe des fermes d’élevage – les « hatos ». On entend meugler des troupeaux de bovidés. On croise des bouquets de palmiers. On aperçoit des boqueteaux de bananiers. On traverse deux ponts aux extrémités desquelles, abrités derrière des sacs de sable, des militaires semblent s’ennuyer. Aucun contrôle. Puerto Jordán surgit. Une bourgade poussiéreuse de 15 000 habitants. Etalée le long de la route. Sans trottoirs. Sans ordre apparent. Il y règne une chaleur épouvantable. Des boutiques et des échoppes s’échappent des rythmes latinos. Des camions tout déglingués font partie du paysage. Entre les autos garées n’importe comment, des chevaux piétinent d’un sabot nerveux.

Les propriétaires de motos-taxis patientent en sirotant des boissons gazeuses à l’ombre d’un feuillage épais. Court conciliabule. Aucune émotion à l’évocation de la destination. Le moteur d’une bécane vrombit. Vingt minutes fouettées par l’air chaud et le Centro Poblado Villa Paz apparaît. Là vivent, avec leurs familles, 188 ex-guérilleros des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), signataires des Accords de paix souscrits en 2016 avec l’Etat, représenté par le président Juan Manuel Santos.

Centre de peuplement Villa Paz.


Elle s’appelle Soleny Torres. Elle est déléguée à la réincorporation pour tout le département d’Arauca. Elle s’exprime d’une voix posée : « Il m’est arrivé de penser que jamais on ne sortirait de cette guerre, surtout quand on se lançait dans une opération difficile dont on ne savait pas si on reviendrait vivants. Après qu’aient commencé les dialogues de La Havane, en 2009-2010, on a prié tous les jours pour qu’un accord soit signé. Il n’y avait pas de victoire possible pour l’un ou l’autre, militairement parlant. Naissait en nous l’espoir de pouvoir retrouver la famille, faire partie de la société, lui apporter nos aptitudes, avoir des enfants et un logis. Grâce à Dieu, on a ça aujourd’hui. » Soleny a de fait l’allure d’une mère de famille – ce qu’elle est désormais. Difficile de l’imaginer en uniforme kaki et bottes noires, tendant des embuscades, menant des raids fantômes dans des coins reculés, courant sous les bombes, Kalachnikov ou M-16 calibre 5,56 à la main. Pareil pour toutes les silhouettes féminines aperçues ici et là. Chacune d’entre elles a une histoire. « Quand il n’y a aucune opportunité d’études ou d’emploi, raconte Nelly (de son vrai nom Omaira Fuentes), entrée dans les FARC en 1985, à l’âge de 19 ans, on cherche la voie la plus facile, en pensant qu’elle est… facile ! Elle ne l’est pas. Elle est dure. Dure ! Moi, je ne connaissais pas la guérilla. J’y suis allée parce que j’avais une amie, une “muchacha”, qui y était, et je lui ai dit, “il n’y a rien à faire ici, je viens avec toi ! ” » L’évocation de ce passé fait sourire Nelly. Pour ôter le caractère en apparence hasardeux de son entrée dans la lutte armée, elle complète le propos : « Cette expérience m’a beaucoup apporté. Surtout la préparation politique, idéologique. Sans la guérilla, je n’aurais pas compris la problématique sociale du pays. » Ce qu’un autre résume par cette formule : « La lutte a commencé pour un petit morceau de terre, nous disait Manuel Marulanda [5]. Et on nous a fermé cette voie. » Ni folie collective ni romantisme latino. Le soulèvement en armes a répondu aux conditions insupportables imposées par une oligarchie criminelle aux secteurs populaires et paysans.

Centre de peuplement Villa Paz (que nous résumerons désormais en Villa Paz) : planté en rase campagne, isolé de tout. Quelques kilomètres le séparent de la « vereda » Filipinas » (« municipio » de Tame) [6]. Une fois entré par un chemin perpendiculaire à la route, un quadrillage de voies de terre brune sépare les blocs de quatre à six habitations aux murs de plaques en fibrociment. Chacun de ceux-ci, à l’une de ses extrémités, dispose de sanitaires collectifs. On ne peut parler d’habitat précaire quand on connaît les cabanes chancreuses et les amas de taudis colombiens. On n’évoquera pas plus un décor enthousiasmant. Toutefois, on peut apprécier le tour de force : si le gouvernement a fourni le matériel, ce sont les ex-guérilleros qui, avec l’aide de quelques ingénieurs, ont tout bâti, de leurs mains. Une immense agora rectangulaire à dalle de béton et à toiture de tôle ondulée sert de centre symbolique et de lieu destiné aux réunions collectives.

Partout, les peintures murales à la gloire des leaders historiques de la lutte armée, les slogans et consignes prônant « justice sociale » et « droits des femmes » éclaboussent le décor de couleurs vives. D’imposantes baffles transpercent l’air (et les oreilles) des chants révolutionnaires connus dans toute l’Amérique latine, sans une seconde de répit.

Réunion des guérilleros dans le Caguán (2000).


(DR) Assemblée à Villa Paz (2022).


Une fois entreprise la mise en œuvre des accords de 2016, les 13 300 guérilleros ont, depuis leurs jungles et leurs montagnes, pris le chemin qui les a menés dans les vingt-six Zones « vérédales » transitoires de normalisation (ZVTN) réparties sur le territoire national. Un vrai succès : des huttes, des tentes verdâtres, des latrines fondues dans la végétation et dans la boue de la saison de pluies, similaires à celles dont ils disposaient dans la clandestinité. L’accompagnement gouvernemental ? Mené à un rythme d’escargot. Rien n’étant jamais définitif, les ZVTN sont devenues au bout de six mois des Espaces Territoriaux de Formation et de Réincorporation (ETCR), prévus, eux, pour durer deux années. « Ici, à l’origine, raconte Nelly, on s’appelait ETCR Martín Villa, du nom d’un guérillero historique de notre organisation [7]. Mais un front guérillero dissident, qui n’a pas voulu suivre le processus de paix, et qui opère dans la région, s’est baptisé de ce nom. Du coup, on nous associait à lui, ce qui nous mettait en danger. Alors, on s’est rebaptisés ETCR Villa Paz, devenu aujourd’hui Centro Poblado Villa Paz, avec un Conseil d’action communale, comme n’importe quelle urbanisation. »

On ne sort pas de la lutte armée comme on sort d’une randonnée entre amis. Courage physique, endurance, réflexes rapides… Entraînement rigoureux. « Ennemi à droite ! », un saut de côté ; « ennemi à gauche ! », un autre saut ; « fusil en l’air, pliez les genoux ! » Sous peine de périr, pas d’anarchie, pas de folklore, pas de « Viva la revolución, caramba »  ! La discipline d’une armée dans laquelle la ligne hiérarchique verticale doit être respectée. Un bloc au sein duquel l’individu s’efface derrière le combattant.

Vêtus de blanc, les chefs des deux camps se sont serrés la main. Retour à la vie « normale ». Chacun décrit celle-ci à sa façon, mais avec une constante : « Agir, se déplacer, se ravitailler, se financer, se vêtir, ne dépendait pas de chacun. Les “comandantes” géraient tout ça. D’un seul coup, tu dois te prendre en main, décider par toi-même d’à peu près tout… » Ajout d’Elena Niño Ortiz, trésorière de l’association Voix de femmes : « On le savait empiriquement, mais la sortie, c’est très difficile. Revenir à la vie civile implique par exemple toute une paperasse : une association, il faut la légaliser, il y a des normes, des statuts, on n’est pas au courant de tout ça. » Un sourire, un hochement de tête : «  Ce n’est malgré tout pas insurmontable, dans la mesure où on se renseigne, où on apprend avec le temps. » Plus désabusé, pour ne pas dire surprenant, cet ex-combattant : « Pour un rendez-vous médical, il faut faire la queue deux, trois ou quatre heures. Avec un peu de chance, tu es examiné. Sinon, tu as perdu ton temps, il faut à nouveau quinze jours pour un rendez-vous et, quand le médecin t’a reçu, il faut trois ou quatre mois pour un examen spécialisé. Dans la guérilla, si tu avais mal aux dents, tu étais soigné immédiatement ! » Soleny Torres élargit le débat : « Vertical-horizontal, c’est très différent et en même temps très beau. La vie militaire verticale nous a laissé un sens de la discipline. Cela crée des habitudes qui, transférées et appliquées dans la vie démocratique, servent beaucoup pour s’autogouverner. »

Dans ce qui est somme toute un village, des membres de leurs familles ont rejoint les ex-combattants. « C’est une réincorporation collective, vous explique-t-on. La majorité de nos proches sont des gens du “campo” [le monde rural], des gens humbles qui bien souvent n’ont ni maison ni terrain pour travailler, et qui ont choisi l’opportunité de venir vivre avec nous. »

Réapparaître au grand jour, s’installer au su et au vu de tous. Il y a eu des rejets. Du ressentiment. La guerre a été longue – plus de cinquante ans. Elle a laissé des séquelles. Et pourtant… « On a essayé de dépasser cette situation en travaillant avec les communautés environnantes. La majorité d’entre nous est membre du Conseil d’action communale de Filipinas, on participe aux assemblées, on se lie… » D’autant que les ex-FARC ne sortent pas du néant. L’opposition armée disposait d’une base sociale, de milices « populaires » ou « bolivariennes », d’organisations non combattantes d’enseignants ou de paysans, qui les appuyaient implicitement ou explicitement. « Jacobo [Arenas] [8] le disait : il faut développer le gouvernement local. En ce qui me concerne, précise Soleny Torres, je m’implique dans les problématiques de genre, les projets éducatifs. »

Pendant la pandémie, les ex-guérilleros ont mené des manifestations pour protester contre l’incurie des autorités. Ils ont aussi mis en place des postes de contrôle et de désinfection avec les communautés des environs.

Terrain de football. Pour l’heure – passement de jambes, râteau, roulette, passe, « gooooooooool ! » –, plus de jeunes filles et de femmes que d’hommes et de garçons. « Dans la rude vie de la guérilla, notait en son temps Che Guevara, la femme est une compagne qui apporte les qualités propres à son sexe : mais elle peut fournir les mêmes efforts que l’homme. Elle peut se battre ; elle est peut-être plus faible, mais non moins résistante. A l’égal de l’homme, elle peut effectuer toutes sortes de missions de combat et a su occuper, durant la Révolution cubaine, une place prépondérante [9]. » Les Colombiennes n’ont pas dérogé à la règle. Les FARC, cette abominable « organisation narcoterroriste » (dixit le rouleau compresseur médiatique), étaient féminines à près de 40 %. Dans les campements de montagnes ou de la jungle, hommes et femmes avaient les mêmes tâches : cuisine, lessive, entretien des habitats ou des armes, missions de combat. Seules les potentielles grossesses distinguaient les combattantes des combattants. Le thème a donné lieu a moult dénonciations et manipulations. Qu’il y ait eu des avortements forcés – dont certains dans des conditions épouvantables – est une réalité. Dont on ne peut toutefois faire une généralité ou un « crime de masse » perpétré par les chefs de la guérilla. « En tant que femmes », et avec le recul, les principales intéressées parlent du sujet avec sérénité, sans faire le procès de qui que ce soit : « Evidemment, les conditions dans une armée en guerre ne nous permettaient pas d’être mères. Il y avait des normes, des statuts qui réglementaient la vie quotidienne et qui relevaient de la planification familiale. » Un système de contraception tentait de résoudre le problème. En cas de grossesse, les guérilleras pouvaient faire le choix de garder l’enfant jusqu’à sa naissance, mais devaient ensuite le confier à leur famille ou à des proches. Un crève-cœur, dans tous les cas de figure. D’un seul coup, les temps changent. « Et le rêve de toute femme est d’être mère, considère Soleny Torres… En sortant, chacune a pu choisir ce qu’elle voulait faire, avec les résultats que l’on peut voir… » – rire amusé.

Caguán (2000).


Choco (2016).


« Depuis longtemps, les enfants me fascinaient, confie Jennifer Pérez. Je suis heureuse. » Soixante-dix gamins nés depuis « les accords » piaillent à proximité d’un mur joliment peint de la formule « Semillitas de paz » (« petites graines de paix »). Deux salles avec des jouets, des tables et des chaises pour les activités, une cuisine où sont préparés les collations et les déjeuners, le foyer a été inauguré en novembre 2018. « Quand j’ai été démobilisée, on m’a offert l’opportunité de travailler avec les enfants, et les parents m’ont choisie, raconte Jennifer. J’ai pu faire une formation, étudier, et ça fait trois ans que je suis ici. » Pendant qu’elle éduque et prends soin de leurs gamins, les parents en question travaillent, dans le « campo » pour les hommes, à proximité immédiate pour certaines mamans. Outre les petiots, pas mal d’adolescents absorbés par leur téléphone portable circulent dans les venelles de Villa Paz. Des mères ont retrouvé un enfant dont elles avaient dû se séparer.

Les « petites graines de paix » de Villa Paz.


Symbole d’optimisme et d’espérance, Nelly fait visiter ses ruches et le magnifique jardin qu’elle a fait naître devant son habitation. Elle ne tarit pas d’éloges sur un fruit en forme d’étoile originaire de la forêt amazonienne, longtemps inconnu de la majorité de la population colombienne : le « sacha inchi ». Dans l’atelier où nous la retrouvons, un « camarada » s’active autour de la machine à en décortiquer les noix. Une fine poussière flotte en permanence dans le local. En regardant faire le « compañero », Nelly jongle avec les oméga 3, 6 et 9, les vitamines A et E, et compare le fruit, en valeur nutritive, au saumon et à d’autres poissons. Ce qui n’est pas faux. Sans parler d’un autre avantage : c’est l’une des rares productions qui peut rivaliser avec la rentabilité de la culture de la coca – la matière première de la cocaïne. Beaucoup plus précoce que celle du café ou du cacao, la première récolte peut être effectuée sept mois après que le « sacha inchi » ait été semé. Outre ses multiples activités – présidente de l’association féministe « Nous avons une voix », membre de la direction départementale de Comunes, le parti fondé par les ex-FARC –, Nelly fait partie de l’équipe qui dirige la coopérative Agropaz et l’entreprise Filimarpaz. Celles-ci ont déjà mis trois produits estampillés « sacha inti » sur le marché : des bouteilles d’huile « extra vierge » de 250 ml, des paquets de noix seules, des noix avec du chocolat.

Passé dans une seconde pièce, le « camarada » tourne autour de la presse destinée à l’extraction de l’huile. Une question évidemment s’impose : l’activité est-elle rentable, avec ses quelques points de vente à Arauca, Arauquita, Saravena et Villavicencio ? Le front plissé, l’homme se lance dans un discours passablement technique d’où il ressort que la coopérative manque de matériel et d’une ou deux machines plus évoluées.

Le « sacha inchi », une noix qui, en raison de ses propriétés thérapeutiques, était considérée magique par les Incas.


Sur le département d’Arauca, les ex-guérilleros ont mis en place quatorze coopératives et associations. En apparence, une activité intense et multiforme. A y regarder de plus près…

Autre atelier, d’une propreté exemplaire. Association Fleurs de savane. Blouse blanche, charlotte jetable sur les cheveux, Ana Alfaro : « Avant, je ne m’imaginais vraiment pas faire des yaourts ! On se battait pour prendre le pouvoir, transformer le pays, améliorer les politiques de logement ou de santé… » Le SENA (Service national d’apprentissage) s’est chargé de la formation des dix travailleuses de l’association – cinq ex-guérilleras, cinq femmes des communautés environnantes. « On était une famille de combattants et on reste la même famille d’ex-combattants. L’idée est donc d’aider cette famille, mais aussi les femmes de la “vereda”, qui n’ont jamais eu la possibilité d’avoir un emploi digne. » Le lait provient du bétail de Villa Paz. Les yaourts sont vendus sur place. « L’objectif c’est de les commercialiser à l’extérieur pour avoir les moyens d’envoyer nos enfants au collège. Il nous faudrait du matériel. Malheureusement, ce matériel on ne l’a pas. »

La fabrique de chaussures bénéficie d’un atelier beaucoup plus imposant. Dix-huit travailleuses au départ – onze aujourd’hui. Les « Femmes entrepreneuses d’Arauca ». Question inévitable. Réponse (désormais classique) d’Aura Maria Torres, également vice-présidente de Femmes en mouvement : « On ne peut pas dire qu’on peut vivre dignement de l’activité. On a un problème avec la commercialisation. Il nous faudrait avoir nos propres boutiques pour vendre notre production dans diverses régions du pays. » Ce n’est pas le cas. D’excellente qualité, les chaussures sportives et les bottes militaires (on ne se refait pas !) fabriquées ici n’ont pour l’heure pas de débouché digne de ce nom. Quant aux volumes de production… « On a eu l’aide de la communauté internationale. Dès qu’on aura du matériel, on cessera de demander et de quémander. Mais du matériel et des machines, il nous en faut. On ne peut pas être rentables, on fait tout à la main. »

De l’atelier de chaussures au poulailler.


De l’atelier de chaussures au poulailler.


Ici des ruches, productrices de miel – consommé lui aussi sur place. Là, un élevage de poules, dont s’occupe une « camarada » qui, dans sa vie antérieure, a perdu un bras. Près de l’agora, un toit de tôle ondulé protège une sorte de centre commercial surdimensionné – trois sommaires boutiques, dont deux d’alimentation, en tout et pour tout. « Certains ont choisi un projet collectif, moi j’en ai choisi un individuel », confie Diana Ramos Fuentes, assise à longueur de temps devant un minuscule commerce d‘alimentation qui périclite gentiment. En ce qui la concerne, Elena Nino Ortiz a débuté avec une papeterie à laquelle elle a rajouté un ordinateur qu’elle loue pour accéder à Internet.

Pendant ce temps, la majorité des « compañeros » s’occupent des cultures de bananes, de maïs et de yucca. Produits en quantité très limitée. « On n’a même pas de terre pour se faire enterrer ! », enrage l’un. « On n’a pas pu obtenir les 150 hectares nécessaires pour tous les signataires des accords et les projets collectifs », précise l’autre. Le gouvernement est censé les fournir. Le département d’Arauca a un grand problème. Il y a près de quarante ans que le cadastre n’a pas été mis à jour. Les difficultés se multiplient pour négocier un bout de terrain. D’autres facteurs entrent en ligne de compte. Au nord et au sud de Filipinas existent des gisements de pétrole. Laisser s’installer et s’étendre la paysannerie n’est pas la priorité du pouvoir et de ses amis. Seule activité réellement rentable de l’ECTR, l’élevage du bétail, faute de terre, a dû en louer. Ce qui rogne très sérieusement ses revenus.

Diana Ramos Fuentes dans son « épicerie ».


A Villa Paz, pour résumer, trois ou quatre projets collectifs ont été approuvés par le Conseil national de réincorporation (CNR) – ceux que nous venons d’évoquer. Des 200 titulaires d’un projet individuel, certains ont abandonné en route, d’autres sont partis dans leur famille, d’autres l’ont vendu, d’autres l’ont laissé à un ami pour le surveiller, d’autres… « on ne sait pas ».

Deux ou trois véhicules stationnent dans l’ECTR, pas un de plus. De temps en temps, un brusque et puissant battement d’ailes signale l’envol d’un oiseau. Mais, tout autour, il flotte comme un parfum de désenchantement. L’air respire le provisoire, la précarité. D’ailleurs, le ciel tourne au violet. D’un seul coup, éclate l’un de ces orages tropicaux, localisés, brutaux, redoutables, au cours duquel la pluie tombe comme une masse d’eau.

Putumayo (2006).


Villa Paz (2022).


Bogotá. Ces jours froids et pluvieux qu’on réchauffe à coups de « cafecitos ». Ici aussi vivent des « farianos » [10]. Ici se sont noués et dénoués nombre des épisodes qui ont suivi la fin « supposée » du conflit armé. Pour le pire quand, le 2 octobre 2016, organisée dans les pires des conditions, la consultation populaire destinée à approuver les Accords signés à La Havane se solda par un rejet de 50,2 % des votants. Pour le « discutable » et le « discuté » lorsque, afin de « sauver » ces accords, les dirigeants des FARC acceptèrent précipitamment 58 des 60 modifications imposées par les instigateurs du « non » – parmi lesquels le futur président Iván Duque.

Le 27 juin 2017 s’acheva le processus de remise des armes par les 13 300 ex-rebelles. Lesquels, après avoir créé en août 2017, lors d’un Congrès réunissant 1 200 délégués, les Force alternative révolutionnaire du commun, pour demeurer « les FARC », en changèrent le nom le 24 janvier 2021, pour cesser d’être stigmatisés. « La dynamique et la pratique nous ont démontré qu’il est complexe de garder le nom de FARC, non parce que nous le regrettons, non parce qu’il nous fait honte, mais parce que ça a été le nom sous lequel nous avons participé au conflit, à la guerre », déclara alors Rodrigo Londoño, alias « Timoleón Jiménez » ou « Timochenko », dernier chef de la guérilla et président du parti. « Le conflit a causé beaucoup de douleur » et l’acronyme FARC « est très lié à cette douleur (…) ». Et il l’est d’autant plus qu’une stigmatisation permanente s’abat sur les ex-rebelles, amenant l’ex-commandant Joaquín Gómez à se révolter en novembre 2021 : « Sur la base de l’accord final, nous avons accepté la JEP [Juridiction Spéciale pour la Paix] et nous avons répondu, et continuerons à répondre, à toutes ses exigences. Mais la justice de l’accord de paix est une justice spéciale pour mettre fin à un conflit, et non pour la condamnation historique de la rébellion armée ou pour réduire la guérilla à un appareil criminel et provoquer, par la pression et l’humiliation, le repentir et l’indignité de ses commandants (…) ou pour réaliser maintenant ce que l’Etat n’a pas pu faire à la table des négociations [11]. »

A partir d’un exemple concret, l’intellectuel colombien Renán Vega Cantor a récemment parfaitement résumé la situation : « On affirme par exemple que le JEP a découvert l’existence de plus de 6 400 faux positifs [exécutions extrajudiciaires au cours desquelles les Forces armées ont assassiné des paysans et des jeunes gens pour les présenter comme des “guérilleros tués au combat” en échange de certaines récompenses]. D’abord, ce n’est pas vraiment une avancée parce que c’était déjà assez clair. Même le nombre réel de faux positifs pendant le gouvernement Uribe est plus élevé, quelque chose comme le double. Mais l’élément comparatif fondamental est la manière dont les actions des FARC et de l’armée sont jugées. Dans le cas des FARC, on les juge depuis le sommet, en tenant pour responsables la direction et le commandement, puis on étend ensuite vers le bas, à l’ensemble du groupe. Mais dans le cas des faux positifs, on juge des cas individuels, en bas, sans jamais remonter au sommet. Les plus hautes autorités, comme les présidents, comme Álvaro Uribe lui-même, ne seront jamais jugés dans cet espace. Le JEP est devenue un tribunal pour juger les FARC et délégitimer leur lutte en termes historiques, en affirmant qu’ils n’étaient que des kidnappeurs, des extorqueurs, sans motifs idéologiques ou politiques justifiant leur insurrection. Quelle concorde peut-on tirer de ce traitement [12] ? »

Au-delà de cet aspect de la question, il s’agissait aussi pour le jeune parti, en changeant son nom, de ne pas être assimilé aux factions dissidentes qui ont gardé ou repris les armes, toujours sous le nom de FARC (nous y reviendrons). Le parti est donc devenu Comunes – les Communs.

« La résistance anti-impérialiste des FARC en Colombie n’est pas du terrorisme ».


Pour deux législatures, à partir de 2018, les Accords ont octroyé aux ex-rebelles cinq sièges au Sénat et cinq autres à la Chambre des représentants. Avec, symboliquement, quelques moments très forts. Quand, le 20 juillet 2020, Sandra Ramírez a été élue seconde vice-présidente du Sénat, ce n’était pas uniquement une ex-guérillera qui se hissait à ce poste, mais celle qui fut la compagne du leader historique Manuel Marulanda pendant les deux dernières décennies de sa vie.

Tout processus de transition de la lutte armée à la lutte politique, dans un cadre démocratique, comporte de considérables défis. Comunes stagne sans réussir à trouver son espace. « C’est assez compliqué, analyse sans langue de bois le conseiller de Sandra Ramírez, David Moreno. Le parti tente d’accomplir plusieurs tâches en même temps. D’un côté, il est l’héritage de ce qui a été une organisation armée révolutionnaire marxiste léniniste. D’un autre côté, il est, dans le cadre légal, le représentant des ex-guérilleros. Mais, en même temps, pour avoir une incidence dans les différentes élections, depuis les locales jusqu’aux nationales, il doit élargir sa base bien au-delà des ex-combattants. Et parfois, tous ces rôles entrent en contradiction. »

Dans un pays polarisé comme l’est la Colombie, il est de fait difficile à Comunes de proposer un projet autre que celui des partis de gauche historiquement présents sur la scène politique. Lors de l’élection présidentielle de 2018, la première de celles auxquelles il lui a été possible de participer, Comunes a d’emblée renoncé à présenter un candidat. A l’occasion des dernières élections législatives et sénatoriales (mars 2022), le Pacte historique de Gustavo Petro, une coalition de gauche en pleine ascension, s’est octroyé vingt-cinq sièges à la Chambre et vingt au Sénat ; le Parti communiste, idéologiquement proche des ex-guérilleros, en a obtenu deux. Déjà peu nombreux, les sympathisants des « farianos » ont d’autant plus choisi « le vote utile » que dix sièges sont déjà assurés à ceux-ci au Congrès. Comunes n’en gagne donc aucun autre dans le cadre des élections. « Alors ça génère un malaise interne parce que, évidemment, le désir de la direction est de voir croître le parti. » Dit autrement par l’ex-« comandante » du Bloc Magdalena Medio, Pastor Alape : « On ne veut pas être une ONG. Le parti doit désormais aller au-delà des signataires des accords et conquérir les masses, sinon on aura perdu. »

La guerre les a unis, la paix commence à les désunir. Enfin… la drôle de paix. Dès 2017, des hommes désormais désarmés commencent à tomber sous les balles de « sicarios ». Parallèlement et au rythme de quasiment un par jour, des dirigeants sociaux sont assassinés dans tout le pays. « En Colombie, après la signature de l’accord de La Havane, la lutte armée révolutionnaire a cessé d’exister, mais la lutte armée contre-révolutionnaire est toujours en vigueur et en pratique, s’insurge l’ex-commandant et membre de la délégation de paix à La Havane Andrés Paris (Jesús Emilio Carvajalino). Cela n’a changé à aucun moment. L’armée continue à mener des opérations, les paramilitaires continuent à se développer, l’extermination des ex-combattants se poursuit [13]. »

Tension extrême : proche de l’ex-président Álvaro Uribe, le procureur général Humberto Martínez mène une offensive implacable contre les accords de paix. Alors que, le 20 juillet 2018, il doit prendre ses fonctions au Sénat, l’ancien chef du Bloc Caraïbe Jesús Santrich est arrêté et emprisonné, victime d’un montage de la Drug Enforcement Administration (DEA ; agence anti-narco étatsunienne). Par solidarité avec son camarade, Iván Márquez (numéro « un » des négociateurs des FARC à La Havane) s’abstient d’occuper son siège de sénateur et quitte Bogotá pour se réfugier dans l’ETCR de Miravalle. Face à la menace pesant sur deux des siens, et non des moindres, la direction de Comunes, comme elle le fait à propos des assassinats d’anciens guérilleros, réagit mollement. Bien que finalement libéré le 31 mai 2019, Santrich, sur la base de sources digne de foi, se sait menacé d’extradition vers les Etats-Unis [14]. Tout comme Iván Márquez. Brillants, très « politiques » et respectés, tous deux représentent un danger pour les pouvoirs attachés à voir disparaître la contestation radicale. Santrich et Márquez s’évanouissent dans la nature. « Cela a été une grave erreur de remettre les armes à un Etat voyou, en faisant confiance à la bonne foi de l’autre partie », communique Márquez en guise d’autocritique et d’explication. « Timochenko » réagit rudement : « Malheureusement, Iván ne s’est pas rendu compte de l’importance de la fonction que notre longue lutte l’avait amené à occuper. Il est parti, sans aucune explication, et a refusé de prendre son siège au Sénat, laissant notre représentation parlementaire acéphale au moment où elle avait le plus besoin de sa présence. » La rupture est consommée. On retrouvera bientôt les deux rebelles dans le maquis sous le nom de Seconde Marquetalia.

L’épisode va laisser des traces et donner lieu à des mises en cause réciproques au sein du parti. L’unité politique issue de la guerre se fracture avec le passage à une nouvelle réalité politique. Accentuée par le fait que Duque sabote chaque jour un peu plus les Accords et que les ex-combattants se font tirer comme des lapins (en mai 2022, 320 d’entre eux auront été assassinés). Dans ces conditions, des voix contestent la façon dont, en accord avec les militaires qui participaient à la négociation, la remise « précipitée » des armes a été entérinée, sans aucune garantie et sans aucune concertation avec les autres membres de la délégation « guérillera », par un proche de « Timochenko », Carlos Antonio Lozada (aujourd’hui le sénateur Julián Gallo) : « Des gens parlaient de nous donner un minimum de dix années, s’insurge l’ex-commandant du Bloc Sud Fabián Ramírez : au fur et à mesure de l’exécution de l’accord, on les aurait sorties des conteneurs où elles étaient stockées, dans les “veredas” [15]. Mais il y a eu un empressement à les remettre (…) pour occuper quelques sièges au Congrès. Et c’est ce dans quoi nous sommes empêtrés aujourd’hui. Les armes ont été remises, mais l’accord n’est pas respecté (…) Comme si cinquante-trois ans de lutte révolutionnaire et des milliers de morts n’avaient eu comme objectif que dix sièges au Congrès [16].  »

D’autres, à l’instar du député « fariano » Benedicto González, contestent le comportement autoritaire de la direction : « Le leadership dans le parti doit être plus collectif. Pas dans le style des temps de guerre où, d’une certaine manière, il était exercé à partir d’une position de leader. Ou peut-être que Timochenko a la nostalgie du chef militaire qui, de manière verticale, donnait des ordres qu’on devait suivre aveuglément. »

Difficultés, remous, contradictions. D’ex-combattants de base s’écartent du parti. En conflit ouvert avec Carlos Antonio Lozada, d’anciens « comandantes » – Benedicto González (alias « Alirio Córdoba »), Ubaldo Zúñiga (alias « Pablo Atrato ») – sont expulsés. Affirmant que, au sein de Comunes, « les positions critiques sont stigmatisées », les membres du Congrès Victoria Sandino et Benkos Biohó, ou même Joaquín Gómez, contestent « Timochenko » et son entourage (l’ex-secrétariat de l’organisation armée), rebaptisé « el nucleo » (« le noyau »). En août 2021, Sandino évoque la naissance d’un mouvement politique et social, Avancer, susceptible d’accueillir les mécontents.

Comme Ana Alfaro évoquant ses yaourts à Villa Paz, Pastor Alape s’esclaffe : « Je rêvais qu’on arriverait au pouvoir, pas qu’on ouvrirait un bar ou qu’on ferait de la bière ! » Il contemple celle qu’il produit artisanalement et en boit une goulée. Le bar en question s’appelle « Loubianka », du nom du siège de feu le KGB (la gauche radicale colombienne n’a généralement que faire du politiquement correct). En terrasse et à l’intérieur, des jeunes gens dépourvus de signes particuliers consomment leurs bières en devisant agréablement. Alape a dirigé le Bloc Magdalena Medio. Les combats avec les paramilitaires y ont été féroces. Dans son pantalon et se veste en jean, il est maintenant membre de la direction nationale de Comunes et délégué au Conseil national de réincorporation. Il résume les données du problème auquel a été confronté la guérilla : « Compte tenu des rapports de forces internationaux, des nouvelles réalités politiques et des tensions générées par une lutte qui avait cessé d’être une guerre populaire prolongés pour devenir une guerre éternelle, il fallait négocier. » Comme les guérilleros de base, le commandant qu’il était a dû s’habituer à la nouvelle réalité. « On avait l’habitude de laver notre vaisselle et notre linge, dans ce domaine rien n’a changé. La hiérarchie ? La période qu’on a passée à La Havane nous a beaucoup servi. J’y suis arrivé en 2014 et on est revenus en Colombie en 2016. Dans l’île, j’étais toujours “comandante”, mais on sentait déjà une évolution. La dynamique de prise de décisions était différente. Evidemment, ce n’est pas un changement qui s’obtient d’un moment à l’autre... Tu n’as plus de troupe ; tu ne donnes plus des ordres, tu demandes une faveur ; ça prend un peu de temps. »

Alape n’ignore rien des conflits qui déchirent Comunes. Il ne fait pas semblant de les découvrir. « On avait une discipline militaire et verticale. Maintenant, chacun prend ses décisions individuellement, chacun cherche son chemin, ce qui explique que beaucoup ont quitté le parti. Ce sont les réalités auxquelles nous devons nous adapter. » Tout de même… Victoria Sandino et Benkos Biohó, récemment exclus du groupe auquel ils ont consacré leur vie… « Il y a des positions respectables chez ceux qui expriment des désaccords. Malheureusement pour eux, le parti est régi par la loi de la majorité. Qu’il faille respecter les minorités, bien sûr. Mais, de leur côté, celles-ci doivent respecter la ligne qu’a décidé la majorité. »

« S’y ajoutent des critères personnels, rajoute à distance David Moreno, des vieilles affaires, des différents qui remontent au passé. »

Au temps de la guérilla…


Au temps de la guérilla…


Au moment de la démobilisation, un recensement socio-économique réalisé par l’Université nationale de Colombie révéla que 66 % des anciens combattants des FARC étaient d’origine rurale. Leur vocation agricole fut amplement confirmée quand, dans les ETCR, des dizaines de projets productifs commencèrent à émerger : cultures vivrières, élevages de petites espèces animales ou de bétail, jardins potagers… D’autres branches s’y ajoutèrent : magasins communautaires, habillement, artisanat, tourisme, etc. De ces créations d’entreprises initiales, quelques succès subsistent. Il existe quatre marques de café cultivées et récoltées par d’anciens guérilleros : Esperanza, Marquetalia, Maru et Paramillo. Les eaux vives du fleuve Pato ont vu surgir canoës et radeaux pneumatiques de rafting. L’urgence sanitaire a poussé les ateliers de couture à produire des masques, d’abord pour les ETCR et les communautés environnantes, puis les dons aux groupes vulnérables, et finalement la vente en gros. Les bières artisanales inondent (façon de parler) Bogotá [17]. Toutefois, ces quelques arbres ne peuvent cacher la forêt des difficultés similaires à celles rencontrées à Villa Paz.

« Cette réintégration économique et sociale se fait dans des conditions très complexes, affirme Pastor Alape qui, de par sa fonction – délégué des ex-combattants au sein du Conseil national de réincorporation – accompagne le processus en première ligne. Nous recensons 115 projets productifs collectifs impliquant 3 900 personnes. Aucun n’est viable. Pour les projets individuels, c’est encore plus compliqué. Le gouvernement en annonce plus de 3 200, qu’il prétend soutenables. D’après le suivi qu’on en fait, 90 % vont à l’échec, sans aucune possibilité de survie. Avec les 8 millions de pesos [2 000 euros] reçus pour démarrer, on ne peut pas monter une entreprise susceptible de faire vivre qui que ce soit. »

Comme à Villa Paz, l’immense majorité des ex-guérilleros ne survivent que grâce à l’aide internationale, aux 90 % du salaire minimum reçus du gouvernement – sans savoir jusqu’à quand ! – et aux ressources alimentaires fournies aux ETCR. Une aide qui se réduit puisque beaucoup quittent ces espaces de réincorporation, en quête d’une autre possibilité de survie. Un rapport de la Mission de vérification et d’accompagnement de l’ONU a révélé le 20 janvier 2002 que, sur les 14 000 personnes concernées par les accords de paix, plus de 10 500 ne vivent plus dans les ETCR. Environ 9 000 d’entre elles sont prises en charge individuellement par les bureaux de l’Agence pour la réincorporation et la normalisation (ARN), et non par Ecomún, la coopérative d’ex-combattants cherchant la réinsertion à travers l’économie solidaire, ce qui rompt le caractère collectif du retour à la vie civile initialement envisagé.

« La situation économiquement difficile des anciens combattants n’aide pas à renforcer le parti, cogite à voix haute David Moreno. Compte tenu du statut qu’a acquis la direction, avec ses fonctions et son budget, c’est très compliqué. » Un déjeuner avec Pastor Alape et deux militants de Comunes pour préparer notre visite à Villa Paz – où l’on n’entre pas comme dans un moulin – nous permet de saisir la nature du fossé qui, peu à peu, tend à s’instaurer. La scène se passe dans un très bon restaurant de Bogotá. Ni luxueux ni bling-bling – on dira « classe moyenne aisée ». Pendant le repas, trois musiciens non sollicités s’approchent – comme partout dans ce genre d’établissement. Ils taquinent la guitare. Ils chantent à l’unisson. Réflexe de journaliste. Photos avec les téléphones portables, comme il se doit désormais. Dévastateur ! Dévastateur si publié avec une intention hostile. « Pendant que les ex-guérilleros végètent dans leurs mornes ETCR, leurs dirigeants se donnent du bon temps. » Nul ne saura qu’Alape, en arrivant, s’est laissé tomber sur sa chaise, a soufflé et a précisé : « Je suis mort, je n’ai pas arrêté depuis cinq heures du matin. » Ni que, après avoir allongé un pourboire décent, il a longuement disserté sur la somme dérisoire engrangée par ces musiciens en une journée, a soliloqué pendant un bon moment sur « les travailleurs réduits en esclavage par le néolibéralisme », avant de partir pour une nouvelle réunion.

Il n’empêche. Par rapport aux anciens combattants de base, lui et les « comandantes » députés ou sénateurs, membres du premier cercle de l’appareil, sont de fait, ou apparaissent comme, des privilégiés. Dans certains ETCR, Alape n’est plus le bienvenu. Sa voiture blindée et ses gardes du corps troublent d’autant plus qu’à la faible efficacité de la mise en œuvre des Accords et aux difficultés économiques s’ajoutent, pour les « ex », sur tout le territoire national, des problèmes sans précédent de sécurité.

Pastor Alape (avant / après).


Pastor Alape (avant / après).


Plus de 320 ex-combattants ont été assassinés depuis 2016. La violence multiforme qui accable la Colombie devient de plus en plus confuse, de plus en plus complexe à analyser. Lors de notre passage dans le Magdalena Medio, un témoignage en avait résumé bien d’autres : « Armée de libération nationale [ELN], dissidences des FARC, Autodéfenses gaitanistes de Colombie [paramilitaires], la dynamique des acteurs armés a changé. Ils voient les dirigeants sociaux comme des ennemis qui font obstacle à la mise en place d’une économie illégale. Il y a maintenant des alliances entre des groupes qui hier étaient ennemis [18].  »

Retour en Arauca, à Villa Paz. Elena Niño Ortiz, assise devant son ordinateur : « Cette année, le 2 janvier, on a eu la triste nouvelle qu’il y avait un affrontement entre l’ELN et les dissidents des FARC. Depuis, tous les jours, sur les réseaux sociaux, mort après mort, tombent les mauvaises nouvelles… » Plus de quarante victimes, dans un premier temps, dans les « municipios » Arauca, Arauquita, Saravena, Fortul et Tame. Intercepté début janvier à Fortul par deux hommes armés en moto, un « camarada » de l’ECTR, Jhon Jairo Rincón, a disparu. « Après, grimace Nelly, à Saravena, en pleine rue, on nous assassine un “compañero” » qui dirigeait un projet productif de toute une communauté d’ex-combattants qui vivent là-bas. » L’angoisse sourd à fleur de terre, à fleur de peau. « On ne sait pas qui les tue, frissonne Aura Maria Torres. Avec tous ces groupes irréguliers, avec tous ces conflits, d’un côté et de l’autre, ça fait peur. »

Une chose au moins est certaine : une guerre a éclaté. Elle oppose le Front 10 « Martín Villa » des dissidents des FARC et l’ELN. Et elle met le département à feu et à sang.

Arauca : « Zone rouge ». Cinquante ans de luttes pour contrôler le territoire ! Chassés par la violence, les paysans gagnent ces terres chaudes à la fin des années 1960. En 1983, l’Occidental Petroleum Corporation fait son apparition. Boom pétrolier. De toutes les contrées du pays déboulent de nouveaux arrivants, à la recherche d’un emploi. Beaucoup d’appelés – peu d’élus. Le mécontentement monte, le mouvement social s’organise et devient remuant. Bloc oriental des FARC, mais surtout front Domingo Laín de l’ELN, conquièrent ce terrain fertile. De la prise de Betoyes en 1981 jusqu’à 1998, l’ELN va contrôler de façon hégémonique le département. Les FARC, elles, apparaissent au début des années 1990. Police, armée et paramilitaires – Masetos, puis Bloc Vencedores de Arauca – font régner la terreur et se livrent à leurs habituels massacres. En janvier 2003, sous la présidence d’Ávaro Uribe, 60 membres des Forces spéciales américaines arrivent pour former les unités de la 18e Brigade, installée en plein cœur de la ville d’Arauca. Il s’agit de protéger l’oléoduc Caño Limón-Coveñas.

Dans le cadre de « négociations de paix » avec le gouvernement d’Uribe, plus de 8 000 paramilitaires (sur un total de 10 000 à 20 000, selon les estimations) se démobilisent entre 2003 et 2005. En Arauca, les FARC s’attachent à reconquérir les territoires que ceux-ci ont abandonnés le long de la frontière vénézuélienne. Le Front 10 prend de l’importance, avec ses milices populaires, son Parti communiste clandestin (PC3). « Les gens, ici, aiment réclamer leurs droits de façon organisée, nous explique, à Arauca, l’un de nos interlocuteurs. Ils se lient avec les “orgas”. Il y en avait une avec plus de 500 femmes, il y avait des comités dans les “veredas”, il y avait l’Association des paysans d’Arauca [ACA]…  »

En raison de cette croissance de masse, les « elenos » (militants ou combattants de l’ELN) commencent à penser qu’ils perdent de l’influence et qu’ils vont être débordés. Les relations se tendent entre les deux organisations insurgées. « Et le conflit, cruel, naît de malentendus entre certains leaders… » Il a surtout comme détonateur l’assassinat de « Che », chef vétéran des FARC, par « La Neca », un commandant intermédiaire de l’ELN en mars 2006.

Cette fois, c’est la guerre. Les affrontements armés vont durer trois ans. La violence et les homicides provoquent la fuite de 15 000 personnes, essentiellement vers le Venezuela. Le secrétariat des FARC envoie une commission dialoguer avec la direction centrale de l’ELN. En décembre 2009, un cessez-le-feu s’appuie sur un accord en quatre points : « Arrêt de la confrontation entre les deux forces ; interdiction de tout type de collaboration avec l’ennemi du peuple ; respect de toute la population non combattante, de ses biens et intérêts et de ses organisations sociales ; usage d’un langage pondéré et respectueux entre les deux organisations. » La trêve dure peu, les combats reprennent. En 2009, les FARC sont prises en tenaille entre deux alliés objectifs, l’ELN et les Forces armées. Il faudra attendre septembre 2010, pour que les deux guérillas annoncent la fin de leur conflit.

« Et cette année, ça recommence », constate « Nelly », à Villa Paz, très alarmée.

Quelque part dans Arauca. Pas d’enregistrement. Pas de prise de notes. Tout en parlant à voix basse, l’homme que nous appellerons Marcelo (nom modifié) jette de réguliers coups d’œil autour de lui. Sa longue vie de militant lui a appris à être prudent. Impliqué dans la vie politique locale, bénéficiaire d’informations de première main, il résume la genèse du nouveau conflit.

Après la démobilisation de 2016, les FARC ont abandonné les territoires qu’elles contrôlaient dans l’Arauca. L’ELN s’est totalement emparée de la zone et, en concurrence avec les paramilitaires et autres bandes délinquantes, a imposé son contrôle et son « impôt révolutionnaire » sur tous les trafics – nourriture, bétail, pétrole, médicaments, armes, drogue, etc. – en provenance ou à destination du Venezuela. Pour la coopter, l’ELN a exercé une forte pression sur la partie du mouvement social considérée proche des « farianos » démobilisés. Sans résultat satisfaisant de son point de vue : adoptant la logique des signataires des Accords, ces militants ou sympathisants privilégient désormais la lutte politique pour faire avancer le processus de paix.

Toutefois, depuis 2016, insatisfaits des négociations et des difficultés dans la mise en œuvre de l’Accord de paix, plusieurs « comandantes » des FARC et environ 2 800 de leurs combattants ont refusé de déposer les armes. Un phénomène somme toute classique à la fin de tout conflit de cette nature et d’une aussi longue durée. Ici, surgissent les fronts 10, 45 et 28 de ces dissidences des FARC. « Ils louent à l’ELN, pour une somme considérable, une partie de l’Arauca, qui leur est accordée en franchise. » Eux aussi approchent l’ancienne base sociale des FARC historiques. Ils ont un grand projet : planter de la coca ! Aux paysans les plus pauvres, ils offrent 10 millions de pesos (2 500 euros) pour qu’ils sèment à nouveau. C’est-à-dire pour qu’ils reprennent pied dans la chaîne du narcotrafic. Depuis 2008 et un congrès de l’Association nationale des paysans usagers des institutions agraires de Colombie (ANUC), cette culture illicite a été volontairement éradiquée par les paysans de l’Arauca. Rendez-vous secrets, tractations, palabres. Plusieurs réunions agitées avec des dirigeants sociaux ne donnent rien : « On refuse de les suivre. On ne veut plus de la coca et, par ailleurs, ils ne nous ont pas convaincus du caractère politique de leur projet. »

De son côté, l’ELN s’oppose également à tout retour de la coca. Représailles ? Peut-être… La « disidencia » (dissidence des FARC), comme on l’appelle, cesse de lui payer sa dîme. Elle va même sans doute plus loin. C’est à elle qu’on attribue, le 30 décembre 2021, l’assassinat José Noel Ortega Fandiño, alias « Cherry », chargé par l’ELN de gérer son « business » en territoire vénézuélien. Deux jours plus tard, l’Arauca s’embrase. Mais ce sont des civils qui tombent. Et la question se pose : qui tue qui et pourquoi ?

A la différence des FARC de l’époque, ces dissidences ne disposent pas d’une structure centralisée et organisée. D’emblée se distinguent parmi elles alias « Iván Mordisco », « Gentil Duarte » (ancien membre de l’équipe de négociation à La Havane) et « Guacho » [19]. Ce dernier sera abattu le 22 décembre 2018 près du village de Llorente, à quelques 10 kilomètres à vol d’oiseau de la frontière équatorienne, pays dans lequel il multipliait les exactions et où il avait fait enlever et assassiner au mois de mars précédent deux journalistes (ainsi que leur conducteur) du quotidien El Comercio. Rien de très « politique » ne caractérisait son action.

Initialement numéro deux de « Gentil Duarte », « Iván Mordisco » est actuellement à la tête des 400 hommes du 1er Front, présents dans les départements de Guaviare, Vaupés et Vichada. Quant à « Gentil Duarte », c’est de lui que dépendent (entre autres) les Fronts 10 (« Martín Villa »), commandé par Arturo Paz, ainsi que les 45 et 28, sous les ordres d’Antonio Medina, qui tous opèrent en Arauca. Des organisations révolutionnaires ?

Entre 2005 et 2010, pendant le conflit fratricide, on soupçonne fortement l’ELN de s’être alliée avec l’armée colombienne pour réduire l’influence territoriale des FARC [20]. Assiste-t-on à présent au même scénario ? « Ce sont eux [l’ELN] qui ont commencé à nous attaquer, accuse « Ferley González », l’un des adjoints d’Arturo Paz, en janvier 2022. Nous nous défendons (...) S’ils veulent vraiment gagner la guerre qu’ils nous livrent, ils devraient venir combattre ceux d’entre nous qui ont les armes, et non pas impliquer les gens au milieu de tout cela. »

Pourquoi pas… L’hypothèse est néanmoins sujette à caution.

Quand le 19 janvier 2022, à Saravena, explose une voiture piégée devant le bâtiment « Héctor Alirio Martínez », siège du mouvement politique, social et populaire Centro Oriente de Colombia [21], plus de cinquante dirigeants et journalistes y sont réunis pour une formation sur le droit international humanitaire. L’explosion blesse légèrement cinq personnes et tue un garde de sécurité. Quelques temps auparavant, Antonio Medina, le chef du Front 45 des FARC dissidentes, a menacé la fondation et diffusé un enregistrement audio dans lequel il désignait les dirigeants sociaux comme les commandants urbains de l’ELN. Après l’attaque, Medina revendiquera l’attentat.

Lors d’une Caravane humanitaire #SOS Arauca, organisée en mars, à un moment où l’on déplore 87 homicides, 57 « disparitions et près de 2 400 victimes de déplacements forcés (dont 52 « farianos » démobilisés) en trois mois, les organisations sociales de Saravena, Arauquita et Arauca dénoncent : « Les soi-disant dissidents des FARC » ne sont rien d’autre que « des groupes mercenaires, dont la fonction est d’attaquer directement la population et de détruire le tissu social, afin de faciliter l’exploitation minière et énergétique et de viser le Venezuela [22] ».

Dès le 10 janvier, le Commandement central de l’ELN (COCE) avait accusé le 10e Front de travailler avec la base militaire d’Arauquita, siège des Forces spéciales de l’infanterie de marine qui, par ailleurs, abrite des conseillers américains de la Brigade d’assistance aux forces de sécurité (SFAB) [23]. L’accusation prend de l’épaisseur quand, quelques jours plus tard, Nelson Sánchez, alias « Maximiliano García », un déserteur du fameux 10e Front, fait des révélations : « Une fois, vingt-six mercenaires sont arrivés et ils ont été reçus par le camarade Jaime Chucula, qui a le contact avec le ministère colombien de la Défense. Le camarade Jaime leur a donné la mission de détruire tout ce qui respire la révolution. Dans ce groupe, il y en avait deux qui étaient comme des “gringos” [Nord Américains] parce qu’on n’arrivait jamais comprendre ce qu’ils racontaient (…) A nous, on disait que le moment viendrait où nous devrions tuer des présidents de Conseils d’action communale en Colombie et des porte-parole de Conseils communaux au Venezuela. Si le travail avait lieu au Venezuela, nous accuserions le gouvernement [vénézuélien], et si c’était en Colombie, nous accuserions l’Armée de libération nationale [24].  »

Fait prisonnier par l’ELN, Miguel Rasguño, un autre « guérillero » du même 10e Front, confirme : tant Arturo Paz qu’Antonio Medina collaborent avec la base militaire d’Arauquita.

On peut bien entendu douter de ces allégations de l’ELN, notoirement en guerre avec les «  disidencias ». L’accusation, toutefois, prend une autre dimension quand elle provient de la « Segunda Marquetalia ».

Entouré d’El Paísa (à gauche) et de Jesús Santrich (keffieh), Iván Márquez annonce la naissance de la Seconde Marquetalia (photo : FARC 2da Marquetalia).


« Segunda Marquetalia »  : cette autre dissidence est apparue en août 2019. Ouvertement menacés par le pouvoir et les sombres manœuvres des Etats-Unis, les anciens commandants des FARC Iván Márquez et Jesús Santrich annoncent par vidéo qu’ils reprennent les armes. Emprisonné pendant un an avant d’être libéré, Santrich s’explique de son retour à la clandestinité : « Ici, il y a des risques, mais, si je meurs, je mourrai en combattant et non pas misérablement criblé de balles, sans arme, dans la sale guerre encouragée par les castes puissantes de Colombie. » D’autres « comandantes » historiques rejoignent le mouvement : « El Paisa » (Hernán Darío Velásquez Saldarriaga), « Romaña » (Henry Castellanos Garzón), Enrique Marulanda (fils de Manuel Marulanda). « Nous aurons un nouveau mode opératoire contre l’Etat, annonce Iván Márquez. Nous ne répondrons qu’à l’offensive. Nous ne voulons pas continuer à nous entretuer entre frères de classe pendant qu’une oligarchie arrogante continue de manipuler notre destin [25] ». Dit autrement, cette résurgence rebelle n’entend attaquer ni les policiers ni les soldats, mais assure ne viser que l’ « oligarchie ». De fait, depuis son apparition, on ne lui a attribué aucune opération à caractère militaire.

En revanche, le 21 janvier 2022, à travers un communiqué titré « A los Araucanos », c’est elle qui confirme les accusations portées contre Arturo Paz et Antonio Medina : « L’armée a créé une nouvelle base militaire avec une présence américaine à Arauquita, dont la mission est de protéger et de soutenir Arturo et les mercenaires qui opèrent en territoire vénézuélien. »

Alors qu’ils négociaient à La Havane, les dirigeants des FARC avaient déjà dénoncé Arturo Paz et signalé qu’il n’appartenait plus à leurs rangs. Guérillero emprisonné, il s’était joint aux paramilitaires également incarcérés pour se démobiliser dans le cadre du processus Justice et paix mis en place par Uribe en 2005. Ce qui explique qu’en 2016, après que les FARC aient informé qu’il travaillait avec le renseignement militaire, Paz a été exclu de la liste des guérilleros concernés par les accords de paix.

Ultime pièce permettant de conforter le tableau : côté vénézuélien de la frontière, le Front 10 « Martín Villa » affronte maintenant… la Force armée nationale bolivarienne (FANB).

La FARC Seconde Marquetalia accuse le 10e Front de la « disidencia » de travailler en étroite coordination avec l’armée, la police et la DEA.


Un fort pourcentage de la population de l’Apure a des origines colombiennes. Ils y travaillent la terre depuis 1949 [26]. Leurs enfants et petits-enfants aussi. Le « río » Arauca ne les sépare pas de leur nation d’origine. La majorité de ces familles ont des membres dans les deux pays. D’autre part, contrairement à ce que martèle la « propagande noire » politico-médiatique, la présidence de Hugo Chávez n’a pas signifié l’arrivée en Apure (et ailleurs au Venezuela) des guérilleros colombiens. Leur présence a des racines bien plus anciennes. Dans l’Apure, elle remonte au premier gouvernement de Rafael Caldera (1969-1974). Lors de son second mandat (1994-1999), le même Caldera avait un ministre des Frontières, Pompeyo Márquez, chargé des relations avec les groupes armés du pays voisin.

De tous temps, en effet, les 2 219 kilomètres de la frontière ont présenté pour ces derniers un grand intérêt. Ils ont utilisé le territoire du Venezuela comme zone de repos, de récréation et d’arrière-garde leur permettant entre autres de soigner les blessés. Par ailleurs, cette présence leur a permis d’exercer un contrôle sur les activités illicites – trafic de drogue, d’armes, contrebande, etc. Une porosité d’autant plus aisée que le contrôle de sa frontière a été abandonné, manifestement à dessein, par l’Etat colombien. A partir de 2002, c’est en raison de la forte pression paramilitaire que la présence de la guérilla a augmenté côté vénézuélien.

Après le bref coup d’Etat du patron des patrons Pedro Carmona contre Chávez en avril 2002, le pouvoir bolivarien a manifesté une certaine tolérance à l’égard de cette présence. Sans le commenter publiquement, de nombreux analystes considéraient l’ELN et les FARC, idéologiquement compatibles avec la révolution bolivarienne, comme une sorte d’arrière-garde, de mur de contention, en cas de nouveau « golpe » et, surtout, d’opérations paramilitaires ou de tentative d’invasion menée par Washington et/ou Bogotá depuis le territoire colombien (menace bien réelle, amplement confirmée depuis). Cet état de fait n’a néanmoins signifié ni aide militaire ni appui financier et n’a pas empêché aussi bien Chávez que son ministre des Affaires étrangères Nicolás Maduro (ainsi que les autorités cubaines, à commencer par Fidel Castro) d’agir vigoureusement pour favoriser le dialogue entre les insurgés et le pouvoir colombien.

La situation change du tout au tout quand, après 2016, apparaissent les « disidencias ». Au-delà des discours convenus, repris de la phraséologie classique des FARC, le caractère « politique » de leur action n’apparaît pas clairement. En revanche, leur implication dans nombre d’activités illicites est parfaitement avérée. A commencer par le narcotrafic, mortel pour Caracas, du fait des accusations qu’il permet. Pire encore si, comme elles semblent en avoir l’intention, ces dissidences introduisent la culture de la coca sur le territoire vénézuélien. Washington n’attend que cela pour dénoncer le « narco-Etat » de Maduro ! Quand, en plus, après avoir transféré en Apure la guerre qu’elle mène en Arauca contre l’ELN, affronté la Seconde Marquetalia (qui opère également des deux côtés de la frontière), la « disidencia » s’en prend à l’armée vénézuélienne, le président Maduro tape du poing sur la table. Et introduit un concept nouveau : les TANCOL (terroristes, armés et narcotrafiquants colombiens).

En Apure, c’est en septembre 2020 que « Ferley González » a été impliqué une première fois dans un affrontement qui a provoqué la mort de quatre militaires vénézuéliens, dans le secteur Tres Esquinas. Le 12 février 2021, la FANB démantèle huit camps, détruit huit sites de stockage de narcotiques, saisit un avion, des uniformes et du matériel de guerre à Pedro Camejo. L’escalade vient de commencer. Le 21 mars suivant, l’armée de l’air vénézuélienne bombarde des camps du 10e Front à La Victoria. En réponse, les Fronts 10 et 28 attaquent à l’explosif un poste de la Garde nationale et un bâtiment de la Corporation électrique nationale (Corpoelec) qui, comme son nom l’indique, fournit l’électricité dans la région. Suivent d’intenses combats. Avril et mai se soldent par seize morts dans les rangs de la FANB, 57 blessés, huit militaires séquestrés (ultérieurement libérés après un passage par l’Arauca) et 6 000 personnes obligées de se réfugier momentanément dans la ville d’Arauquita (encore des « réfugiés vénézuéliens » !). Pour le plus grand plaisir de l’opposition vénézuélienne pro-Juan Guaido, que le moindre revers de la FANB ravit, c’est désormais d’une guerre ouverte qu’il s’agit.

Sur son compte Twitter, Diosdado Cabello, le vice-président du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV) réagit : « Ce groupe, qui appartenait aux FARC, marche désormais sur les traces du para-militarisme de son pays. Il s’est impliqué dans le narcotrafic, favorise la contrebande et sert les intérêts de l’oligarchie colombienne inféodée à Washington pour attaquer le Venezuela. On me dit depuis Bogotá : “Depuis qu’il a refusé de se plier à l’accord de paix, le groupe s’est agrandi avec des individus issus de bandes criminelles de toute la Colombie”. Je ne doute pas qu’il reçoive maintenant le soutien d’agences des Etats-Unis, car ces dernières années, il est devenu une sorte de franchise. »
« C’est une organisation de narco-guérilla, il faut démystifier les faits, elle n’est pas engagée dans une lutte idéologique ou politique »,
confirme sur le terrain, dans l’Apure, Hugo Nieves, membre de la coordination nationale du Courant révolutionnaire Bolivar et Zamora (CRBZ), une organisation impliquée dans l’action politique, sociale et communautaire, depuis plus de trois décennies [27].
Organisme colombien indépendant reconnu pour son sérieux et non catalogué « castrochaviste », Indepaz enfonce le clou. Son rapport de janvier 2022 – « La violence en Arauca est bien plus que des chocs entre des groupes armés » [28] – affirme que l’Etat colombien mène des opérations secrètes avec le soutien du Commandement Sud des Etats-Unis et des agences de renseignement, lesquelles stimulent les affrontements entre groupes armés à la frontière pour gagner des positions dans la stratégie géopolitique régionale et contre le gouvernement de Maduro.

Ce cauchemar chaotique où circulent en tous sens armes et combattants a décapité de ses leaders la Seconde Marquetalia. Le premier à tomber, le 27 mai 2021, a été Jesús Santrich, vraisemblablement dans la Serranía de Perijá. « El Paísa », serait mort le 5 décembre suivant, dans une embuscade tendue par le Front 10. « Romaña » serait tombé deux jours plus tard, dans les mêmes conditions. Sur tous ces événements, sans doute survenus côté vénézuélien de la frontière, il convient de placer une valise de conditionnels. Plus de rumeurs que de certitudes circulent sur la participation – qu’on n’écarte absolument pas ici – de mercenaires, ou de bandes qui se vendent au plus offrant, ou de militaires étatsuniens des SFAB, ou de mystérieux commandos, dans ces éliminations…
On n’en sait pas beaucoup plus sur la mort, le 4 mai 2022, à Casigua del Cubo, dans le Zulia (Venezuela), où il se serait réfugié après avoir été blessé en Colombie, du chef le plus puissant des « disidencias », « Gentil Duarte » – sans doute désormais remplacé par « Iván Mordisco ».
S’agissant de la Seconde Marquetalia, cette succession d’élimination de cadres de tout premier rang jette en tout cas une ombre sur la dénonciation récurrente de la protection qui leur serait offerte par le gouvernement bolivarien.
Les autorités vénézuéliennes prennent désormais la menace des TANCOL très au sérieux. Après l’Opération bouclier bolivarien déployée en 2021, quatre fronts ont été ouverts contre eux, ces derniers mois, avec les opérations « Vuelvan Caras » (Apure, Barinas, Cojedes et Guárico), « Cacique Murachi » (Táchira), « Relámpago del Catatumbo » (Zulia) et « Cacique Manaure » (Falcón). Trois mille cinq cents hommes de la FANB et de la Milice bolivarienne se trouvent actuellement sur la zone frontalière où ils multiplient les destructions de campements, laboratoires de fabrication de drogue (23 en Apure), pistes d’atterrissage clandestines, et tentent de neutraliser les mines anti personnelles que cette base avancée de Bogotá et Washington sème pour se protéger en territoire bolivarien.

Tweet de l’armée vénézuélienne commentant l’ « Opération Bouclier Bolivarien 2022 » contre les TANCOL.

Nouvelle étape, plus déroutante, sur cette frontière incendiée par la restructuration (ou la décomposition) de la guerre… Le 24 avril 2022, le général vénézuélien Johan Hernández Lárez, chef de la Zone d’opération de défense intégrale 43 de Miranda, franchit un pas : évoquant les TANCOL, il cite pour la première fois… l’ELN.
Devenu chef de cette Armée de libération nationale depuis le retrait, en mai 2021, de Nicolás Rodríguez Bautista, dit « Gabino », pour raisons de santé, Antonio García est plus un « militaire » qu’un « politique ». Affirmant son caractère révolutionnaire, la guérilla mène régulièrement des actions armées contre les agents de l’Etat. C’est après un attentat contre l’Ecole de police de Bogotá, au cours duquel 22 cadets furent tués en janvier 2019, que le président Duque a rompu les négociations – qui se déroulaient en l’absence de tout cessez-le-feu – entamées par son prédécesseur Juan Manuel Santos à Cuba [29]. En janvier 2022, la guérilla a revendiqué l’attentat contre la police anti-émeutes (ESMAD) qui a fait quinze blessés à Cali. Elle cible régulièrement des objectifs militaires et, le moins qu’on puisse dire est qu’elle se fait remarquer dans le registre classique d’une opposition armée. Le 6 juin, elle a ainsi enlevé deux militaires, dans le centre de Puerto Jordán, en Arauca.

Pour autant, tout ne va pas pour le mieux au sein de l’ELN. Du fait d’un mode d’organisation plus décentralisé que celui des ex-FARC, chacun de ses fronts a son porte-parole, tout se discute, tout est sujet à débats. Anciens d’une lutte armée très idéologique, les dirigeants les plus « politiques » sont coincés à La Havane depuis la rupture des négociations. Chaque front se retrouve livré à lui même. Le 24 juin 2021, de Cuba, est arrivé un communiqué : « Pour des raisons d’ordre politico-diplomatique et de clarté devant l’opinion nationale et internationale, ainsi que devant les pays garants, il est réaffirmé que les plans militaires et les orientations de toutes les opérations militaires seront sous la responsabilité du collectif du commandement central [le COCE], qui se trouve dans le pays, et de l’état-major national [également en Colombie]  ; en ce sens, les commandants et les membres de la délégation de dialogue à Cuba se dégagent de toute responsabilité. » Preuve s’il en était besoin qu’une profonde crise interne secoue l’organisation. Sur le terrain, des fronts maintiennent intacts les idéaux révolutionnaires et le mode opératoire de l’organisation ; d’autres rejettent le principe d’un quelconque dialogue et, de fait, remettent en cause l’autorité de la direction présente à Cuba ; d’autres enfin rompent avec une politique respectée au long des années de non participation au négoce du narcotrafic. D’où, l’accusation entendue dans le Magdalena Medio, en milieu paysan progressiste : « L’ELN vit une crise qui affecte la population civile. »
A cheval sur l’Arauca et l’Apure, le Front de Guerre Oriental a pour commandant en chef Gustavo Aníbal Giraldo Quinchía, alias « Pablito », un « dur » (hostile à la négociation) qui a intégré le COCE en 2015.

Au niveau tactique, la guerre irrégulière requiert la mobilité des combattants et ce qu’on appellera leur évanescence. Pour eux, la notion de frontière n’existe pas. Ce que revendique hautement le « comandante » Antonio García : « L’ELN se déplace sur tout le territoire, mais avec la particularité que nous sommes illégaux, aussi bien dans le pays que dans d’autres pays, et que nous nous déplaçons en tenant compte de cette réalité ; c’est une question qui est parfois oubliée, nous n’avons pas et ne pouvons pas demander la permission à qui que ce soit, parce que personne ne va nous donner cette permission (…) que ce soit le Brésil, l’Equateur, le Pérou, le Panama ou le Venezuela. Ils ne vont pas nous donner la permission et nous ne la demandons pas [30]. »
Immense étendue d’herbe traversée de ríos et ponctué de galeries forestières, l’Apure est devenu un vaste champ d’opération. Depuis ce bastion principal, « Pablito » étend son emprise vers les Etats vénézuéliens du Táchira et d’Amazonas. L’ELN entend s’y déplacer comme un poisson dans l’eau. Sauf que l’eau, parfois, n’apprécie pas cette tentative d’hégémonie, fût-elle l’œuvre des « frères » colombiens.

Là encore, rien de nouveau sous le soleil. Le 20 septembre 2011, les fronts paysans Ezequiel Zamora et Simón Bolivar, le Mouvement populaire ouvrier et la Commune socialiste Simón Bolivar, toutes organisations radicalement chavistes, menaient déjà une manifestation, avec en revendication principale la sortie du Venezuela des groupes armés colombiens. « Nous sommes conscients qu’il est difficile pour le camp révolutionnaire national et latino-américain de comprendre la nature et les causes de ce conflit lamentable entre les révolutionnaires vénézuéliens et une organisation armée colombienne ayant une longue histoire et avec laquelle nous étions autrefois unis par des rêves, des utopies et des sacrifices pour une autre patrie américaine » communiquera en 2013 le Courant révolutionnaire Bolívar et Zamora (CRBZ). Nous avons la raison historique, nous avons la légitimité et le soutien d’un secteur important de la base chaviste qui reconnaît le CRBZ comme son avant-garde politique. Et surtout, nous n’avons pas peur, nous sommes des fils de Bolívar, de Zamora et de Chávez ; le sang de Guaicaipuro [31] coule dans nos veines et peu nous importe de lutter contre l’empire nord-américain ou l’ELN colombien quand il s’agit de défendre la patrie et le peuple, ce qui revient au même [32].  » Fer de lance des organisations communautaires et agraires chavistes, la CRBZ a été, à l’origine, la face visible d’une organisation dite de guérilla née en 1992, les Forces bolivariennes de libération (FBL), devenues ultérieurement Forces patriotiques de libération nationale (FPLN).

Exporté en territoire vénézuélien, le conflit armé entre l’ELN et les dissidences des FARC n’a fait qu’aviver les tensions. En témoigne le communiqué émis par la Cité communale socialiste Simón Bolivar, le 16 janvier dernier. Pur produit de la révolution bolivarienne, cette entité s’étend sur 116 000 hectares et abrite 7 600 personnes, organisées en 42 conseils communaux (regroupés en huit communes), autour de Guasdualito et d’El Nula, dans le « municipio » Páez. Le texte dont il est question dénonçait une énième incursion de l’ELN : « Plus de 50 hommes armés ont pris la ville de La Gabarra, dans le plus pur style d’une armée d’occupation étrangère [...] Nous exigeons que les deux acteurs armés, tant l’ELN que les FARC, portent leur conflit ailleurs qu’au Venezuela, que l’Apure et la Ville communale Simón Bolívar soient un territoire de paix, de souveraineté et de démocratie populaire. » D’après l’Observatoire des droits humains des peuples (20 janvier), « ces agressions sont en partie dues aux menaces que le groupe TANCOL a proférées à l’encontre d’Amparo Leal », principale dirigeante du CRBZ et du PSUV à Páez. Le 14 avril dernier, à nouveau, la Cité communale Simón Bolivar dénoncera que « 80 hommes armés et en uniforme appartenant au groupe Tancol ELN, sous le commandement d’alias “Esteban” et alias “Barba”, ont occupé militairement les communes de Víctor Díaz Ojeda et de Brisas de Caño Amarillo, établissant des barrages et des couvre-feux ». Les « elenos », affirment les plaignants, « ont menacé et intimidé les porte-parole des conseils communaux » et « ont rempli d’anxiété et de peur un territoire de paix et de tranquillité ». Réponse de l’ELN : « Nous sommes venus pour rester ! » Après que la CRBZ ait demandé l’aide du gouvernement de Maduro et de la direction PSUV, la Zone opérationnelle intégrale (ZODI-Apure) a dépêché d’importants renforts militaires à Guasdualito [33].

Retour une dernière fois au Centro Poblado Villa Paz. Tout autour, on le voit, la situation se dégrade. Des menaces pleuvent sur les « camaradas ». Ils ne cachent pas leur inquiétude. Le 30 janvier 2022, l’un des leurs, Juvenal Ballen Gómez, a été assassiné de plusieurs coups de feu à Saravena. Le 18 avril, le dirigeant de l’Association nationale paysanne (Asonalca) John Jairo Esquivel est tombé sous les balles dans la « vereda » Salem (« municipio » de Fortul). Le même jour, le dirigeant communiste et membre de la direction du Conseil d’action communale de Tame, Wilmer Hernández, était enlevé par des inconnus avant qu’on ne retrouve son corps sans vie. A Villa Paz, certains ont commencé à envisager le départ. « Non, muchachos, est intervenu Nelson Quintero, l’un des leaders de l’ECTR, lui même victime d’un attentat en octobre 2021. Où allez-vous courir ? Il faut nous organiser. Si l’on doit partir, il faut le faire d’une manière organisée, pas chacun de son côté, c’est ce que veut le gouvernement : qu’on se sépare, qu’on se mette à cavaler, et que se termine le processus de paix en Arauca. »

Juvenal Ballén Gómez, premier ex-guérillero assassiné en 2022. Le meurtre a eu lieu à Saravena (Arauca), « dans le département le plus militarisé du pays ».

D’aucuns y verront une revanche de l’Histoire. Sans trop faire le parallèle, et avec une certaine ingénuité, les « farianos » vivent dans leur chair, et s’en plaignent amèrement, ce que beaucoup leur ont reproché lorsque, véritables Seigneurs de la guerre, combattants politisés pour lesquels la légitimité résidait dans « la cause », ils imposaient leur loi. « Avant, les gens avaient une peur terrible de nous ! Maintenant que nous sommes passés à la légalité, on est des civils comme les autres, on a peur d’être agressés, on ne sait pas ce qui va se passer », constate Diana Ramos, sourcils froncés. « Oui, c’est dur, renchérit « Nelly », parce que quand on avait des armes, on se sentait protégés. » Comme n’importe quelle femme d’une population soumise à une guerre non désirée, l’ex-guérillera Soleny Torres argumente : « On avait des armes, mais c’était différent. Aujourd’hui, on est dans un processus avec nos familles, nos enfants, et on voit ça d’un autre œil. Ce qu’on veut, en tant que signataires des Accords, c’est que la violence cesse, car notre engagement est la construction de la paix. »

Depuis janvier et le début du bain de sang en Arauca, les habitants de Villa Paz se sont littéralement confinés. Ils évitent de sortir des limites du hameau. « Economiquement, c’est complexe, parce que, à cause du danger, les “compañeros” ne vont plus travailler à l’extérieur. » Quand on les interroge sur les auteurs du carnage, ils restent vagues. « On perçoit la présence du para-militarisme, on n’arrive pas à comprendre ce qu’il y a derrière. Pourquoi assassine-t-on la population ? » Il faut reconstituer, mettre bout à bout les bribes de confidences. Plusieurs des ex-guérilleros ont été menacés par les dissidences, qui ne leur pardonnent pas leur « soumission. Ainsi, le dernier « commandante » du 10e Front d’avant la démobilisation, Alfonso López, a dû quitter l’ETCR et s’installer à Bogotá, laissant à la tête de Villa Paz Nelson Quintero.
De l’autre tranchée, les autorités leur mettent la pression pour qu’ils donnent des informations permettant d’agir contre leurs supposés « amis ». « Les dissidences des FARC, on ne les connaît pas, s’insurge « Nelly ». On est totalement étrangers à ça. Personnellement, je n’ai aucune relation avec eux. Je suis dans le processus de réincorporation, dirigeant la mise en œuvre des Accords… »
Il reste enfin un troisième acteur, que Soleny Torres pointe du doigt. « La confrontation des années 2005 à 2010 entre les FARC et l’ELN a laissé des séquelles qui, d’une façon ou d’une autre, représentent une menace, car nous avons été impliqués dans le conflit. » A cette époque, ce sont en effet certains des habitants présents dans cet ECTR, alors «  guérilleros », qui ont âprement combattu l’ELN. Reste qu’on demeure prudent : « On ne peut pas accuser sans preuves. On ne sait pas. » Seules quelques exceptions bousculent la règle. « Il y a eu des déplacements d’indigènes. Ils ont été menacés. On a assassiné un membre de leur communauté. Ils disent que c’est l’ELN. » Le discret « Marcelo », notre témoin qui souhaite demeurer anonyme, met lui aussi en cause les « elenos ». Une femme, Elsa Rojas de Fernández, les accuse ouvertement, sans mâcher ses mots.

Elle a 82 ans. Elle est d’Arauquita. Elle y a toujours vécu. Elle en a été trois fois la mairesse. Depuis la fondation de l’Union patriotique (UP), ce parti de gauche massacré par les paramilitaires dans les années 1980-1990 (5 733 morts ou « disparus »), elle y a milité. Elle a été élue pour lui au Congrès en 1990-1991. Elle a payé son engagement de deux attentats, l’un monté par la police, l’autre par l’armée, « mais grâce à Dieu, dit-elle, j’ai survécu ». Malgré son âge, elle représente l’UP au niveau départemental. Et, le 26 avril dernier, à Arauquita, son fils « Lucho » a été assassiné.
Détruite, effondrée, elle raconte. « Il avait été menacé le lundi de Pâques. Nous étions dans ma petite « “finca” [34] , à cinq minutes d’Arauquita. Sont arrivés trois hommes armés. Ils ont braqué les enfants, ils nous ont fait allonger au sol et ont demandé “Lucho”. » Lequel n’était pas là. « Ils ont pris ma fille à l’écart et lui ont demandé où se trouvait une caisse que les FARC [la dissidence] auraient enterrée près d’un “rio”, à 200 mètres en face de chez nous. On ne sait rien de ça, on n’a jamais rien vu, ils sont repartis sans information. » Le 26 avril, Elsa Rojas et son fils assistent à un enterrement. « J’ai entendu des tirs nourris. » Son fils est tué à côté d’elle, Elsa Rojas est blessée au pied. Les gardes du corps dont elle dispose – au titre de dirigeante de l’UP – l’évacuent vers l’hôpital. « Personne ne m’a dit qui a assassiné mon fils. Mais je suspecte très fortement l’ELN, et pour cette raison : ils ont leur poste de commandement d’Arauquita face à ma “finca”  ; les “sicarios” qui ont tué mon fils sont repartis vers cet endroit. Des étudiants du SENA les ont également vus s’y diriger. Par-là, n’opère aucun autre groupe armé. Avant, il y avait les FARC, mais l’ELN les a chassés et a pris possession des lieux. »
Encore sous le choc lorsque nous la rencontrons (le 7 mai 2022), la vieille dame trouve la force de s’écrier : « C’est trop compliqué. Ils ont tué beaucoup de leaders, beaucoup de civils. Tous les jours ils tuent une personne. A Saravena, tous les jours ils tuent quelqu’un… »

Elsa Rojas de Fernández, représentante de l’Union patriotique en Arauca.


L’explication globale tient en quelques mots. Il n’y a pas de combats, au sens propre du terme, entre les deux « guérillas ». Les tueurs et les victimes ne portent pas d’uniformes. Depuis le début de l’affrontement, l’ELN s’est livrée à une série d’assassinats sélectifs dans tout le département contre les civils qu’elle accuse, à tort ou à raison, d’être membres ou collaborateurs des « FARC dissidents ». Elle ne s’en cache d’ailleurs pas vraiment. Un de ses communiqués datés avril 2022 précise  : « La base des “ex- FARC” n’est PAS un objectif militaire et nous exhortons ceux qui continuent de croire que les prétendus commandants et unités mercenaires du "Bloc Dixième Front" et leurs alliés sont des révolutionnaires et des défenseurs du peuple, en utilisant des voitures piégées, de se déclarer neutres, afin d’être considérés comme une population non combattante. »
De leur côté, les « disidencias » des FARC ont répondu par des attaques contre les dirigeants communautaires, les entreprises et les organisations sociales qu’ils considèrent comme faisant partie des « structures urbaines » de l’ELN. Quiconque est signalé ou soupçonné d’appartenir à l’une des deux factions se trouve en grand danger. Sont entre autres dans le collimateur (de tout le monde ?) les « farianos » démobilisés, les militants du Parti communiste et de l’Union patriotique. Le paramilitarisme « classique » rajoute sa touche à ce désastreux tableau – comme lorsque Puerto Rondón se réveille avec une épidémie de graffitis et de pamphlets signés AGC en février 2022.

Le pouvoir boit du petit lait. Il profite de la situation pour décapiter l’opposition pacifique. En juillet 2021, alors qu’une explosion sociale phénoménale secouait toute la Colombie, l’armée et la police nationale ont arrêté et incarcéré onze dirigeants sociaux et leaders de l’Association paysanne d’Arauca (ACA ; 3 700 affiliés) accusés de « mobilisation de masse » dans le cadre d’un « réseau d’appui » au 10e Front des FARC dissidentes. Depuis sa naissance en juin 2000, l’ACA a subi trente-six agressions – perquisitions, arrestations groupées, détentions illégales, tortures –, dont dix-neuf menées directement par l’Etat.
Le 16 janvier 2022, le président Iván Duque a tenu un Conseil de sécurité dans l’Arauca. Comme il se doit, il a accusé Caracas de protéger « les groupes criminels qui attaquent à partir du Venezuela ». Lorsque nous l’avons quittée sur son lit de souffrance physique et morale, Elsa Rojas de Fernández a eu un tout autre discours pour décrire la situation : « A Arauquita, il n’y a pas un policier dans les rues. Pas un soldat. L’armée ne patrouille pas. Sinon, il ne pourrait pas y avoir des gens armés partout, en auto et en moto. Nous sommes complètement désemparés. Beaucoup de “compañeros” de l’Union patriotique vivent là-bas. Je suis très préoccupée. »
Alors que la zone est, paraît-il, totalement militarisée, pas de quoi féliciter les conseillers américains de la SFAB – la fameuse Brigade d’assistance aux forces de sécurité – présents dans la base d’Arauquita.

Le 8 avril 2022, en entamant une procédure judiciaire, les signataires de paix de Villa Paz ont dénoncé « être au milieu de la violence et sans protection ». Le 26 août 2021, en effet, le poste de contrôle que maintenait l’armée à l’entrée de l’ECTR a été supprimé. « On n’a jamais demandé ça, s’insurge « Nelly ». On est menacés. Ils prétendent qu’eux aussi sont menacés et que l’Etat ne va pas investir dans une installation fortifiée. » Les quelques « escoltas » (gardes armés) autorisés aux ex-« guérilleros » par les Accords ne disposent que d’armes de poing, insuffisantes pour assurer la sécurité en cas d’incursion d’un groupe armé. Plus globalement, lors des accords de paix, les ex-guérilleros ont demandé 1 500 gardes de sécurité. « Vu la situation de guerre, 1 500 ne sont plus suffisants. On a insisté pour que l’UNP [Unité nationale de protection] en augmente le nombre. Elle l’a fait. Mais on nous a mis des types qui ont été agents du DAS [police politique dissoute en octobre 2011 parce qu’infiltrée par les paramilitaires], et de la police rurale, ou des policiers à la retraite. On s’est battus contre eux ! On ne se sent pas en sécurité. »
Des quatre véhicules en possession de Villa Paz pour mener ses actions politiques et ses activités liées à la réincorporation, deux ont été volés en août 2021. Des deux nouvelles camionnettes envoyées début octobre par l’UNP, l’une a été incendiée (le 4) par des individus armés dans la zone rurale d’Arauquita, l’autre a été volée (le 29), dans le «  municipio » Saravena, par un groupe armé non identifié. La pression devient telle que 61 signataires des Accords et 23 membres de leurs familles réclament une « assistance humanitaire » pour abandonner Villa Paz.

Pourtant, au-delà des aspects parfois démoralisants de la situation dans laquelle ils se trouvent, les ex-FARC considèrent le verre plus qu’à moitié plein. « Nous soutenons que le processus de paix n’a pas échoué, affirme Pastor Alape. Sa puissance transformatrice a provoqué une mobilisation émotionnelle. Il faut voir l’évolution dans le cadre des rapports de force. Pour la première fois dans le pays, les gens sont sortis massivement et, en 2019, ont pris les rues. De la même manière, lors des élections passées [législatives et sénatoriales de mars 2022], des candidats alternatifs ont été élus. » Dans le même ordre d’idée, la sénatrice Sandra Ramírez confiait récemment à la Agencia Regional de Noticias  : « Avec le silence des armes, les gens ont commencé à entendre le bruit de tonnerre de la corruption et de la crise économique. Les guérilleros étaient accusés de tout. S’il y avait une crise économique, c’était la faute de la guérilla des FARC, s’il y avait des violations des droits, c’était la faute de la guérilla fariana. Tout ce qui allait mal dans le pays était de la faute de la guérilla. Mais il s’avère que les guérilleros des FARC ont fait taire leurs fusils et que la situation est encore pire qu’auparavant… » Bref, résume lucidement Alape : « On était un prétexte politique pour empêcher que des forces alternatives puissent se développer. Aujourd’hui, grâce aux Accords, la mobilisation sociale peut croître avec une moindre stigmatisation. »

Comunes lors du défilé du 1er mai à Bogotá.


La signature des Accords en 2016 et la mobilisation de centaines de milliers de villageois, de paysans, d’étudiants, de travailleurs, avec une présence très significative de la jeunesse en 2021, ont finalement porté leurs fruits. Plus de 58 % des Colombiens se sont mobilisés pour aller voter à la présidentielle du 19 juin, une participation exceptionnelle pour ce pays. La victoire de Gustavo Petro (50,49 % des voix) [35], premier président de gauche dans l’histoire de la Colombie, a corroboré la montée en puissance des partisans du changement. Rassemblant Colombie humaine (de Petro), le Pôle démocratique alternatif (PDA ; centre gauche), l’Union patriotique, le Parti communiste (PCC), des formations amérindiennes (le Congrès des peuples) et afro-colombiennes, des mouvements de femmes et autres organisations de la « société civile », le Pacte historique était également appuyé par Comunes, mais en mode discret. « Nous sommes porteurs d’une charge négative dont nous n’avons pas encore réussi à nous débarrasser et qui génère des résistances, y compris au sein des forces alternatives avec le programme desquelles nous nous identifions sur de nombreux points », déclarait avant le scrutin la sénatrice Sandra Ramírez [36]. » D’où, prise avec d’autres dirigeants du Pacte historique, la décision de ne pas monter en première ligne pour appuyer son candidat. « Cela a été une décision mutuelle. Nous avons analysé que c’était mieux comme ça. » Mais, ajoutait Ramírez, « nous continuons à travailler sur le territoire, nous parlons aux gens, nous essayons de les motiver sur l’importance et la nécessité du changement qui, aujourd’hui, porte le prénom et le nom de Gustavo Petro. »

Exactement la formule qu’a employé celui-ci en introduction de son premier discours, prononcé le soir de la victoire depuis le Movistar Arena de Bogotá : « Je m’appelle Gustavo Petro et je suis votre Président ! »
Les défis sont immenses pour le nouveau chef de l’Etat. Baptisée « Paix dans la légalité », la politique conçue par le gouvernement Duque avait fondamentalement deux objectifs : premièrement, réduire les accords de paix à un désarmement et à un semblant de réincorporation des ex-guérilleros  ; deuxièmement, simuler la mise en œuvre de ces Accords face à la communauté internationale. Sans la brutale défaite électorale imposée à son camp, l’« uribiste » aurait sans doute pu considérer l’opération réussie. Du point de vue du sens commun, le bilan est évidemment désastreux. Dans un pays où cinquante années de confrontation armée ont profondément enraciné la « culture de guerre », devenue pour certains un « mode de vie », n’offrir aucun projet de vie à des cohortes d’individus, anciens combattants ou non, pousse immanquablement nombre d’entre eux dans les bras des groupes armés. Le refus de négocier avec la branche politique de l’ELN a participé au pourrissement du conflit. Sachant que le sort réservé aux Accords signés par les FARC a été peu à même de pousser qui que ce soit – recrues de base des « disidencias » comprises – à envisager de déposer les armes ! La parole de l’Etat n’a été jusqu’à présent qu’un chiffon de papier.

Dans son programme, Petro a clairement annoncé une mise en œuvre effective des Accords de La Havane. Un retour aux fondamentaux capital tant pour la réinsertion des exguérilleros des FARC que pour l’ensemble de la paysannerie, directement concernée par les points 1 (« Réforme rurale intégrale ») et 4 (« Programme national intégral de substitution des cultures illicites » [PNIS]), seuls à même d’offrir des alternatives à la culture de la coca – et donc, en conséquence, au développement du narcotrafic.
Comme elle l’avait fait à l’occasion des législatives et sénatoriales de mars 2022, l’ELN « politique » a décrété un cessez-le-feu unilatéral pour permettre la tenue du premier tour de la présidentielle du 29 mai. Sans en faire officiellement l’annonce, les insurgés n’ont pas plus perturbé le second tour du 19 juin. En annonçant leur mesure, ils ont précisé : « L’ELN, est disposée à reprendre les pourparlers avec le gouvernement du président élu lors des prochaines élections ; pour œuvrer à la paix, nous devons parler sans détour de l’existence d’un conflit armé de nature politique qui dure depuis plus de sept décennies. »
Pour les analystes proches du Pacte historique, une gestion « politique » des autres organisations ou factions d’organisations armées ayant un minimum de plateforme elle aussi « politique » devrait avoir statut de priorité. Depuis sa naissance, la Seconde Marquetalia n’a-t-elle pas réitéré sa volonté de négocier avec un gouvernement de « convergence nationale » ?
S’agissant des groupes narco-paramilitaires, quelle que soit leur appellation, la fin des connivences criminelles avec un Etat gangrené et certains secteurs des corps de sécurité devra s’imposer. Quant à la frontière, la reprise des relations diplomatiques avec le Venezuela, également annoncée par Petro, qui a déjà pris des contacts avec Caracas, et un minimum de coopération, permettraient pour le moins de commencer à limiter le chaos (sachant que 70 % du trafic de cocaïne passe par la côte Pacifique et ne concerne en rien le Venezuela).

On l’admettra, beaucoup de vœux pieux ponctuent cette énumération. L’enthousiasme devant une victoire effectivement historique ne peut occulter un certain nombre de déplaisantes réalités. Vaincus électoralement pour la première fois de leur histoire, les secteurs de la classe dominante qui se sont toujours nourris de la violence ne resteront pas les bras croisés. Pour l’heure, le paramilitarisme est intact. Dominé par la droite, le Congrès ne fera rien pour faciliter la tâche du chef de l’Etat. Les médias aboieront quand on leur en donnera l’ordre – c’est-à-dire en permanence – contre l’« ex-guérillero Petro ». Washington et le Commandement sud de l’armée des Etats-Unis n’ont pas forcément l’intention de laisser se normaliser la situation sur la frontière du Venezuela ni de voir remodeler la « guerre à la drogue », qui leur permet une totale ingérence dans ce pays géopolitiquement capital pour eux. Quant aux groupes armés vivant de l’économie illégale, ils ne renonceront pas à la violence et au « business » sans résister.
Que ce soit dans le Magdalena Medio, en Arauca ou à Bogotá, de la bouche de paysans, de militants ou d’ex-guérilleros, nous l’avons entendu dix fois : « Si Petro gagne, préparons-nous au pire. L’extrême droite va se déchainer, il y aura du sang. » Mais les mêmes, partout, affirmaient : « On vit tous avec l’espoir que ça change grâce au Pacte historique et à Petro. » Ou encore, dans le « campo »  : « Même si on gagne avec Petro, les choses ne vont pas devenir faciles, mais on aura un outil pour nous accompagner, défendre les accords de paix et même agir depuis le Congrès, puisque nous y aurons des amis… »
La voie est donc étroite, et parsemée d’obstacles, mais elle existe. La paix n’est pas la signature d’un acte, c’est un long processus. Les ex-guérilleros des FARC y jouent leur partition. S’agissant de Comunes, bien malin qui peut prévoir ce que sera son futur, en tant que parti politique. « Nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir et nous devons faire beaucoup de pédagogie, admet Sandra Ramírez. Nous avons besoin que les gens nous identifient à ce que nous sommes aujourd’hui et non à la guerre (…) C’est un processus qui prendra logiquement un certain temps. »
En attendant, sur le chemin de « la paix avec justice sociale », jamais la Colombie n’avait fait un tel pas en avant.

Omaira Fuentes, alias « Nelly », membre de la direction départementale de Comunes, guérillera de 1985 à 2016.



Photo d’ouverture : Soleny Torres, Centro Poblado Villa Paz.

Photos : Maurice Lemoine




[1 « Arepa »  : galette de maïs traditionnelle, qui remplace le pain. « Empanada »  : beignet fourré aux légumes et à la viande.

[2En octobre 2020, Oxy a revendu à Carlyle Group ses actifs de Caño Limón afin de se concentrer sur ses activités « off shore » et de « fracking » (fracturation hydraulique, désastreuse pour l’environnement), toujours en Colombie.

[5De son vrai nom Pedro Antonio Marín – alias « Tirofijo » (« Tire juste ») – Manuel Marulanda Vélez a pris le maquis à la tête d’une guérilla libérale pendant la période appelée « La Violencia » (plus de 200 000 morts entre 1948 et le début des années 1960). En 1964, il échappe avec 48 paysans des milices d’autodéfense paysanne à une violente offensive de l’armée dans la région de Marquetalia et fonde deux ans plus tard, avec des membres du Parti communiste, les Forces armées révolutionnaires de Colombie, dont il devient le chef. Marulanda est décédé le 26 mars 2008 de mort naturelle, à 78 ans.

[6 Municipio »  : municipalité, parfois très étendue en milieu rural. « Vereda »  : subdivision rurale du « municipio », comprenant parfois un centre micro-urbain (entre 50 et 1 000 habitants) établi le long d’une voie de communication secondaire.

[7Marcelino Trujillo Bustos, alias « Martín Villa », mort en 2016 à l’âge de 83 ans.

[8De son vrai nom Luis Alberto Morantes Jaime, Jacobo Arenas, membre du comité exécutif du Parti communiste de Colombie, fut un membre fondateur des FARC. Aux côtés de Manuel Marulanda, il organisa le programme d’éducation des premiers combattants et élabora la ligne politico-militaire de l’organisation, Il est mort le 10 août 1990.

[9Che Guevara, La guerre de guérilla, Flammarion, Paris, 2010.

[10Membres (aujourd’hui ex-membres) des FARC.

[14Lire « La Colombie sous la coupe des “criminels de paix” », 11 juillet 2019 – https://www.medelu.org/La-Colombie-sous-la-coupe-des-criminels-de-paix

[15Les armes et munitions des FARC ont été initialement regroupées dans des conteneurs situés dans 26 camps de démobilisation, de désarmement et de réintégration (DDR), avant d’être remises à l’ONU et fondues.

[18Ivan Madero, représentant la Corporation régionale pour la défense des droits humains (Credho). Voir « Colombie, c’est maintenant ou jamais », 22 mai 2022 – https://www.medelu.org/En-Colombie-c-est-maintenant-ou-jamais

[19De leurs vrais noms : Néstor Gregorio Vera Fernández, alias « Iván Mordisco » ; Miguel Botache Santillana, alias « Gentil Duarte » ; Wálter Arizala, alias « Guacho ».

[20Ariel Fernando Ávila, La frontera caliente entre Colombia y Venezuela, Corporación Nuevo Arco Iris, Bogotá, 2012.

[21Y travaillent des organisations telles que Amar, Asojer, Asonalca, la Garde interethnique, Trochando sin Fronteras, la Fondation Joel Sierra, etc…

[26C’est à cette époque qu’a débuté en Colombie la terrible période baptisée « La Violencia » (200 000 morts entre 1948 et 1960), à l’origine de la résistance paysanne à travers la guérilla.

[29Au mépris des engagements pris en début de négociations, Duque a exigé que La Havane livre les dix commandants de la délégation de l’ELN restée depuis dans l’île, ce que les autorités cubaines ont bien entendu refusé.

[31Cacique des indigènes Teques et Caracas, Guaicaipuro a dirigé la résistance à la pénétration espagnole durant la décennie 1560.

[33Sept « comuneros » appartenant à la Cité communale Simón Bolivar – dont des dirigeants et militants de premier rang, membres de la CRBZ et des structures du PSUV de Páez – ont été détenus le 18 juin 2022 par la Direction générale du contre-renseignement militaire (DGCIM). Malgré l’intervention et les demandes d’explication des députés PSUV Orlando Zambrano et Melitza Orellana, on ignore à l’heure de terminer cet article les raisons de cette détention.

[34Petite propriété rurale.

[35Candidat de la droite, Rodolfo Hernández a recueilli 47,26 % des suffrages.



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